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Vincent Degert: «J’ai eu la chance de découvrir Maurice, pays aussi fascinant que magnifique»
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Vincent Degert: «J’ai eu la chance de découvrir Maurice, pays aussi fascinant que magnifique»
Le représentant de l’UE est arrivé le 9 septembre 2019. Le même jour que le pape. Alors qu’il s’apprête à céder sa place, il fait un tour de notre horizon. Maurice doit s’engager sur le concept de tourisme durable. La fuite des cerveaux n’est pas un phénomène qui ne concerne que nous mais il faut mener une réflexion collective pour comprendre le pourquoi et définir des mesures visant à retenir et à attirer des talents, qu’il s’agisse de perspectives de carrière, d’égalité des chances, d’inclusion ou de conditions de vie. Il reconnaît que la politique ici est un système complexe, fruit de son histoire, de son évolution et de sa composition ethnico sociale dont il n’est pas aisé pour un étranger ou un diplomate d’en saisir tous les tenants et aboutissants. Mais il nous souhaite des élections générales transparentes et ouvertes où les questions de société seront l’objet de débats intenses et contradictoires autour de programmes, afin que Maurice poursuive son chemin vers un renforcement de sa démocratie et de son économie comme fondement de la cohésion et de la paix sociales.
Nous apprenons que vous êtes en train de faire vos valises pour partir. Qu’emportez-vous dans vos bagages ?
J’emporte tout d’abord, comme chaque voyageur émerveillé par la beauté des paysages terrestres comme marins, des milliers de photos et de vidéos des montagnes escaladées avec mes amis mauriciens (le Pieter Both, la montagne du Lion, Le chat et la souris, Les sept cascades et bien d’autres) ou des espèces aquatiques uniques que de grands professionnels de protection de la biodiversité comme Hugues Vitry, François Rogers ou le Dr Vikash Tatayah m’ont fait découvrir: mangroves, coraux et herbiers, rhinopias, poissons feuilles, fantômes ou crapaud et bien sûr les impressionnants cachalots !
Mais j’ai aussi casé quelques livres et nouvelles d’auteurs découverts ici sur l’histoire de Maurice et sa culture à travers les conseils avisés d’amis, d’auteurs ou d’historiens comme Rama Poonoosamy et sa collection Maurice ou l’incontournable Jean Claude de L’Estrac.
Et puis il y a la gastronomie et la convivialité ! Ma femme prépare avec notre cuisinier Mike un livre ou répertoire de recettes mauriciennes qu’elle espère publier… et j’aurai aussi dans mes bagages du piment au combava, ainsi qu’une bonne bouteille de rhum mauricien qui, je l’espère, bénéficiera prochainement d’une reconnaissance d’indication géographique pour protéger sa saveur et son authenticité !
Vous êtes resté suffisamment longtemps pour nous donner un avis informé sur notre pays ? Comment va-t-il ?
Sur le plan économique, le pays est clairement sur la voie d’un redressement rapide; les indicateurs macro-économiques sont pour la plupart, hormis l’inflation et le taux de change, passés au vert récemment. Après les années de disette et de décroissance du Covid, cette reprise économique qui a pour moteur l’excellente performance du secteur touristique en 2022, mais aussi d’autres secteurs comme le sucre, la construction ou le secteur financier, est particulièrement encourageante. Et nous pouvons être optimistes, puisque la tendance dans le secteur du tourisme va se poursuivre en 2023. En termes de gouvernance financière, Maurice est sorti de la liste grise du GAFI et de celle de l’UE en février 2022, après deux années de réformes et d’ajustements intenses. C’est un temps record pour la mise en place de réformes bancaires et financières complexes si l’on compare cette performance avec d’autres pays. Toutefois, la lutte contre le blanchiment impose, au-delà du cadre légal et institutionnel, d’afficher des résultats dans l’effectivité et l’efficacité des régulateurs et autres agences de surveillance et d’investigation ; il ne faut donc pas relâcher l’effort afin que Maurice maintienne sa place de secteur financier à la fois crédible et performant face à une concurrence régionale accrue.
En termes de gouvernance globale, la vigilance est aussi de mise, car la tendance mondiale n’est pas à l’optimisme… Si je prends le rapport de la Fondation Mo Ibrahim de 2022, où Maurice reste numéro un en Afrique, force est de constater que son score en matière de gouvernance globale a mal- heureusement «régressé au cours des dix dernières années avec un rythme accéléré au cours des cinq dernières années». Le pays, qui est vu et perçu comme un modèle de gouvernance en Afrique et qui est une voix écoutée sur la scène internationale sur, par exemple, les grands enjeux de développement, notamment des petits pays insulaires, de sécurité maritime ou de changement climatique et de biodiversité, se doit de prendre des mesures pour inverser cette tendance.
Pensez-vous que la nation mauricienne ait déjà émergé ou est-elle toujours en construction, 55 ans après notre Indépendance ?
Les Mauriciens partagent un même territoire, un gouvernement, des symboles ; il y a donc bien une nation où vivent des communautés de différentes origines avec des religions et des traditions diverses. Pour savoir maintenant s’il existe dans la population un fort sentiment d’appartenance national, il faut avant tout le demander aux Mauriciennes et aux Mauriciens. Or, d’après une enquête d’Afrobarometer publiée en septembre dernier, donc une enquête assez récente, « les Mauriciens expriment un fort sentiment d’identité nationale et affichent des niveaux élevés de tolérance et confiance dans la communauté ». Selon cette enquête, la plupart des citoyens valorisent leur identité nationale en tant que Mauriciens au moins autant que leur groupe ethnique. C’est donc une bonne chose et c’est en- courageant. Comme le disait Ernest Renan, membre de l’Académie française, «ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue, ou d’appartenir à un groupe ethnographique commun, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir».
Nous assistons à une véritable fuite des cerveaux. Ce phénomène devrait-il nous inquiéter ? Comment inverser la tendance ?
La fuite des cerveaux n’est pas un phénomène qui concerne uniquement Maurice. Par exemple, plusieurs régions de l’Union européenne connaissent également cette perte d’éléments qualifiés dans un contexte d’un côté, de compétition mondiale acharnée pour attirer les talents et de l’autre, d’aspiration légitime de chacun à un environnement sain, stable et protecteur pour soi-même et pour ses proches. Pour y faire face, il faut une réflexion de tous les acteurs – publics, privés, instituts d’enseignement, étudiants et professionnels eux-mêmes pour analyser ce qui motive une telle fuite de cerveaux : recherche de meilleures conditions de travail ou peut-être d’une société qui correspond davantage à leurs aspirations.
Il faut avant tout mener cette réflexion collective pour comprendre le pourquoi et ainsi définir des mesures ciblées visant à retenir et à attirer des talents, qu’il s’agisse de perspectives de carrière professionnelle, d’égalité des chances, d’inclusion ou de conditions de vie. Maurice a indéniablement des atouts en termes d’attractivité et de cadre de vie, comme le démontre le programme Visa Premium mis en place par le gouvernement; il faut préserver ces atouts et travailler sur l’attractivité auprès des talents et des investisseurs, comme auprès de la diaspora mauricienne qui constitue un vivier à valoriser.
Alors que les Mauriciens émigrent, nous importons la main-d’œuvre étrangère pour faire tourner nos entreprises et nos hôtels. Est-ce la face cachée d’un nouveau capitalisme ?
Là encore, faire appel à de la main-d’œuvre étrangère parce qu’il manque de ressources humaines dans certains secteurs n’est pas un phénomène proprement mauricien. Une récente étude de l’OCDE sur les migrations internationales confirme que la concurrence mondiale pour les talents se poursuit et que de nouvelles politiques pour attirer les immigrés qualifiés, les travailleurs à distance et les investisseurs potentiels sont régulière- ment mises en place. Au niveau européen, nous faisons avancer les choses en matière de législation relative à la migration légale afin d’attirer les compétences et les talents dont l’UE a besoin. La mobilité des travailleurs est en effet une pratique de plus en plus courante afin de pallier les besoins du marché du travail.
Ce qui reste délicat, c’est souvent l’accueil et les conditions de travail de ces travailleurs. Les syndicats locaux comme une étude récente de nos collègues américains pointent la nécessité de mettre en œuvre les conventions internationales et le cadre légal existant. À ce titre, je salue l’initiative conjointe de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) et de la MEXA (l’association des exportateurs mauriciens) qui ont établi un code de conduite volontaire des entreprises exportatrices. Cette démarche est particulièrement pertinente, car de plus en plus, les accords commerciaux que l’Union européenne signe comportent des clauses qui conditionnent l’accès au marché européen au respect de normes internationales sociales et environnementales ratifiées par les États partenaires.
Sur le plan touristique, quelles sont les choses, petites ou grandes, qu’on pourrait faire pour améliorer l’expérience mauricienne ?
Après le coup de semonce du Covid-19, nul doute que Maurice doit s’engager résolument et fermement sur le concept de tourisme durable. Ce processus a déjà été initié par la Tourism Authority avec notre soutien, en 2018, à travers le projet Sustainable Island Mauritius. Je suis très heureux de constater que les National Sustainable Tourism Awards – dont la toute première édition avait été lancée en mai 2022 au titre du projet – se sont poursuivis cette année. C’est le signe que les hôtels, les restaurants, les tour-opérateurs et autres acteurs du tourisme voient l’enjeu et les opportunités qu’apporte le tourisme durable en termes de positionnement de la destination, de la protection du capital naturel du pays et d’inclusion des communautés locales dans le développement.
Nous ne laissons pas Rodrigues de côté puisque le Sustainable Integrated Development Plan de Rodrigues dont nous avons financé la mise à jour couvre également le secteur du tourisme afin de conjuguer développement et authenticité.
À l’heure où nous sommes de plus en plus préoccupés par le réchauffement climatique, la perte de biodiversité et des inégalités croissantes, promouvoir la durabilité des activités économiques – dans ce cas, le tourisme, est selon moi un passage obligé. Le touriste, qui déploie une empreinte carbone considérable pour parcourir 11 000 km, doit être rassuré, voire déculpabilisé, en étant accueilli dans un cadre soutenable et en participant à la préservation de cet environnement et des écosystèmes.
Quel regard jetez-vous sur nos politiciens, vous qui en avez côtoyé pas mal durant votre passage ?
J’ai eu l’occasion et le privilège de rencontrer et d’interagir au quotidien avec les membres du gouvernement ainsi qu’avec les membres de l’opposition comme avec ceux issus de la société civile et du secteur privé et associatif. Lors de ces rencontres, j’ai toujours pu discuter avec eux de notre partenariat et de nos réalisations communes, mais aussi de nos attentes et préoccupations. Celles-ci couvrent tant les grandes questions internationales de paix, de stabilité ou d’environnement et de changement climatique, ou plus récemment les questions de cyber sécurité ou de désinformation que les questions proprement locales et régionales. L’agenda de notre dialogue politique annuel reflète d’ailleurs cette très grande palette et diversité de sujets d’intérêts communs.
Bien sûr, nous abordons aussi et depuis toujours dans ce contexte les questions de gouvernance, notamment sur le fonctionnement des institutions et administrations, les libertés au sens large et le cadre légal qui les sous-tend, la transparence et le financement des partis politiques, la réforme électorale y inclus la déclaration d’ethnicité, la lutte contre la corruption, le blanchiment et les crimes en tout genre comme les moyens mis en œuvre au plan local et régional pour les combattre. Ce sont tous des points importants pour l’UE dont nous monitorons l’évolution tant dans nos propres États membres (cf. le rapport 2023 sur l’État de droit) que dans nos pays partenaires.
Je suis arrivé il y a quatre ans en été, juste avant les élections de novembre 2019; j’ai ainsi pu suivre avec attention leur déroulement et la dynamique politique interne qui s’est mise en place, puis tous les développements institutionnels qui ont eu lieu depuis tant au niveau du gouvernement et du parlement que des instances judiciaires. La politique à Maurice, comme dans tout pays, est un système extrêmement complexe fruit de son histoire, de son évolution et de sa composition ethnico sociale dont il n’est pas toujours facile et aisé pour un étranger ou un diplomate d’en saisir tous les tenants et aboutissants. Mais ce que je peux souhaiter pour l’avenir et pour la République de Maurice et son peuple, c’est la tenue d’élections générales transparentes et ouvertes où les questions de société seront l’objet de débats intenses et contradictoires autour de programmes articulés par les partis et coalitions en lice ; ceci permettra d’offrir aux électeurs et électrices des réponses fortes et convaincantes face aux nombreux et pressants enjeux nationaux et internationaux afin que Maurice puisse poursuive son chemin vers un renforcement de sa démocratie et de son économie comme fondement de la cohésion et de la paix sociales.
Quel est votre lieu de détente préféré chez nous ?
Indiscutablement c’est sous l’eau, dans un univers en apesanteur et sans bruit, hormis celui de votre propre respiration, entouré d’un spectacle aussi époustouflant que changeant !
L’Europe s’inquiète-t-elle du duel à distance entre l’Inde et la Chine qui se joue à Maurice et dans notre zone économique exclusive ?
L’Inde et la Chine sont deux très grands pays de quelque 1,4 milliard d’êtres humains et sont devenus depuis plusieurs décennies, du fait de leur poids et croissance économique remarquable, des acteurs majeurs sur la scène internationale. Ils représentent donc des partenaires incontournables pour traiter des grands enjeux internationaux qu’il s’agisse par exemple de changement climatique, de santé mondiale ou de liberté de navigation et de sécurité maritime. Tous deux s’intéressent inévitablement à renforcer leur présence dans l’océan Indien, zone stratégique incontournable qui relie l’Asie à l’Afrique et par laquelle transite 80 % du commerce mondial. L’Inde et la Chine voient de nouvelles opportunités et marchés en Afrique ; non seulement elles signent des accords commerciaux et réa- lisent des investissements, mais elles participent aussi activement aux travaux des organisations régionales comme l’Indian Ocean Rim Association ou la Commission de l’océan Indien.
Dans ce contexte, je m’interroge sur le terme de duel qu’on pourrait requalifier pour tous les acteurs de « recherche d’influence » ; j’imagine que les Mauriciens sont tout aussi contents de disposer d’un nouveau métro ou d’une nouvelle Cour suprême que du stade de Côte-d’Or ou du barrage de Bagatelle. L’important est que chacun apporte son aide ou son soutien et opère de manière ouverte et transparente, en respectant les règles et principes du commerce international et les choix de Maurice comme pays libre et souverain.
C’est sur la base de ces normes et de ce « partenariat entre égaux » que nous souhaitons comme Union européenne poursuivre notre coopération avec la République de Maurice et avec les autres pays de la région. Nous le faisons depuis plusieurs décennies avec notre accord de partenariat économique (que nous sommes en train d’élargir et d’approfondir et qui nous permet de demeurer le principal partenaire commercial de Maurice ainsi que le principal pourvoyeur d’Investissements directs étrangers et de touristes) ; avec nos accords de partenariat de pêche durable (primordial pour les exportations de Maurice vers le marché européen) ; avec aussi la mobilisation de la force navale européenne Opération Atalante qui a contribué, depuis 2008, à éliminer les actes de piraterie, et qui a maintenant également pour mandat la lutte contre le trafic d’armes et le trafic de drogue.
Sur ce dernier point, nous venons d’ailleurs de conclure avec les Seychelles un accord qui étend le « legal finish », à savoir la disponibilité de la justice seychelloise à juger ces criminels arrêtés par notre flotte navale à ces deux autres typologies de crime. Vu la croissance rapide de ces trafics et leur dangerosité pour nos sociétés, nous avons initié depuis quelques mois des pourparlers avec d’autres pays de la région. J’espère que nous pourrons compter sur Maurice et bientôt conclure, un accord du même type, comme ce fut le cas pour la piraterie.
Votre meilleur souvenir et votre pire moment à Maurice ?
Le 9 septembre 2019, jour où je suis arrivé – c’était un jour particulier car celui de la visite du Pape François - et point de départ de mon mandat au cours duquel j’ai eu depuis la chance de découvrir un pays aussi fascinant que magnifique !
Clairement, la pire période aura été cette année « noire » de 2020 avec, en mars, le Covid, en mai, le placement de Maurice sur la liste de l’UE des pays présentant des défaillances en termes de lutte contre le blanchiment et, en juillet, l’échouage du Wakashio… tous ces sujets ont amplement alimenté et ajouté à mon mandat déjà bien chargé. Face à ces crises accumulées, il a fallu se retrousser les manches et apporter des solutions à court et à long termes. J’espère que nous aurons su collectivement en tirer tous les enseignements pour bâtir un avenir plus serein et plus résilient…
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