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ALAIN SIMON GÉOPOLITICIEN FRANÇAIS

14 octobre 2012, 14:19

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Ancien chercheur devenu consultant d’entreprises, Alain Simon décode le monde sous l’angle géopolitique. Il réquisitionne un cocotier, les amnésiques, un charognard, une grenade dégoupillée… et même de beaux seins et de belles fesses. Couchez les enfants, la géopolitique se met à nu.

Vous êtes venu parler de géopolitique à des chefs d’entreprise. Parce que le golf ne les intéresse déjà plus ?
Pas du tout. Ces deux disciplines sont parfaitement compatibles. Elles ont d’ailleurs un point commun, le bunker !

Bien vu. Mais qu’est- ce qu’un géopoliticien peut bien avoir à raconter pendant deux jours à des managers ( 1) ? 
Je ne me sens pas géopoliticien []]] Il est économiste et juriste de formation, ndlr ] , je me sers de la géopolitique pour lire le monde. Je préfère me défi nir par ce que je fais, c’est- à- dire conférencier et consultant pour les dirigeants d’entreprise. La géopolitique donne des clés de compréhension. Le dirigeant inculte enfermé dans un caisson étanche va droit dans le mur. La géopolitique fournit une grille d’analyse qui permet ensuite de mettre en place des stratégies. En ce sens, c’est un outil d’aide à la décision.

C’est aussi un mot pas très gentil…
Mécanique quantique, c’est gentil peut- être ?

Ça ne sert pas à faire la guerre…
La géopolitique non plus. Elle peut être utilisée par des belliqueux, certes, mais un couteau aussi. Un couteau a t- il pour vocation première de commettre des homicides ?

Si vous aviez à écrire la première page de « La géopolitique pour les Nuls » …
 Je commencerais par dire que la géopolitique est un habillage sémantique récent de la vieille histoire/ géographie de nos enfants. Et j’ajouterais que ces deux disciplines ne servent pas qu’à passer des examens, mais aussi à comprendre le monde pour pouvoir agir plus efficacement.

Vous dites souvent que « nous regardons le monde nouveau avec de veilles lunettes » . Il est où Afflelou ?
Nous sommes prisonniers de la quotidienneté. Je propose à mes interlocuteurs de changer de focale. Vous êtes en macro, passez au grand angle, voyez plus large, faites appel à l’Histoire. Le monde est inintelligible pour les gens qui n’ont pas de mémoire.

En quoi les gens venus vous écouter sont- ils repartis un peu plus futés ?
Espérons que ce soit le cas ! Peut- être qu’ils liront le journal différemment. Ils accorderont de l’importance à des articles qu’auparavant ils auraient survolés. Ils sauront faire la part des choses entre l’information anecdotique et celle qui est chargée de sens.

Comment faire ce tri utile/ futile ?
Lisez un quotidien à J+ 7, vous verrez, ça saute aux yeux. Bien des choses qui semblent avoir un enjeu, une semaine plus tard, se révèlent être des élucubrations. Une autre façon d’opérer ce tri est de lire plusieurs journaux, notamment ceux qui vous énervent. Le risque de ne lire qu’un seul journal est d’être conforté dans ses a priori.

Vive les médiavores ?
Parfaitement. Mieux vaut parcourir trois journaux par jour plutôt que de n’en lire qu’un seul de manière approfondie. Même chose pour les infos à la radio. Si l’on veut que l’écoute soit stimulante, attention au prestataire unique.

Les infos sont friandes du mot « mondialisation » . Tantôt elle est perçue comme une opportunité, tantôt comme une menace. Qu’est- ce qui peut faire basculer Maurice dans le camp des gagnants de la mondialisation ?
Maurice n’a ni marché intérieur, ni marché d’exportation de proximité. De fait, le pays n’a d’autre choix que de concentrer ses efforts sur les prestations de service. Pour vivre, vous devez vendre de l’intelligence, et vous le faites déjà en matière de tourisme, par exemple. Contrairement à d’autres destinations, Maurice ne vend pas aux tour- opérateurs des forfaits soleil- bronzage- buffet à 3 dollars la nuitée. Autre exemple, le textile. A une époque, pour attirer des industriels en quête de délocalisation, Maurice a vendu la faiblesse de ses coûts de maind’oeuvre. Fort heureusement, vous avez compris qu’on n’attire pas les mouches avec ce vinaigre- là, car il y aura toujours des endroits moins chers. Si un industriel s’installe ici uniquement pour les bas salaires, dans deux ans, il ira au Bangladesh. Miser sur la faiblesse des coûts de main- d’oeuvre, c’est s’assurer une place dans le camp des perdants de la mondialisation.

Quand nos clients européens et américains toussotent, notre économie s’enrhume. Y a t- il un remède ?
La meilleure option serait d’avoir un marché domestique capable de prendre le relais, or Maurice n’a pas cet amortisseur. A partir de là, il y a deux façons de se protéger : soit en mettant les oeufs de l’export dans différents paniers, soit en se spécialisant dans des activités à contre- cycle. Certaines à développer en période de croissance et d’autres en période de décroissance.

Vendre des berceaux et des cercueils ?
C’est l’idée. Si les gens ont confi ance et font des enfants, on prospère sur le marché du berceau. S’ils sont inquiets et qu’il y a des épidémies, on se refait sur le marché du cercueil.

Sinon, vous êtes gourmand ?
 ( Direct) Ouais !

Parfait. J’aimerais connaître votre avis sur quelques tartes à la crème. Des tartes au nappage géopolitique.
Allez, à table…

Première tarte, la Chine gouverne le monde.
Mythe. La Chine a des ambitions à l’échelle du monde mais elle ne le gouverne pas. Ce pays a déjà un mal fou à se diriger lui- même ( il est interrompu par l’un de ses deux iPhone) . Ah, quelle belle nouvelle ! Mo Yan, un romancier chinois que j’adore, vient d’obtenir le prix Nobel de littérature. Lisez Beaux seins, belles fesses , un magnifi que ouvrage, toute l’histoire de la Chine des années 30 à nos jours...

Vous disiez qu’elle ne dirigeait pas le monde…
Bien sûr que non. Je ne sais pas qui a pu vous raconter ça.

Deuxième tarte à la crème, l’Afrique est un continent d’avenir.
Déjà, parler de l’Afrique au singulier n’a pas de sens.
L’Afrique du Sud n’a rien à voir avec les pays sub- sahéliens.
Oui, il n’est pas impossible qu’une Afrique soit capable de tirer parti des années à venir. Mais vous connaissez cette fameuse phrase sur l’Argentine : « un pays d’avenir qui le restera toujours »

Une autre : Maurice récupérera les Chagos.
Demandez aux Argentins. Affronter la Grande- Bretagne, ils savent ce que c’est…
En géopolitique, David ne terrasse jamais Goliath ?
David ne terrasse Goliath que si Goliath n’a pas envie de se battre. Tant que la Grande- Bretagne et les Etats- Unis estiment que les Chagos présentent un intérêt stratégique, toute tentative mauricienne pour récupérer ce territoire sera vaine.

On dirait que vous avez encore faim, poursuivons : Maurice a tout intérêt à s’inspirer de Singapour.
S’inspirer, oui. Mais un copier- coller, surtout pas.

Autre idée en vogue, continuer à faire du business avec l’Europe et les USA, c’est ne rien comprendre à la marche du monde.
La crème est de plus en plus aigre... Même si les marchés européens ne sont plus en croissance, ils présentent l’avantage de répartir les risques. D’accord, les taux de croissance en Inde et en Chine sont incomparables, encore que c’est facile quand on part de pas grand- chose.
Ces marchés- là, aujourd’hui peut- être, mais demain ? Lâcher les proies nord- américaines et européennes pour les ombres asiatiques serait une grave erreur.

Une dernière : le monde musulman est très en colère contre l’Occident…
Même remarque que tout à l’heure : il y a DES mondes musulmans. Certains musulmans sont en colère, mais je ne vois pas de rejet généralisé.
Pourquoi cette colère ? Peutêtre, justement, parce qu’une frange des musulmans est très attirée par l’Occident, par ses modes de vie et ses valeurs.
Cela provoque la crispation de l’autre frange. L’islam radical est d’abord une réaction violente contre l’incroyable capacité de séduction que représente l’Occident auprès d’une grande partie des musulmans.

Vous voulez dire que la « bombe » , ce sont les valeurs occidentales ?
Ça marche dans les deux sens. L’islam radical, c’est une évidence, est un danger pour le système de valeurs dans lequel j’ai appris à penser. Mais ce que l’on ne voit pas, c’est que l’inverse est vrai aussi : les valeurs occidentales sont une grenade dégoupillée dans les sociétés musulmanes.
Les valeurs qui conduisent, par exemple, au travail des femmes, à leur autonomie économique et donc à leur indépendance... ( L’azaan s’invite dans la discussion) La bande- son est impeccable !

Pour un géopoliticien, vivre en ce début du XXI e siècle est une bénédiction, non ?
Je confirme. Pour quelqu’un dont le métier est d’essayer de comprendre le monde, plus la situation est complexe, plus c’est excitant. Donc oui, le charognard qui sommeille en moi est ravi de cette montée de la complexité.

Il est des périodes où la complexité écrit une page d’Histoire, en vivons- nous une ?
Je crois. Un vieux monde n’est pas complètement mort et le prochain n’est pas tout à fait né. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois, mais nous vivons une période historique. La réapparition d’un certain nombre de tensions rend notre époque particulière. Nous avons cru naïvement que le risque de voir ressurgir des confl its en Europe était défi nitivement écarté.

Vous êtes terribles, vous, les Français. On vous accueille gentiment sur nos plages et vous nous annoncez la troisième Guerre mondiale. Ingrat !
( Sourire) D’abord, je suis venu pour bosser, pas pour bronzer. D’autre part, je n’annonce pas la troisième Guerre mondiale puisqu’elle a déjà eu lieu, c’était la Guerre froide.Je n’annonce pas non plus la quatrième. Je dis que ceux qui excluent la possibilité d’une nouvelle guerre en Europe sont des gens extrêmement dangereux car ils baissent la garde. Les gens qui disent « Mais non, tout ça n’est plus possible » m’inquiètent. Il n’y a pas plus dangereux que les amnésiques.

La complexité du monde rend- t- elle le futur imprévisible ?
Totalement. Beaucoup de gens s’y hasardent quand même car la prévision est un fonds de commerce et le marché de l’angoisse est considérable.
Mais rassurez- vous : on peut parfaitement vivre avec un futur imprévisible.

Allez dire ça à des dirigeants d’entreprise…
Attention, je ne dis pas qu’il est impossible de penser l’avenir. Je dis qu’il faut intégrer comme paramètre l’incertitude. Un patron doit se préparer à ce que sa vision du futur soit démentie, il doit avoir un plan B, sinon il risque de tomber du cocotier. Et puis, les incertitudes sont moins dangereuses que les certitudes.

Est- ce un appel à l’humilité ?
 Oui, et au scepticisme. Le but est de réfl échir, pas de déverser des certitudes que nous n’avons pas. J’aime beaucoup cette phrase de Nietzsche : « Il faut avoir un chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. » Le chaos ne m’empêche pas de danser.