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3, rue Brown-Séquard… ou retour sur les lieux des crimes

27 avril 2023, 10:00

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3, rue Brown-Séquard… ou retour sur les lieux des crimes

Des marches. Qu’on se revoit toujours en train de monter, jamais de descendre. Un escalier, dont la brillance et l’odeur de cire, les jours de lustrage, restent collées à nos rétines et nos narines. Retour à la rue Brown-Séquard. Vingt ans après le «Grand Déménagement» pour Riche-Terre. En ce jeudi d’avril 2023, les souvenirs de Suresh Moorlah, Lindsay Prosper et Marie-Annick Savripène, les plus anciens journalistes de «l’express», remontent par paliers… Une vie dédiée à un journal, pour un pays.

Premier étage de la mémoire : «Là, il y avait Jeanine», la réceptionniste des premiers jours, une encyclopédie, un annuaire, à elle seule. Deuxième étage. La salle de rédaction. Malgré ses partitions venues par la suite, ses trous dans le faux plafond, comme un damier vu d’au-dessous, la porte de son escalier de secours apparue telle une ouverture sur un monde perdu dans le vortex de ces 20 ans dont on ne sait qui les a vécus en ces lieux précieux, elle commence à vibrer de présences. «Je m’asseyais ici, là-bas, il y avait Alain Barbé, Lindsay était là, à côté de moi, Shyama…» Les yeux rieurs de Marie-Annick s’allument comme ceux d’un enfant devant une boîte à musique. Celle des téléphones qui sonnent, des touches de clavier qui claquent, des collègues qui s’interpellent, les cendriers sur le bureau… «Tout le monde fumait avant»… Ou presque, pas Lindsay et quelques autres. Des places changeantes en fonction de l’évolution de la rédaction. Des difficultés, parfois, de retrouver ses marques : «En haut, c’était la doc, et le sport ; au bas l’administration, enfin, je crois. Là Yvan Martial, là-bas Jean Claude de l’Estrac, ici Renaud Marie…» La salle de torture… pardon, de briefing, a changé plusieurs fois de place. Suresh est un peu perdu avec les aménagements successifs. Le mess est minuscule, un dé à coudre par rapport à l’immense cantine qui accueille tous les employés de La Sentinelle à Riche-Terre. Mais, en point de repère, la vue des fenêtres: la montagne des Signaux et l’église de l’Immaculée Conception. Immuables.

Lindsay, Marie-Annick, MAS pour les intimes, collègues et amis, et Suresh sont les plus anciens qui travaillent encore à l’express. 32, 35 et 39 ans de service respectivement. Chacun se souvient de la date exacte d’entrée : 15 mai pour Marie-Annick, 1er août pour Suresh, 18 juillet pour Lindsay… En âge, 59 ans, Marie-Annick fait figure de jeunette par rapport aux deux autres, mais pas en longévité professionnelle ! Suresh, du haut de ses 70 ans, et Lindsay, 68 ans, sont de la génération qui devrait couler ses vieux jours avec une pension de vieillesse bien méritée du gros vivier électoral, ti lipié lor gro lipié. Mais non ! Ils continuent à travailler. Leurs pieds sont ancrés dans l’encre du papier. Leur rotative n’arrive pas à s’arrêter de tourner. Même si, côté réseaux sociaux, ils sont un peu largués. Mais ce ne sont pas les posts qui font le poste de journaliste…

Pour Lindsay, l’express est sa femme et son église (il n’a pas fait vœu de chasteté !). Il n’économise pas ses éloges. Suresh, spécialisé dans le judiciaire, «cour» toujours. Marie-Annick, qui est passée par tous les étages de la presse, faits divers, hard news, société, secrétariat de rédaction… s’est toujours dit qu’elle mourrait à l’express. «Même si, avec le Work from Home, ce sera chez moi…»

Off record

Leurs souvenirs non plus ne sont pas partis à la retraite. Pour Suresh, le meilleur est le jour où il a été confirmé. Au bout de deux mois, Yvan Martial lui a tapé sur l’épaule et lui a lancé : «Félicitations, tu es confirmé, tu seras augmenté.»«Je suis allé à la grotte à côté, pour remercier…» Le pire ? «Il n’y en a pas…»«Ah si, un jour j’avais fait un papier, de l’Estrac m’a dit, ‘c’est nul, tu n’as rien compris. Va voir un avocat’.» Il est allé voir l’avocat, qui lui a dit que l’article était bon. Il a représenté le même papier au rédacteur en chef qui lui a dit : «Ah tu vois, maintenant tu as compris.»«J’étais juste arrivé en retard à la comparution…»

Suresh a travaillé sous cinq rédacteurs en chef : Yvan Martial, Patrick Michel, Jean Claude de l’Estrac, Raj Meetarbhan et Nad Sivaramen. Appelé à dire lequel il a préféré, il se montre diplomate : «Chacun a son style…» Yvan Martial était «gentil, abordable, humain, toujours prêt à aider…» Mais maintenant, avec le travail en ligne, cela a changé du point de vue humain. On ne raconte plus sa vie, ses problèmes, a fortiori, si on n’est même pas sur WhatsApp…

Marie-Annick a elle aussi comme meilleur souvenir son embauche à l’express. Une première rencontre avec feu Edgar Adolphe Sr., en l’absence du rédacteur en chef, qui lui a dit «pas besoin de laisser votre CV et vos diplômes, personne ne va les lire», la glace à en faire pâlir d’envie Vona Corona. Deux semaines plus tard, elle remonte les escaliers, le cœur dans les sandales (qu’elle porte toujours, mais pas celles de l’époque) pour rencontrer Yvan Martial, qui y a jeté un coup d’œil – elle était diplômée en journalisme, avait travaillé pour le magazine Le Nouveau Virginie – et lui a confirmé : «Vous commencez tout de suite.» «J’ai quitté un emploi à Rs 8 000 pour l’express avec un salaire de Rs 2 000, parce que c’était ce que je voulais

Âmes sensibles

Elle aussi salue le côté humain d’Yvan Martial, qui l’a laissé prendre un mois de congé pour accompagner sa mère agonisant d’un cancer, et l’a en plus payée. Son pire souvenir, elle ne tient guère à l’évoquer, «Ce ne serait pas politiquement correct». L’off record marche aussi pour les journalistes… Maisc’était il y a longtemps, alors qu’elle avait refusé une forme de rébellion syndicale et qu’elle s’était retrouvée avec des collègues montés contre elle. Seuls quatre journalistes lui parlaient et elle n’avait pas voix au chapitre… Elle est restée, «l’Autre» pas.

Lindsay, tellement volubile par écrit, est étrangement le plus silencieux des trois. Il donne parfois l’impression à ses collègues de vivre dans un autre espacetemps. Aujourd’hui, spécialisé dans le secteur économique, bien concret, c’est paradoxalement le plus spirituel, très abstrait. Son parcours peut l’expliquer. «Je suis arrivé à l’express par pur hasard.» Il travaillait comme Personnel Manager dans une entreprise de la zone franche, où il s’imaginait faire carrière. L’arrivée d’un nouveau directeur, raciste, qui lui avait lancé, «Par où t’es passé pour aller au Saint-Esprit toi ?» avait tout bouleversé. Il avait vaguement travaillé au Cernéen, mais le journalisme, ce n’était pas sa vision. Au début, Yvan Martial lui a demandé de venir pour corriger des textes. Puis les semaines passent, les mois aussi… «Il m’a dit de rester.» «On ne peut combattre les circonstances de la vie. Je détestais écrire.»

 Les marches du pénitencier… Celui qui vous enferme à vie avec le journalisme…

Maintenant, il faut le refréner pour qu’il cesse d’écrire, le journal étant limité en espace et donc en nombre de mots ! «L’express est l’endroit où j’ai retrouvé ce que j’avais cru avoir perdu. En haut de ces marches, quelqu’un m’a donné un livre, un jour. J’ai découvert le sens de la vie.» Lindsay nous montre ce livre, sans rien en couverture, que le beige du papier, nuancé, tant de fois par des doigts feuilleté et maculé. Mais plein de notes sur la page 3. On y lit en titre Les âmes perdues… Il nous le montre, lit un passage, mais ne nous le tend pas. Comme si, telle une femme pudique qui découvre ses chevilles pour enjamber la flaque de l’existence, c’était déjà un énorme pan de voile qu’il levait.

Déchirement

Le grand saut pour ces trois confrères a été le départ de la rue Brown-Séquard pour Riche-Terre. Étrangement, aucun des responsables de ce déménagement n’en parle dans le livre hommage des 60 ans. Se rappeler la date exacte a été difficile (les journalistes aiment les mots mais pas les chiffres, les millions et les milliards en savent quelque chose…). Vers fin 2002. Cela s’est fait graduellement. Pourtant… cela a été un déchirement. Oui les bureaux allaient être plus modernes, plus grands… mais on perdait une position névralgique. «Je suis triste de voir que les bureaux de PortLouis sont presque à l’abandon, alors que c’était la référence. Il y avait du passage, c’était mouvementé», s’attriste MAS.

Lindsay présente pour la première fois son livre, celui qui a changé sa vie parce qu’il se trouvait à «l’express» à ce moment-là.

Cordon sans fil

Ce déménagement s’est fait la mort dans l’âme. «Nous étions près de tout, de la cour, du Parlement, des conférences de presse au centre Marie Reine de la Paix», renchérit Suresh. «Nous avions peur que cela nous coupe du public, des gens», appuie Marie-Annick. «Auparavant, au Parlement, on suivait les night sittings. On revenait au bureau, on tapait notre texte et on repartait.» Maintenant, les journalistes suivent les travaux de l’Assemblée nationale via les images de la chaîne dédiée, du confort de leur maison, avec ce que la MBC ou Parliament TV veulent bien montrer… «Une fois, lors d’une séance qui s’était terminée à 6 heures du matin, Navin Ramgoolam, alors leader de l’opposition, avait dit à sir Anerood Jugnauth : ‘when I’ll come to power, I’ll put you behind the bars’ (comme quoi la vengeance n’est pas propre à un parti…) J’étais revenu à pied, j’avais tapé mon texte et j’étais reparti. Sans téléphone, les nouvelles sortaient…» Eh oui Suresh…

«L’express» occupait au 3, rue Brown-Séquard, Port-Louis, une maison à étage en bois de type colonial.

Ah, ce sacro-saint téléphone devenu smartphone, sans lequel on croit qu’on va rater des nouvelles… «On avait nos postes fixes et on donnait notre numéro de la maison. Puis on se donnait rendez-vous, on se déplaçait, il y avait un contact humain», rappelle MarieAnnick. «Tous les mois, on avait des plans manger boire avec Shyama, Jean Denis, Jocelyn, Ryan, Vinesen, Stephane, Vijayan, Deepa… » La liste de collègues de Suresh est longue, les endroits aussi, «Le Dauguet, tu te rappelles ?»

Oui… Cela vivait, cela pulsait. S’ils avaient dû recommencer, dans les conditions actuelles, le Covid ayant contaminé l’humanité dans tous les sens du terme, redeviendraient-ils journalistes à l’express ? «Oui, sans hésiter, on le referait.» Un cri du «chœur» à en faire pâlir d’envie l’Immaculée. Le journalisme pour ces trois-là, c’est une mission, Marie-Reine de la Paix n’en demande pas moins. «On doit transmettre le message des petites gens. Mais avec le mail, le téléphone, on se coupe du contact humain ; cela perd de son authenticité.» Le cordon entre le lecteur, le citoyen et le journaliste est coupé, le sansfil le remplace.

Pourquoi l’express et pas un autre journal, la fibre est la même, après tout ? «Si je suis là où je suis aujourd’hui, c’est grâce à l’express. J’ai pu acheter une maison, payer les études de mes enfants, acheter une voiture»… reconnaît Suresh (qui n’a pas de permis)… «J’ai découvert une famille, tant et si bien que ma propre famille me reproche d’avoir raté tous les moments importants. Quand on me dit, tu te rappelles ? Ben non, je n’étais jamais là. Nous n’avions pas d’heure pour finir. Mais j’ai tellement gagné en richesse humaine», confie MAS, qui a dû «gérer ses absences aux grands évènements familiaux, dont des funérailles parfois».

Ces morts qui choisissent toujours le dernier moment pour partir, le soir, juste avant de rentrer chez soi… Ces fameux faits divers… MAS les a vécus dans ses tripes. «On touche du doigt la misère, la souffrance des gens.» Pas des opérations de com sur les dernières saisies de drogue avec des accusations provisoires qui perdurent, mais la violence, le quotidien, les failles d’une société, les femmes battues, les enfants maltraités, loin des comptes rendus cliniques de policiers. Toucher du doigt ou du clavier l’âme humaine. La vie et son corollaire, la mort.

Qui dit mort, dit enfer, pour ceux qui y croient. Pour Lindsay, «l’express, c’est l’enfer». «Mais ce que j’y ai découvert est incroyable.» Lindsay, par le journalisme, a décelé «le Mal». Marie-Annick a découvert le Bon : aider et se faire la porte-parole des petites gens. Suresh a repéré le Bien : un moyen de faire avancer sa famille. Pour cela, ils n’ont pas pris l’ascenseur… Ils ont, pas à pas, grimpé l’escalier d’une rue qui porte le même nom qu’un hôpital psychiatrique…