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L’ancien chef juge Eddy Balancy: «La politisation du judiciaire, si elle devait un jour survenir, ne serait pas pour demain»
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L’ancien chef juge Eddy Balancy: «La politisation du judiciaire, si elle devait un jour survenir, ne serait pas pour demain»
Dans l’interview qui suit, l’ancien chef juge Eddy Balancy assure que le judiciaire est et restera indépendant «envers et contre tout» loin de la politisation car «toute brebis galeuse au sein du judiciaire a été repérée et a été forcée à quitter le troupeau».
Devrions-nous craindre une éventuelle politisation du judiciaire ?
Non, je ne crois pas. Le judiciaire est une des rares institutions à continuer, envers et contre tout, à garder sa tête haute et à jouir du respect du peuple. Cela est dû, en grande partie, à mon avis, à une tradition de droiture et d’indépendance que le judiciaire a su maintenir et qui constitue sa fierté. Toute brebis galeuse au sein du judiciaire a été repérée et a été forcée à quitter le troupeau. Cette tradition a rendu tabou tout écart allant dans le sens d’un penchant politique mettant en danger l’indépendance du judiciaire de la chose politique et des politiciens. La Judicial and Legal Service Commission a été, au cours de l’histoire, un véritable chien de garde ne tolérant aucun flirt d’un judicial officer avec un groupe ou un parti politique.
Je demeure donc convaincu que la politisation du judiciaire, si elle devait un jour survenir, ne serait – heureusement – pas pour demain.
Comment mesure-t-on l’indépendance du judiciaire ?
Pour répondre à cette question, nous devons d’abord définir le terme «indépendance du judiciaire». Le principe d’indépendance de la justice vise à garantir la possibilité de prendre des décisions à l’abri de toute instruction ou pression. Ni le législateur, ni le gouvernement ne doit pouvoir empiéter sur les fonctions des juges.
Pour mesurer l’indépendance du judiciaire d’un pays, nous dirigeons notre radar – pour employer un mot bien à la mode en ce moment – vers certains indicateurs, certains signes extérieurs d’un cadre propice à l’indépendance du judiciaire. Il y a tout d’abord la Constitution du pays. À Maurice, notamment, nous avons une Constitution qui protège farouchement l’indépendance du judiciaire en rendant sacrosainte la séparation des pouvoirs selon la formule consacrée par Montesquieu, c.-à-d. que les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires sont séparés et qu’aucun de ces pouvoirs ne peut empiéter sur le terrain de l’autre.
Bien sûr, une Constitution ne garantit aucun droit sans un judiciaire qui agit en chien de garde pour faire respecter les droits et valeurs constitutionnels. L’indépendance du judiciaire se mesure donc aussi par la personnalité de ses juges, leur cran, leur droiture et leur incorruptibilité. Ces juges doivent être aussi à même de défendre le territoire du judiciaire contre toute tentative d’empiètement par le Parlement ou l’exécutif. Dans Mahboob v Government of Mauritius (1982 SCJ 159, MR 135), la Cour suprême (Maurice Rault CJ et Victor Glover J), sous la plume du chef juge de cette instance, défendit farouchement son indépendance en statuant que le législatif – c.-à-d. le Parlement – ne pouvait passer une loi dont le seul but était de rendre sans effet un jugement de la Cour suprême : «No one doubts that Parliament may pass laws with a retroactive effect – although the results of such legislation are often deplorable. But what the Constitution does not permit Parliament to do is to use a legal fiction as a Time Machine enabling it to travel back into the past in order to upset stable juridical situations which it finds existing in the present (…) If Government itself, by usurping a judicial function to which it has no right, undermines the rule of law, it destroys the very foundation upon which it is built.»
Un autre indicateur de l’indépendance du judiciaire dans un pays est l’existence de la démocratie non seulement sur le papier mais aussi en pratique. Plus un pays respecte les valeurs démocratiques, notamment la séparation des pouvoirs et le respect des droits de l’homme, plus est grande la probabilité que les juges se sentent libres de toute influence et de toute pression et seront donc plus à même d’agir en indépendance.
Un autre indicateur de l’indépendance judiciaire dans un pays est l’indépendance financière du juge ou magistrat. Ainsi, dans un pays où les juges et magistrats sont bien payés, la tentation de flirter avec ou d’accepter les avances du gouvernement – pour emprunter l’imagerie de la séduction dans le domaine de l’amour – sera minime, alors qu’un juge ou magistrat au salaire insuffisant est plus vulnérable à la tentation d’obtenir des faveurs sur le plan financier. À Maurice, il fut un temps où les salaires des juges et des magistrats étaient vraiment bas mais heureusement, la situation s’est bien améliorée avec les rapports successifs du Pay Research Bureau. N’empêche que le gouvernement a encore des moyens de «brandir la carotte» aux juges et magistrats en contrôlant «la bourse» pour ainsi dire, comme lorsqu’il s’agit de permettre à un juge ou magistrat d’obtenir des avantages financiers conséquents en plus de ses salaires en partant en mission ou en étant nommé président d’une commission d’enquête. Les juges farouchement indépendants peuvent être écartés lorsqu’il s’agit de nommer le président d’une commission d’enquête, par exemple, qui rapporte au juge ainsi nommé une petite fortune. Ici, l’indépendance du judiciaire se mesure par le nombre de tels juges qui démontrent de la résilience et une farouche défense de leur indépendance.
Un autre indicateur très important de l’indépendance du judiciaire d’un pays est le degré de protection du juge sous la Constitution. À Maurice, heureusement, cette protection existe de manière satisfaisante.
Pourquoi le jugement dans l’affaire Deelchand fait-il jurisprudence ?
Il fut un temps à Maurice où la liberté conditionnelle (release on bail) était accordée ou refusée sur des critères absolument illogiques, la législation sur la question étant inappropriée et incapable d’assurer des décisions (rulings) empreintes de justice. Puis, vers la fin du XXe siècle, il y eut des amendements aux lois relatives au bail.
C’est ainsi que la Bail Act 1999 fut promulguée en vue de «rationalise» cette législation. Mais les mauvaises habitudes sont coriaces et les juges et magistrats qui ont adopté et perpétué ces mauvaises habitudes sont souvent réfractaires au changement.
C’est ainsi que, malgré les changements apportés à la Bail Act, certains juges de la Cour suprême s’obstinèrent à vivre dans le passé en donnant des interprétations «tirées par les cheveux» pour ainsi dire aux provisions de notre Bail Act «as amended».
En l’an 2000, un bench de la Cour suprême, composé des juges K. P. Matadeen et moimême, rendit un jugement qui devait «rationalise the Law of Bail». C’était le jugement de Maloupe (Maloupe v District Magistrate of Grand Port 2000 SC.J 223). La Cour suprême analysa le libellé de la section 4(i) de la Bail Act 1999 et déclara, pour la première fois dans l’histoire de la jurisprudence mauricienne sur la liberté conditionnelle, quel était le raisonnement à la base de la liberté conditionnelle : une formulation qui a été par la suite citée moult et moult fois dans les jugements sur des demandes de liberté conditionnelle.
Cette formulation historique fut la suivante : «The rationale of the law of bail at pre-trial stage is, accordingly, that a person should normally be released on bail if the imposition of the conditions reduces the risks referred to above – i.e risk of absconding, risk to the administration of justice, risk to society – to such an extent that they become negligible having regard to the weight which the presumption of innocence should carry in the balance. When the imposition of the above conditions is considered to be unlikely to make any of the above risks negligible, then bail is to be refused.»
Ce pronouncement s’inséra dans la lignée du jugement Noordally v A.G and D.P.P. où la Cour suprême avait reconnu pour la première fois qu’il y avait dans le droit mauricien «a right to bail», un droit constitutionnel et fondamental à la liberté conditionnelle aussi appelée la liberté sous caution.
Le chef juge à l’époque où le jugement Maloupe fut rendu refusa de reconnaître la validité de ce jugement et soutint que Maloupe était un jugement erroné. Les magistrats, conscients de cela, se sentaient dans une situation embarrassante : Maloupe était cité avec insistance par les avocats des suspects dans les «applications for bail» :
Mais comment appliquer Maloupe sans déplaire au chef juge ?
Le juge Balancy eut l’occasion en 2005, dans l’affaire Deelchand [2005 SCJ 15] de consolider la jurisprudence Maloupe en élaborant, dans un jugement d’environ une cinquantaine de pages, sur la loi de bail telle que formulée dans Maloupe et en citant la récente jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui était semblable à la jurisprudence introduite à Maurice dans Maloupe.
Au paragraphe 4.14 le juge Balancy écrivit : «It is interesting to note that the jurisprudence of the European Court of Human Rights reflects a similar approach to that adopted in Maloupe…»
S’ensuivit une pléiade de références à de nombreux jugements de la Cour européenne des droits de l’Homme sur la question et une explication détaillée de chaque aspect de la formulation initiée dans Maloupe.
Une parenthèse doit être ouverte pour expliquer pourquoi, bien que la cour dans l’affaire Deelchand fût composée de deux juges (E. Balancy et P. Balgobin), toute la jurisprudence introduite par Deelchand fut en somme celle du juge Balancy. En effet, la juge Balgobin refusa de signer le jugement écrit par le juge Balancy et écrivit un jugement séparé où elle déclara simplement qu’elle était d’accord avec la décision finale du juge Balancy quant au sort du suspect Deelchand, indiquant ainsi de manière tacite qu’elle n’était pas prête à s’embarquer dans la locomotive du changement révolutionnaire initié dans Maloupe et poursuivit dans l’ébauche de mon jugement dans Deelchand.
Dans Rangasamy v D.P.P. & anor (2005 SCJ 249) où le jugement fut rendu le 7 novembre 2005, un full bench de la Cour suprême, présidé par A. Pillay, le chef juge alors en fonction, déclara que Deelchand avait été mal décidé et ne représentait pas la loi mauricienne sur la liberté conditionnelle. Mais Rangasamy fut désavoué par le Conseil privé (le Judicial Committee) dans Hurnam [2005 2 UKPC 49], un jugement en date du 15 décembre 2005, où les Law Lords déclarèrent que Deelchand était un «careful judgement» qui représentait la loi mauricienne relative à la liberté conditionnelle (bail) et qui était «consistent with the jurisprudence of the European Court on Human Rights».
Voilà pourquoi le jugement Balancy dans l’affaire Deelchand a fait jurisprudence.
«N’empêche que le gouvernement a encore des moyens de ‘brandir la carotte’ aux juges et magistrats en contrôlant ‘la bourse’ pour ainsi dire...»
Dans une déclaration à «Radio Plus», vous évoquez l’incompétence ou la peur de certains magistrats par rapport aux remises en liberté provisoire ?
Effectivement. Le Judicial Committee, en approuvant Maloupe et Deelchand, a bien fait comprendre que, suivant une demande de liberté conditionnelle par un suspect suite à son arrestation par la police, «bail is the rule and refusal of bail the exception». En effet, en vertu du droit à la liberté de la présomption d’innocence consacré dans notre Constitution, le rôle du magistrat (de la Bail and Remand Court, d’une cour de district ou de la cour intermédiaire) suite à une demande de «bail» est de voir s’il y a vraiment une raison valable de détenir le suspect nonobstant son droit à la liberté et la présomption d’innocence. Le raisonnement de la loi sur la liberté provisoire a été clairement expliqué dans le jugement Maloupe dans le passage suivant qui est régulièrement cité dans les «rulings» relatifs aux demandes de liberté conditionnelle : «The wording of section 4(i) of the Bail Act 1999 makes it clear that release on bail at pre-trial stage is the release upon you conditions designed to ensure that the suspect appears for his trial, if he is eventually prosecuted;
- in case he happens to be the author of the offence of which he is suspected, does no further harm to society whilst being at large; and
- does not interfere with the course of justice should he be so minded.
The rationale of the law of bail at pre-trial stage is, accordingly, that a person should normally be released on bail if the imposition of the conditions reduces the risks referred to above – the risk of absconding, risk to the administration of justice, risk to society – to such an extent that they become negligible having regard to the weight which the presumption of innocence should carry in the balance. When the imposition of the above conditions is considered to be unlikely to make any of the above risks negligible, then bail is to be refused.
There is yet one further consideration which our courts have been prepared to weigh in the balance: if the evidence is, by its nature, unreliable, the presumption of innocence should weigh more heavily in the balance in favour of the applicant’s release on bail.»
Il est regrettable – et c’est quelque chose qui m’attriste profondément – que trop de magistrats, après avoir cité, dans leurs rulings, le passage de Maloupe ci-dessus et aussi des passages de Deelchand et Hurnam n’appliquent pas les principes qui y sont contenus. En effet, «after paying lip service to the principles laid down in these leading cases», ces magistrats se contentent de dire qu’ils ont fait l’exercice préconisé dans ces jugements et considèrent que la nécessité de perpétuer la détention du suspect pèse plus lourdement dans la balance que son droit à la liberté.
Les «bail rulings» à Maurice ne contiennent pour la plupart aucun examen sérieux des différentes conditions qui peuvent être imposées en vue de minimiser le ou les risques invoqués par la police et la probable efficacité ou non efficacité de chacune de ces conditions.
Dans une intervention au Judicial Seminar on Human Rights and the conduct of a fair trial à La Plantation Hotel, Balaclava, vers la fin de juin 2008, j’eus l’occasion de dire ce qui suit : «Although the authority of the Judicial Committee of the Privy Council has made magistrates generally more confident in releasing deserving applicants on bail even when they are suspected of having committed very serious offences, the influence of uninformed public opinion is still a hurdle on the way of the respect for the liberty of the subject and the presumption of innocence. This explains the persisting reluctance of the police and of the D.P.P’s office to consent to bail in cases where public opinion systematically disapproves the grant of bail: notably, cases of drug peddling and sexual offences with against children.»
Comme déclaré par la Cour suprême dans Islam v The Senior Magistrate, Grand Port District Court (2006)SCJ 282 au paragraphe 37 : «Pre-trial bail is not a form of punishment to any individual. It is a form of partial and temporary restriction of his liberty with a view to disabling him against antisocial behavior.»
Je pense qu’il y a une urgence à organiser des «practical training courses on the tackling of bail applications» pour tous les officiers du judiciaire concernés par des demandes de liberté conditionnelle. J’ai déjà contacté les «relevant authorities» à ce sujet.
«Je pense qu’il y a une urgence à organiser des ‘practical training courses on the tackling of bail applications’ pour tous les officiers du judiciaire concernés par des demandes de liberté.»
Comment vous sentez-vous dans votre rôle de consultant aux côtés des avocats de la défense ?
Jusqu’à l’heure je me suis senti tout à fait à l’aise dans ce rôle, les avocats concernés ayant toujours un grand respect pour moi et ayant toujours «welcomed my guidance» sur des questions où mon expertise et mon expérience sont reconnues. Toutefois, je conçois qu’il est possible que la venue d’un consultant ne soit pas appréciée par les avocats dont les services ont été retenus pour s’occuper de l’affaire.
Revenons aux fuites alléguées des vidéos intimes. Selon l’article 1384 du Code civil, la faute du commissaire de police pourrait être établie…
Tout à fait. Et j’irai même plus loin en disant ce qui suit : considérant que, d’après les faits qui semblent incontestables,
1) les vidéos se trouvaient uniquement sur le portable de Mlle Moheeputh (qu’elles aient été «not deleted» ou «deleted but retrieved»)
2) le portable de Mlle Moheeputh a été «at all material times» sous la garde de la police ; et
3) les vidéos ont fuité et ont été visionnées par de nombreuses personnes, il est difficile de concevoir une défense sérieuse de la part du commissaire de police ou de l’État dans une réclamation de dommages-intérêts en Cour suprême sous l’article 1384 du Code civil. Et les dommages ordonnés par la cour ne pourraient être que conséquents.
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