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Arnaud Carpooran : «Une personne se construit à partir de son rapport à sa langue maternelle»

23 février 2010, 09:17

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Le linguiste, spécialiste des langues créoles, maître de conférences à l''''Université de Maurice, rappelle la valeur anthropologique de la langue maternelle dans la construction sociale et personnelle de chaque individu.

Rappelez-nous en quelques mots l’importance de la langue maternelle ?

Arnaud Carpooran - Quand un enfant nait quelque part, quelque soit son niveau social, sa communauté, sa classe, le monde vient à lui à travers les mots qu’il utilise pour nommer les choses. Des mots que l’enfant utilise dans une langue précise, celle de sa langue maternelle. Sa relation au monde, aux autres, à la vie, se construit à travers son rapport à sa langue maternelle.

Comment le rapport à cette langue déterminera-t-il  l’intégration d’un enfant ?

La langue maternelle fait partie de la constitution de l’identité de l’enfant avant même sa naissance car il entend parler ses parents dans le ventre de sa mère. Il entend des mots, il est mis en face des rapports de ses parents avec leur langue maternelle respective et qui se sont construits eux-mêmes à partir de cette langue. La langue maternelle précède l’enfant. Ce n’est pas l’enfant ou les parents qui choisissent la langue maternelle.

Quel est le rapport entre un individu et sa langue maternelle ?

Une personne se construit à partir de son rapport à sa langue maternelle. Si celui-ci est conflictuel, cette situation aura un effet sur le comportement social de l’enfant. La psychologie, la philosophie, l’affectif entre autres, sont véhiculés à travers la langue maternelle. Tout ce que l’enfant perçoit et vit, prend sens à partir de ce rapport à la langue maternelle, avec des mots. S’il y a une difficulté avec la langue maternelle, la relation au monde s’en trouvera affectée. Sa propre construction, son identité culturelle se construisent à travers son rapport à cette langue maternelle.

Peut-on parler d’une langue maternelle dans un pays multilingue comme Maurice ?

A mesure que la personne grandit, ce rapport aura une dimension socialisante influencée par le contexte dans lequel l’enfant évolue. Une société monolingue offrira un développement identitaire fort à travers cette langue unique. Dans une société multilingue, comme la notre, la personne aura l’avantage de s’ouvrir à une autre culture à travers une langue différente. Chaque contexte a ses avantages comme ses désavantages.

Appréhender le monde, se construire dans une langue autre que dans sa langue maternelle, est-ce sans conséquences ?

Si les connaissances viennent à l’enfant dans une langue étrangère, il y aura définitivement un obstacle. Cet état des choses ralentira son appréhension du monde. Il devra d’abord connaître cette langue et s’approprier la culture derrière cette langue, avant de se construire et de développer ses liens propres au monde. Il y a définitivement une part d’aliénation lorsqu’on prive ou interdit un être humain d’évoluer dans sa langue maternelle.

Si la langue maternelle est très liée au développement de chaque être humain, que devient cette personne qui utilise une langue qui n’est pas reconnue comme tel par certains dans la société ?

Dans une société multilingue, des valeurs sont données à des langues. Ces valeurs ne sont pas toujours justes, elles peuvent être inégales. Il faut se rappeler que derrière chaque langue, il y a une culture, et une population. Si ces valeurs sont inégales, c’est déjà une injustice commise envers les personnes qui s’identifient à cette langue où qui se construisent par rapport à cette langue dévalorisée. Les dégâts psychologiques, sociaux et affectifs sont incommensurables sur les personnes subissant cette injustice. Elles sont comme blessées au plus profond d’elles-mêmes, d’où une réaction de révolte ou de laisser-aller.

La valeur que donne la société à une langue joue un grand rôle dans le comportement social d’une partie de la société ?

Il y aura automatiquement un rapport de force dans un contexte où la langue maternelle est critiquée ou dévaluée. La valeur que donne la société à une langue est un dynamisme qui peut être négatif ou positif. Il y a une dimension psychologique, affective qui est en jeu. La question qui se pose : comment la société gère ce qu’elle a ? Comment fait-elle pour que chacun y trouve son compte et ne soit pas lésé ?

Propos recueillis par Jean-Pierre Bertrand