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Pourquoi abandonne-t-on la culture de la canne à sucre?

17 février 2022, 16:30

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Pourquoi abandonne-t-on la culture de la canne à sucre?

Tous les prétextes sont bons depuis 2000 et même avant pour justifier la conversion de terres sous culture de canne : fin du protocole sucre, baisse des prix sur le marché international, hausse du coût de production, etc. Pourtant, le sucre rapporte toujours et est le secteur qui procure le plus de devises nettes au pays.

La Sugar Efficiency Act a été amendée en 2001 pour faciliter la conversion des terres sous culture de canne vers l’immobilier notamment. Depuis, de 73 057 hectares, la surface sous culture de canne à sucre est passée à moins de 43 000 en 2020. Et de 5,1 millions de tonnes de canne récoltées en 2000, on est passé à 2,6 millions de tonnes en 2020. Le sucre exporté en 2000 nous rapportait Rs 6,5 milliards (à valeur de 2000 !) mais seulement Rs 3,8 milliards en 2020.

Le sucre conserve ses marchés et en a même grignoté de nouveaux. Il rapporte le plus de valeur ajoutée. Le prix actuel sur le marché mondial du sucre raffiné est de USD 500, soit Rs 21 500 la tonne, et la Banque mondiale ne prévoit pas de grands changements de prix dans les dix années à venir. Un dirigeant d’usine nous confirme : la production de sucre, mélasse, etc., rapporte, comme, tout secteur primaire, beaucoup plus en devises que les autres secteurs comme le textile, qui nécessite l’importation de matières premières et même de main-d’œuvre.

Le problème, c’est que les propriétaires de champs de canne estiment que le terrain constitue encore plus de valeur que la canne. Pour eux, et pas nécessairement pour le pays! Encouragés par le gouvernement, ils cèdent aux chants des sirènes de la spéculation. Même le gouvernement convertit les terres lui appartenant à travers Landscope, qui vient de se lancer dans le business immobilier en convertissant 25 arpents à Côte-d’Or, où pourtant la canne pousse bien et n’a pratiquement pas besoin d’irrigation.

Projets immobiliers et autres… 

Et la Land Bank ? Selon un haut cadre de Landscope, le projet est en bonne voie quoiqu’il y ait une réticence de la part de planteurs de «profiter» de ces terres. «Ils ne sont pas intéressés par la canne. Même les planteurs de légumes considèrent que la location de Rs 5 000 par arpent annuellement, c’est trop cher payé.» «Faux», s’écrie quelqu’un qui est au courant du dossier. «Ces terrains sont accordés aux agents et parfois pour d’autres projets.»

La canne est-elle profitable ? Un haut cadre de la Mauritius Cane Industry Authority (MCIA) nous rappelle le discours d’André Bonieux, l’ancien Chief Executive Officer (CEO) d’Alteo, en 2021, lorsqu’il disait que le sucre va bien. Il confirme ces propos. «Le sucre se vendait à Rs 8 700 la tonne en 2018, alors qu’il se vend maintenant à Rs 16 000 la tonne. Et je ne vous parle pas des revenus issus de la bagasse et de la mélasse.»

Mais qui abandonne le plus les terrains sous culture de canne ? Du côté des corporates, on se défend. «Nous n’avons ‘sacrifié’ que les terres marginales pour l’immobilier et cela ne représente qu’une infime partie des terres sous canne.» À la MCIA, on n’est pas de cet avis. «Il est vrai que les petits planteurs abandonnent la culture de la canne, leurs enfants n’étant pas toujours intéressés par cette activité. Mais les corporates et propriétaires moyens ont eux aussi abandonné. Il ne faut pas oublier les smart cities, les IRS, les golfs, etc., qui bouffent des centaines d’arpents. Il y a aussi les VRS, les terres que l’on donne aux employés.»

Qui dit vrai ? Nous avons pu nous procurer les chiffres. En 2001, les corporates avaient 46 697 hectares de canne, les non-corporates 30 616. En 2021, les corporates n’avaient que 30 946 hectares et les non-corporates 12 960. Soit une baisse de 15 751 et 17 656 respectivement. Les deux secteurs ont donc bien abandonné la canne.

Kreepalloo Sunghoon, président de l’Association des petits planteurs, avance : «C’est au gouvernement de motiver le secteur qui rapporte le plus au pays en termes de devises et d’emplois. Les opérateurs, eux, ne sont intéressés qu’à leur gain immédiat. Et si les corporates abandonnent leurs terrains, c’est pour d’autres projets rentables alors que ce n’est pas le cas pour les petits planteurs.» Il nous rappelle que le déficit du secteur de Rs 1,4 milliard en 2019 est subventionné désormais par le gouvernement à hauteur d’un milliard, après que le paiement pour la ba- gasse, financé par le CEB, y a été inclus. «À l’heure actuelle, le déficit se situe autour de Rs 400 millions par an. Cependant, l’augmentation du prix de vente du sucre sur le marché international et le paiement pour la bagasse n’ont pas eu d’impact sur les revenus des planteurs.»

Superficie requise pour la culture

Le rapport de la Banque mondiale (BM) propose des «mesures» vagues et parfois contra- dictoires mais à mettre en pratique le plus vite possible. Or, le ministre de l’Agro-industrie, Maneesh Gobin, a lui-même pris plus de 14 mois pour rendre public le rapport soumis en décembre 2020 par cette institution internationale. C’est dire le sérieux et la promptitude du gouvernement ! Justement, Nando Bodha, ancien détenteur de ce portefeuille, demande qu’un ministre dédié à plein temps à l’agriculture reprenne le dossier de Maneesh Gobin. Et les planteurs de canne et de légumes qui n’ont de cesse de se plaindre de la lenteur du ministre de l’Agro-industrie.

Pour réduire les coûts, alors que la BM ne donne pas vraiment de pistes, Nando Bodha, de l’entente de l’Espoir, propose de rassembler les petits planteurs (au nombre de 8 000, représentant 20% de la production locale) pour bénéficier des économies d’échelle, notamment en mécanisant les travaux dans les champs. Surtout à un moment où la main-d’œuvre se fait rare. Pour lui, urbaniste de formation, il est essentiel de déterminer la superficie requise pour la culture de la canne et d’interdire toute conversion de ces champs vu l’importance de ce secteur.

Justement, quelle est-elle ? «La terre est une richesse rare pour notre petit pays,dit-il. Et le sucre, dans lequel nous avons plus de trois siècles d’expérience, une valeur sûre à l’exportation. Il faudra dessiner une Dedicated Sugar Cane Map, disons pour la production exclusive de 400 000 tonnes de sucre par an. En France, tout aménagement du territoire est régi par le Code d’urbanisme. Toutes les régions sont sujettes à un Schéma Directeur d’Améagement Urbain qui donne sa vocation à chaque parcelle: vocation agricole, vocation industrielle, zone de services etc. Ainsi, on n’a pas le droit de toucher aux vignobles ou aux champs de betteraves.» Les autres terres doivent être réservées pour d’autres cultures pour assurer la sécurité alimentaire, ajoute-t-il, alors que le gouvernement actuel ne semble pas avoir appris les leçons de la fermeture des frontières de 2020 et 2021. «Et les terres et endroits non cultivables pourraient être urbanisés.»

Pour rappel, l’architecte Jean-François Koenig appelait à utiliser les «grey lands» pour les constructions vu le manque de terres.

Protéger nos terres et nos lagons

Nando Bodha nous rappelle aussi l’importance de la canne dans la production d’énergie, surtout avec le «phasing out» du charbon polluant et importé. «Il s’agit aussi de l’importance pour notre environnement de la culture de la canne qui protège contre l’érosion et la pollution de nos lagons.» Dans son rapport, la BM en parle superficiellement, tout comme elle fait référence à l’importance d’un paysage planté de canne pour le tourisme. Mais sans plus.

Une des rares solutions tout aussi vagues proposées par la BM concerne la réduction des frais à l’exportation. Ces frais s’élèvent à 17 % de la production de sucre. Selon Devesh Dukhira, CEO du Mauritius Sugar Syndicate, c’est le fret qui pèse lourd dans les coûts des exportations. «Le fret maritime est en hausse depuis 2020, surtout à cause du Covid. Une des compagnies principales de transport maritime a augmenté le fret de plus de 100% le mois dernier!»nous dit-il.«Aucune aide n’est reçue du gouvernement au niveau du fret, qui reste une négociation commerciale, bien que le gouvernement accorde son soutien pour réduire d’autres coûts dans la Supply Chain, notamment sur les frais de la Cargo Handling Corporation. On prévoit même une baisse sur le coût de stockage avec l’investissement dans un entrepôt moderne à Jin Fei.»

Devesh Dukhira s’inquiète lui aussi de la baisse de la surface sous culture de canne. «Si les trois usines n’ont pas un minimum de canne à broyer, l’industrie deviendra moins profitable.» Pour le CEO du Mauritius Sugar Syndicate, il existe une demande croissante pour les sucres spéciaux, de même que pour le sucre blanc spécialisé, tel que le sucre extra fin ou le «bottlers’ grade», dans certains marchés niches. «Il serait dommage de ne pas en profiter.»