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«Polico Crapo»: quand la police se met à la censure…

25 juin 2022, 14:00

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«Polico Crapo»: quand la police se met à la censure…

Jeudi, Ivander Jummun, chanteur d’Armada 666, groupe à l’origine de Polico Crapo, a été convoqué par la Major Crime Investigation Team. Il était accompagné de ses hommes de loi, Mᵉˢ Adrien Duval et Alexandre Le Blanc. Il lui est reproché d’avoir chanté le tube à un mariage et comme les paroles ont été jugées «dégradantes», la police a agi. Ce n’est pas la première fois que cette chanson froisse les forces de l’ordre… 

▪ Une loi non-raisonnable 
Ivander Jummun a été arrêté la semaine dernière et jeudi, il était aux Casernes centrales pour les besoins de l’enquête. Selon un policier, la vidéo de sa prestation au mariage a été mise sur Facebook et les commentaires ont porté préjudice à l’image de la police, d’où la charge de Breach of ICTA retenue contre lui. Mais c’est un autre son de cloche du côté d’Adrien Duval. «La police a utilisé des interprétations de la définition du dictionnaire kreol pour juger que la chanson est dégradante. (…) Mo kliyan pe revandik so drwa a la liberte dexpresion. Li enn fos kase.» Alexandre Le Blanc, lui, rappelle que dans le jugement de Vinod Seegum vs l’État, les juges ont statué qu’annoyance est un terme trop vague. Ils sont même allés jusqu’à dire que ce terme est synonyme de making a little angry mais qu’il est improbable qu’une personne puisse considérer cela comme un délit criminel. 

Concernant cette loi, Percy Yip Tong, artiste et producteur, fait ressortir qu’à l’étranger, il y a des caricatures de chefs de gouvernement bien pires que celles qui existent chez nous, mais les artistes ne sont pas arrêtés pour autant. «Cette loi est trop arbitraire. De toute façon, ce n’est pas à la police de juger. Ce sera à une cour de décider si la loi a été enfreinte ou pas», ajoutant dans la foulée que même là, cela dépendra du point de vue du magistrat. 

▪ Chansons engagées donc interdites ? 
«Dans cette affaire, il faut aussi comprendre qu’il y a la licence artistique», précise Alexandre Le Blanc. C’est ce point précis qui fait monter les artistes au créneau. Est-ce que les figures de la chanson engagée auraient pu s’exprimer aujourd’hui ? Ou bien, interdirait-on I shot the Sheriff ou encore les chansons de rap contre la police ? «Be mwa, seki mo’nn sante-la, ti bizin donn mwa kout bal», s’exclame Nitish Joganah, chanteur engagé. «Dans ce cas, est-ce qu’on va interdire les films où on voit les acteurs tuer des policiers ou des magistrats ?», ironise-t-il. Il n’y a pas de doute, pour lui, que la police n’a strictement rien à faire avec les paroles d’une chanson et il exprime sa solidarité envers Ivander Jummun. 

Percy Yip Tong, lui, se demande où se situe le seuil de la liberté d’expression. «Ce n’est pas un appel au viol, ni une incitation à la violence. La chanson parle de faits de société qui sont connus de tous. Est-ce que les journaux qui parlent de ces problèmes, ou les radios qui jouent la chanson, seront fermés aussi ?» lance-t-il. Il y a des chansons sur la corruption, la drogue, la violence policière depuis la nuit des temps, rappelle-t-il. 

▪ Montée en puissance 
La chanson Polico Crapo a accumulé presque deux millions de vues toutes plateformes confondues. Elle a commencé à gagner en popularité lorsque le chanteur Raquel Jolicoeur a été arrêté il y a quelques semaines. La popularité a encore grandi lorsque Zaid Kodabaccoss, un marchand de glace, a affirmé qu’il a été arrêté parce qu’il écoutait cette chanson. Tous s’accordent à dire que finalement, c’est la police qui a rendu cette chanson aussi populaire et que cette nouvelle arrestation va encore faire grimper le nombre de vues et d’écoute. «Si la chanson était un slow, elle n’aurait pas eu un tel impact. C’est humainement compréhensible que sa popularité puisse agacer certains policiers, surtout que Polico Crapo parle d’une minorité d’entre eux», dit Percy Yip Tong. Mais, encore une fois, souligne-t-il, cette perception subjective ne justifie en rien une arrestation. L’artiste revient aussi sur le pouvoir de la musique. Lorsqu’une chanson est jouée, elle est entendue. Mais lorsqu’elle passe en boucle, l’audience s’imprègne du message. Malgré la popularité subite du morceau, l’artiste et députée Sandra Mayotte, sollicitée, affirme qu’elle ne l’a pas écouté et ne peut donc pas se prononcer dessus. «J’ai entendu parler du titre, mais je ne l’ai pas écouté. Je n’ai pas suivi l’arrestation non plus», nous a-t-elle déclaré.

▪ «Apel zot Mauritius Polico Crapo Force ?» 
Mais, plus basiquement, il n’y a pas de raison à ce que la police censure un texte. Tout d’abord, explique Jasmine Toulouse, un artiste a le droit de chanter et si n’importe qui sent que «ros-la pe tom dan so zardin», il y a toujours un recours légal. Puis, la police ne peut s’ingérer dans les paroles d’une chanson qui n’enfreint aucune loi car elle ne finance rien. «Les textes sont validés par le ministère de la Culture lorsque les artistes demandent un financement. Mais là, puisque personne n’a rien demandé, de quel droit la police estime-t-elle qu’elle a le droit de censurer une chanson ?» demande la chanteuse. 

Pour elle, cette arrestation, qui suit celle d’un marchand de glaces qui écoutait Polico Crapo, est dans la même mouvance d’intimidation et d’oppression qui bafoue amplement la liberté d’expression et la liberté artistique. «Encore une fois, c’est une façon de tout contrôler.» De plus, Jasmine Toulouse avance que dans le titre des officiers des forces de l’ordre, il n’y a ni «polico» ni «crapo», donc pas de raisons pour qu’ils s’offusquent… 

Bruno Raya rejoint Jasmine Toulouse sur le concept de liberté d’expression et affirme aussi que la démocratie a été bafouée. «Seki mo kone, apel zot Mauritius Police Force, pas Mauritius Polico Crapo Force. Be kan ou pe pran sa pou ou, vedir ou pe aksepte», lâche l’artiste. Tikenzo, chanteur, abonde dans le même sens en rappelant que le terme «polico» est utilisé dans les chansons depuis 1999 ; du coup, il trouve bizarre que ce soit plus de 20 ans après que la police juge ce mot comme étant «dégradant». «De toute façon, le mot polico peut aussi vouloir dire plusieurs autres choses. Où se situe l’offense exactement ?» 

Il rappelle qu’OSB, parmi tant d’autres, ont déjà chanté sur la police et autres faits de société et que tant que tout est vrai, sans diffamation, il ne devrait pas y avoir ce genre de problèmes. «À l’époque, comme aujourd’hui, il y avait un commissaire. Il a dû écouter la chanson et définir qu’il n’y avait pas de diffamation. Mo’nn ekout Polico Crapo, ek pena difamasion ladan» dit-il sans détour.

Il réitère que son combat a toujours été pour la liberté. Les artistes, estime Bruno Raya, sont libres de dire ce qu’ils pensent sur les problèmes qui les entourent. D’ailleurs, annonce-t-il, OSB sort bientôt une chanson qui aborde la brutalité policière. «La police se ridiculise. En ce moment, il y a un dégoût de la part du public, et au lieu de trouver une solution pour regagner la confiance, ils continuent à agir n’importe comment», se désole l’artiste.