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Dossier │ «Moris fer per»
Comment rationaliser un climat de peur ? Comment le faire transparaître dans les colonnes d’un journal ? Comment faire couler un sentiment intangible dans une encre tangible ? Toutes ces anecdotes, ces paroles échangées, avec des gros patrons du privé comme avec des artistes, des professionnels, des collègues, des voisins… doivent remonter à la surface, «l’express» ne doit plus les taire car elles sont devenues trop nombreuses et récurrentes. Oui, il y a un climat de frayeur dans le pays. Oui, les citoyens craignent de parler. Ce n’est peut-être pas tout le monde, mais quand, autour de vous, personne ne dit qu’il souhaite s’exprimer, qu’on vous incite à la boucler, à ne pas poster ou «liker» une opinion sur Facebook, c’est qu’il y a un problème.
Les journalistes côtoient du monde, depuis des années, et voient le changement. Certains sont même carrément menacés, jusque sur leur lieu de travail, devant leur patron. Ce dossier est un baromètre, qui donne le ton. Vu que les gens sont effrayés, les témoignages sont principalement anonymes. Mais nous sommes les plus à mêmes à faire ce constat, vu que notre travail exige que l’on donne la parole aux Mauriciens. Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile de faire notre métier avec des intervenants «on record» effarouchés. L’exode des compatriotes n’est pas motivé que par l’argent. Pravind Jugnauth a beau dire, comme lundi, que c’est la presse qui fait peur aux citoyens, ceux-là ne nous ont pas attendus pour la ressentir.
Expérience vécue : «Tou dimounn pe koz samem»
Le mardi 20 juin, l’opération montée par l’équipe de la Special Striking Team menant à l’arrestation des frères Bissessur et de Doomila Moheeputh est commentée à travers le pays. Pas nécessairement par ceux qui suivent l’actualité au jour au jour, mais également par des personnes qui parlent rarement de politique. C’est surtout cette opération menée par un «facteur» suivie sur Facebook que les conversations se tournent.
Dans l’après-midi de mardi, mon épouse, ayant obtenu quelques bribes d’informations sur son site de travail, allume la radio dès qu’elle rentre à la maison. Ses oreilles sont scotchées à la radio pour en savoir plus sur ces arrestations. Ses premiers commentaires : « Ena b… là. Sa si zot fer, fos fakter. Gagne drwa fer sa?» nous demande-t-elle.
Passons sur mercredi. Jeudi matin, un ouvrier se pointe chez moi en vue de quelques travaux de peinture. «Bhai … Ena b… dan sa pei-là. Ou an tan ki zournalis ou krwar vré sa?» Notre réponse : «Geté to mem ki to pansé? » Sa lekip Jagai pa fasil ar li. Ou ti ekout émision Top FM, zot finn rod agress zournalis Top FM. Zournalis osi pa sapé ar zot aster. Fer tansion ou.»
Au courant de la journée de vendredi, nous croisons un ami et son épouse à proximité d’un supermarché. «Eh ou pansé Akil Bissessur c… n koum sa. Finn deza aret li e li pe inport ladrog mem? Non do difisil pou krwar sa. Ki konfians dimounn ena dans Jagai ! Lapolis finn al rod bat sa garson dan Top FM la… aster ou pansé di- mounn ena konfians dan zot?»
Dans la soirée de vendredi, j’engage une conversation avec un ami qui travaille avec un ministre. «Ki dimounn pe dir hein?» nous demande-til. Notre réponse : «La plipar dimounn pe dir ki zot inn instal Bissessur.» «An fet se enn zafer ant Jagai e Bissessur sa. Pe anvi met li dan prizon pou li res trankil, sirtou kan linn koz sa pendrive kot ena bann zafer lor Lady Macbeth», dit-il. «Me si Pravind kontigne défann Jagai, li pou b… dan trou ar li.»
Au courant de la journée de samedi, en compagnie de mon épouse, je rends visite à une proche qui est en convalescence à Goodlands. À peine je prends les nouvelles de la patiente, que son époux, un mécanicien, commente l’affaire Akil Bissessur : «Bap fer per aster. Mo travay avek loto, ki koné zot met ladrog ladan.» Notre réponse : «To bizin pa tro koz politik.» «Ou koné tou dimounn ki vinn get mwa, pe koz samem. Zot tou trouv sa zafer fakter la drol. Enn lapolis ki degisé an fak- ter e lor la li paniké kan dir li ki pena senders name. Ou pa pansé fakter là ti bisin retourné?» Notre réponse : «Bissessur pa enn c… li kan mem enn avoka.»
Dans l’après-midi de samedi, à Triolet, nous rencontrons un ami qui fait le va-et-vient entre Maurice et d’autres pays, notamment la Suisse, car il travaille avec des touristes. «Ou koné mo fek retourné depi la Suisse là. Kan ou pou vinn fer enn letour laba? Eou la, ou pé tandé ki pé arivé Moris. Fer per. Fasilma kapav instal ou aster sa. Pa kapave koze aster. Bann zanfan ki pozision? Avoy zot deor do. E si ou pans la Suisse, mo kapav ed ou, sa en pei bon pou viv. Moris pe fer per.»
Lundi matin, je croise une tante âgée de 71 ans, qui habite non loin de chez moi. Après les nouvelles de la famille, la conversation se tourne autour de cette actualité : «Pe aret avoka aster la, ki sanla pou défann nou aster», se demande-t-elle. Grand-mère de quatre petits-enfants, elle laisse entendre que les jeunes n’ont pas grand avenir dans le pays. «Si zot anvi kit péi bizin less zot alé. Pa koné ki sa Pravind la e so Jagai pe fer dan sa pei-la.»
Autocensure : l’humour est-il encore possible ?
Il suffit d’une simple publication en ligne pour que la Special Striking Team débarque chez les internautes, comme en témoigne le cas de Harish Chundunsing. Cette répression sur Internet remonte à avant la création de la SST. En 2020, Rachna Seenauth avait été arrêtée après avoir partagé un post humoristique.
Depuis, les internautes, sensibles au climat de peur, s’autocensurent, même lorsqu’il s’agit de mèmes. Par conséquent, la question se pose : sommes-nous toujours autorisés à publier ce type de caricatures, de la pure ironie, de la fiction, un simple photomontage ? La réponse dans les jours à venir...
Questions à…
Sunil Dowarkasing, ancien stratégiste de Greenpeace : «Je crois que mon téléphone a été mis sur écoute pendant des lustres (…)»
Arvind Bhojun, président de l’Union of Private Secondary Education Employees (UPSEE).: «La presse est encore quelque peu crédible, mais…»
Il y a une sorte de psychose dans le pays, la ressentez-vous ? Si oui, comment ?
SD : La peur politique, ou la peur d’autres perspectives politiques, conduit à l’étouffement de la liberté d’expression et de débat, à la censure de l’information, à la démagogie des causes et à l’exacerbation d’un conservatisme excessif.
Aujourd’hui, le pays est politiquement divisé entre ceux qui soutiennent le régime en place et ceux qui s’y opposent. L’objectivité, la partialité et le bon sens restent avec ceux qui ne sont pas alignés. Je note qu’il y a une psychose mais je dis ce que je pense aussi bien dans le domaine que je maîtrise.
AB : Oui, il y a une situation de peur et d’incertitude, comme si notre paix et notre harmonie étaient en danger. Nous ne sommes pas sûrs que la loi soit respectée et nous ne ressentons plus la sécurité, la justice et la liberté dont nous étions autrefois fiers.
Si vous aviez des choses à dire, choisiriez-vous les réseaux sociaux ou la presse ?
SD : Au cours de la dernière décennie, les réseaux sociaux ont joué un rôle important en augmentant le nombre de personnes accédant à l’information et, d’autre part, en offrant un nouveau niveau d’interactivité et de discussion. Avec les réseaux sociaux, vous pouvez obtenir les commentaires des lecteurs, le contenu généré par les utilisateurs et le partage social, ainsi que lire les dernières nouvelles, en déplacement dans un monde en évolution rapide. Mais à Maurice, une grande partie de la bonne volonté des réseaux sociaux est faussée par nou bann ek zot bann.
Je fais partie de ceux qui pensent que l›imprimé ne mourra jamais vrai- ment car il offre aux lecteurs une expérience complètement différente de celle des réseaux sociaux.
AB : La presse est encore quelque peu crédible, mais les réseaux sociaux ne sont pas la bonne plateforme car vous pourriez être victimes de ceux qui se considèrent comme « owner of the country due to power in all its form».
Craignez-vous que la police vous arrête pour avoir exprimé votre opinion ?
SD : Les arguments négatifs constructifs sont sains et offrent une vision alternative qui peut aider à repenser les questions controversées. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu ce problème, mais on ne sait jamais à l’avenir ce qui peut arriver. La liberté de pensée et d’opinion devrait toujours prévaloir dans toute société. Penser différemment n’est pas un délit et devrait être toléré. Les grands dirigeants politiques autorisent la tolérance et le droit de penser et d’agir différemment.
AB : Oui, bien sûr, et sachant pertinemment qu’aujourd’hui nous devons révéler de nombreuses injustices envers les jeunes diplômés et le personnel du secteur de l’éducation. J’adhère à des paramètres très stricts et demande toujours conseil à mon avocat avant de rendre publics des propos.
Avez-vous peur d’utiliser votre téléphone, au cas où quelqu’un d’autre entendrait vos conversations ou lirait vos messages privés ?
SD : Je crois que mon téléphone a été mis sur écoute pendant des lustres, même par l’ancien régime et peut-être l’actuel. Cela ne m’empêche pas de l’utiliser comme je le souhaite. Je suis d’accord que cette pratique est malsaine et va à l’encontre de la vie privée.
AB : Je crois que personne n’est complètement à l’abri du piratage et du «sniffing». Par conséquent, il est préférable de se parler face à face dans un lieu privé.
Que faut-il faire pour que les gens retrouvent leur sérénité ?
SD : La stratégie de la peur ne dure jamais. Elle est toujours vaincue à la fin mais elle peut peser sur l’économie et l’avenir d’un pays et d’une population. Nous n’en avons pas besoin quelques années seulement après une pandémie et alors que le pays fait face à une grave crise climatique.
AB : Nous devons nous inspirer des grands dirigeants et du leadership que le monde et notre île ont eu dans le passé.
Témoignages : «Trop de dictature»
Henna, 36 ans, sales manager
«Je n’ai pas peur ‘d’eux’ vraiment. J’ai une proche qui travaille dans la presse et j’ai surtout peur pour elle, attention bizin al tir li lor kosion ! Je suis beaucoup l’actualité – matin, midi et soir via les réseaux sociaux – et j’avoue que j’ai peur de poster des commentaires sur Facebook quand il s’agit de critiquer Jagai, son équipe ou ceux qui sont au pouvoir. Je pense qu’il faut qu’on redescende dans la rue comme pour la marche #BLD pour faire entendre notre voix et alerter l’opinion internationale.»
Jenita, 30 ans, prof
«Je suis prof maman et j’ai de grandes appréhensions par rapport à l’avenir de mon fils mais aussi de mes élèves. Est-ce dans un pays où règne un climat de terreur qu’on veut voir grandir nos enfants ? Il y a certes eu de la répression par le passé, mais jamais à un tel niveau. Aujourd’hui, on a peur de parler, d’exprimer ses opinions, d’émettre la moindre critique si on n’est pas d’accord avec une décision gouvernementale. Opposants, journalistes et citoyens sont oppressés. C’est effrayant !»
James, 28 ans, technicien
«Si on peut traiter des avocats et des journalistes de la sorte, vous imaginez maintenant ce qu’il peut advenir d’un citoyen lambda ? Ou kritiké ou tasé frer! Oui, ça fait peur. Ce que je trouve abject aussi c’est le rôle de la MBC qui manipule l’information lors de son JT. Nous avons touché le fond et j’attends impatiemment de pouvoir aller voter en espérant qu’il n’y ait pas de magouilles…»
Kalyanee, 52 ans, femme au foyer
«Eoula terib séki pé arivé dans sa péi-la ! Lapolis ek PM pé kritik DPP ek mazistra! Ounn deza tandé sa? Si pa gagn per bé kan pou gagn per ? Ninport kan ou kapav trouv fakter ek planter pé débark kot ou pou piez ou ! Fer per vremem.»
Kadarassen, 72 ans, retraité
«J’ai peur surtout pour mes petits-enfants et mes enfants. Quand je vois ce qui se passe dans le pays, je me dis que je ne m’en irai pas l’esprit tranquille quand mon heure sera venue. Mon île Maurice d’antan où il faisait bon vivre n’est plus ce qu’elle était. On nage en plein cauchemar, on bascule lentement mais sûrement vers une dictature. À ce niveau-là c’est du jamais-vu. On dirait qu’on se fout de nous. On ne peut plus s’exprimer librement sans qu’il y ait des représailles. Ki ou krwar akoz enn ti pansion pou kouyonn vié dimounn? Je ne suis pas encore, Dieu merci, totale- ment aveugle ni sourd…»
Amina*, professeur au secondaire
«J’ai toujours refusé d’émigrer choisir de travailler pour mon pays. Cependant, aujourd’hui, je ne me sens plus en sécurité dans mon propre pays. On ne peut plus s’exprimer ouvertement sur les réseaux sociaux par peur de représailles. On peut même être piégé à n’importe quel moment si on ose contredire quelqu’un du pouvoir ou même un policier. On ne sait plus si on a toujours des droits dans ce pays ou si notre île devient une petite Corée du Nord. La dictature a pris le dessus. Finalement, en tant que maman, je ne vois pas ma fille rester dans ce pays. Je l’encouragerai à aller vers d’autres horizons même si on dit que l’herbe n’est pas verte ailleurs.»
*nom d’emprunt
Liberté d’expression : le point de vue des jeunes
La liberté d’expression reste un sujet largement débattu, notamment en raison des amendements apportés à l’ICT Act et à l’IBA Act ces dernières années, ainsi que des arrestations successives des opposants au gouvernement suite à leurs publications sur les réseaux sociaux. Certains observateurs parlent même de dérive totalitaire. À tel point qu’aujourd’hui, de nombreux internautes, en particulier les jeunes, craignent de s’exprimer en ligne, surtout lorsqu’il s’agit de politique.
Cependant, il existe également des initiatives visant à encourager les jeunes à s’exprimer politiquement. Par exemple, cette année a eu lieu la troisième édition du National Youth Parliament, et le Youth Ambassador Program a également été mis en place. Ces initiatives gouvernementales cherchent à donner une voix aux jeunes. Toutefois, cela ne suffit pas à compenser le fait que de nombreux jeunes ne se sentent ni libres ni en sécurité pour exprimer leurs opinions sur des questions sociétales de peur de représailles judiciaires.
Dans de telles conditions, la question qui se pose est de savoir comment les jeunes peuvent s’affirmer. Est-il vrai qu’ils ne s’intéressent pas à la politique, ou ont-ils simplement peur de s’exprimer ? Réponses…
K.P, 21 ans, étudiante en «Social Work Practice» à l’université de Maurice
Selon notre interlocutrice, les jeunes estiment qu’ils sont mal re- présentés par les politiciens. De plus, ils ont le sentiment de manquer de liberté pour exprimer leurs doléances. Comme de nombreux jeunes, elle ressent la peur de s’exprimer sur les réseaux sociaux ou ailleurs, surtout lorsqu’elle observe des cas où des individus font face à des sanctions disproportionnées pour des propos tenus sur Facebook, par exemple. Ce qui choque encore davantage les jeunes, c’est que de nombreux hommes politiques sont impliqués dans des scandales sans subir de véritables sanctions. Cette politique à deux vitesses, qui prévaut à Maurice, fait que les jeunes n’ont pas réellement confiance en leurs dirigeants.
M.A, 25 ans, ex-policier
Il a rejoint la police à l’âge de 18 ans. M.A y est resté pendant sept ans avant de démissionner. Pendant son séjour dans les forces de l’ordre, il a souvent ressenti une sensation d’impuissance face aux injustices non dénoncées qui sévissent au sein de cette institution, par crainte de représailles professionnelles. De nombreux jeunes policiers, comme lui, partagent ce sentiment de devoir renoncer à leurs convictions morales et de devoir s’autocensurer dès qu’ils enfilent l’uniforme. Pour se protéger, il a préféré garder le silence pendant longtemps, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans la vie réelle.
Aujourd’hui, il estime que la police, en particulier la Special Striking Team (SST) devenue le bras armé du gouvernement, est une institution où toute forme de dissidence semble être sévèrement sanctionnée. Au fil du temps, le manque de liberté d’expression devient frustrant et accablant. C’est cette situation qui l’a poussé, ainsi que d’autres jeunes, à quitter la police.
P.K, 20 ans, étudiante en «Actuarial Science» à l’université de Maurice
Selon elle, les jeunes éprouvent de plus en plus de difficultés pour exprimer leurs désaccords. Leurs intérêts sont mal représentés par la classe politique. De plus, ils se font soudoyer avec des mesures populistes pour attirer leurs votes. Ce qui la choque davantage, ce sont les jeunes influenceurs sur les réseaux sociaux qui utilisent leur plateforme pour soutenir aveuglément la politique actuelle. Selon elle, le manque d’éducation politique dans notre système scolaire empêche les jeunes de se forger de réelles opinions sur la politique de notre pays. Elle affirme d’ailleurs que la jeunesse semble manquer d’outils nécessaires qui leur permettent de mieux comprendre les faits politiques qui les entourent.
Cependant, la situation est en train de changer. Les jeunes sont de plus en plus conscients de ce qui se passe autour d’eux et de l’état du pays. Ils préfèrent rechercher des opportunités ailleurs plutôt que de rester dans un environnement qui ne répond pas à leurs besoins et aspirations.
La fuite des cerveaux est une démonstration claire de ce réveil des jeunes. Ils choisissent de partir à la recherche de meilleures perspectives et d’un contexte politique et social plus favorable.
Arrestations arbitraires et tracasseries administratives : La peur des autorités et de… l’autre
Le Premier ministre disait au Parlement, le mardi 20 juin : «I don’t see any climate of fear. Do you know who are fearing the Striking Team? The criminals! Only those who are going against the law and especially those drug traffickers, those who are involved in money laundering and in very serious crimes. They are the ones who are fearing this Unit!» Et lundi, il reconnaissait qu’il y aurait un climat de frayeur dans le pays mais que c’est la presse qui instille cette peur des autorités. «Mo leker fer mal», a-t-il même ajouté.
Nous, journalistes, avons constaté depuis quelques mois la réticence des intervenants de nous parler ouvertement. Qu’ils soient économistes, experts-comptables, directeurs d’entreprise ou même des hommes de loi, ils parlent tous à condition de ne pas les citer. Certains ne veulent même plus répondre à nos appels. Et lorsqu’on les rencontre en per- sonne parfois, ils vous diront qu’ils ont peur de parler au téléphone.
Le comble, on a noté dernièrement la fuite en avant de quelques membres de l’opposition. Ils utilisent toutes sortes de prétextes pour ne pas se prononcer sur certains sujets brûlants comme les abus de la police. Mais il est vrai que pour certains, ce n’est pas vraiment la frousse mais plutôt le désir de ne pas offenser un éventuel nouveau partenaire politique…
La paranoïa s’installe
Et que dire de ces journalistes, politiciens et même avocats qui voient partout des agents de la SST ou autres unités de la police. «Les Precautionary Measures pleuvent en ce moment», nous confie un policier. «On en a par-dessus la tête et nous perdons beaucoup de temps que nous aurions pu utiliser pour traquer des malfaiteurs. Cependant, on ne peut distinguer les cas de paranoïa des véritables dangers. Et puis, que pouvons-nous face aux menaces venant de la police elle-même !»
Pour un ancien haut cadre d’Air Mauritius, même des syndicalistes ont peur de parler ouvertement bien que d’autres «se soient laissés acheter» par le pouvoir ou la direction de leur entreprise, qu’elle soit du privé ou public. Il nous parle également de ce climat de frayeur chez MK qu’il connaît bien. «Les employés ne veulent pas ouvrir la bouche surtout face aux journalistes.» Pour lui, c’est la peur de subir soit des tracasseries policières ou venant d’autres institutions comme la MRA, soit des représailles sur le lieu du travail.
Dans la rue…
À Curepipe, un commerçant qui, pour- tant, se plaignait toujours de la politique économique gouvernementale, qui faisait des diagnostics précieux et a de bonnes idées, ne veut plus parler ouvertement et devant des témoins. Depuis quelques jours, le coiffeur du coin ne parle de la politique qu’à voix basse après s’être assuré qu’il n’y a aucune oreille indiscrète aux alentours. Un marchand de légumes, nous raconte un Curepipien, a un jour stoppé net sa conversation en voyant arriver un client qu’il soupçonnait être un policier en civil. «Lorsque ce client est reparti, je l’ai rassuré qu’il n’était pas un gabelou mais au contraire un hors-la-loi !»
Même les rencontres familiales ne sont plus ce qu’elles étaient, nous dit un policier. «On arrête de parler en me voyant approcher. Pourtant, je me fiche complètement de ce que l’on raconte que ce soit sur la politique ou sur la police.»
Profitant de ce climat délétère, les délateurs sont très actifs et des lettres anonymes sont envoyées à l’ICAC, la FIU, la MRA ou l’ADSU dénonçant un rival en business, au bureau ou en amour. Combien de jugements avons-nous lus où l’on apprend que tout a commencé par une lettre anonyme. «Pour que la lettre attire l’attention des ‘limiers’, nous explique en rigolant un ancien enquêteur merci de préciser que la personne dénoncée est un agent ou proche de l’opposition.» Chez une grande banque, un top manager nous faisait état d’une lettre – qu’il a pu consulter – qui a atterri au PMO, le dénonçant comme un sympathisant d’un parti de l’opposition. De simples ragots peuvent entraîner des démêlés judiciaires. Notre autre interlocuteur nous rappelle le cas d’au moins deux hauts cadres de MK qui ont vu leur vie basculer à la suite de «palabres» incluant des allusions politiques.
Situation voulue par les autorités
Enfin, c’est surtout la peur d’être piégé avec de la drogue qui tenaille de plus en plus de Mauriciens, même si l’on n’en consomme pas ou plus. «Il est tellement facile d’envoyer un colis de l’étranger à votre adresse et de vous attendre le réceptionner pour vous cueillir», nous dit un professionnel du privé. Un avocat nous explique comment les lois sévères sur le trafic de drogue peuvent être utilisées contre n’importe qui. «Une petite quantité de drogue ‘plantée’ suffit pour se faire accuser de trafic de stupéfiants. Et le temps que la cour détermine votre innocence ou votre culpabilité, vous aurez passé plusieurs mois et même années en détention, sans parler des honoraires d’avocat.»
Un psychologue que nous avons approché et qui a voulu garder l’anonymat pour des raisons évidentes est d’avis que ce climat de peur est peut-être voulu. «En fait, cette situation arrange bien le gouvernement, que de voir une population qui le craint. Mais en même temps, le gouvernement accusera la presse ou l’opposition de causer l’explosion du trouillomètre.»
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