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Arnaud Lagesse: «On flirte avec une certaine ‘libanisation’ de notre société»

30 mars 2009, 12:00

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Arnaud Lagesse: «On flirte avec une certaine ‘libanisation’ de notre société»

Arnaud Lagesse est patron d’entreprise. Mais il est aussi sinon surtout citoyen mauricien. A ce titre, outre ses réflexions sur la crise économique mondiale et les éventuels moyens pour l’île Maurice de s’en sortir, il aborde des questions relatives aux mécanismes sociopolitiques du pays. Au passage, il égratigne le personnel politique, relève les carences de certains services publics, et dit sa révolte et son indignation face à une tentative de «surcommunalisation» de la société mauricienne. Surtout en ces temps où le culte de l’ethnie est revenu à la mode…

Quelles sont les réponses que vous pouvez trouver, au sein de votre groupe, pour faire face à la crise financière qui secoue la fabrique économique mondiale?

Je constate une grande élasticité du temps actuellement. Voici quelques mois, on pouvait encore avoir des certitudes! Et tenter d’anticiper sur l’avenir économique. Aujourd’hui, la réflexion bute sur une bouteille à encre. Ce qui explique que les réponses que nous avions ne soient plus acceptables et ne suffisent plus. Nous nous posons des questions. Notamment celle de savoir où nous pouvons mener nos actionnaires, nos salariés voire nos vies. Désormais, j’en suis à réfléchir sur la réflexion à porter. Mais il demeure une certitude : il importe maintenant plus que jamais de voir les choses différemment.

 Et cette réflexion, elle vous mène vers quelle direction?

Je pense que les cycles vont et viennent. Je constate une grande difficulté à identifier le nouveau paradigme qui va guider et inspirer le Monde. Quel Monde, j’aurai en face de moi en me levant demain matin? C’est une interrogation qui me travaille et qui taraude certainement les esprits de millions d’entre nous. Après la crise de 1929 et la deuxième Guerre mondiale, il y a eu les Trente Glorieuses et depuis, on a connu des fluctuations économiques et sociales plutôt légères. De nos jours, force est de constater que ce n’est pas une simple fluctuation additionnelle, mais bien une crise globale. Nous ne sommes plus certains que les modèles, qui ont marché durant les 50 dernières années, pourront encore faire recette demain. C’est ce qui me pousse à entrevoir la nécessité d''''une réflexion sur un nouveau modèle socio-économique.

 Peut-on prévoir une sortie rapide de la crise pour Maurice?

On vit un moment unique et, ce, même si j’éprouve des difficultés à concevoir un anéantissement total du système présent. Dans les faits, je n''entrevois pas de sortie très rapide de la crise de confiance. Et c’est encore plus compliqué pour nous, Mauriciens, car nous dépendons grandement de l’environnement international. Même si l’île Maurice est résiliente…. L’état de santé des petites économies et celui des Etats émergeants sont tributaires du bon vouloir des nations comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Chine, l’Afrique du Sud… Déjà, à Maurice, on enregistre un ralentissement dans divers secteurs que ce soit, pour n’en citer que deux ou trois, le marché d’exportation, le secteur de la construction ou l’économie parallèle. Cette dernière a vécu depuis ces 20 dernières années sur le dos du développement du tourisme ou du textile d’ailleurs.

 «En ces temps difficiles, il ne faut pas réagir comme des enfants gâtés»

 Avez-vous l’impression que l’île Maurice maîtrise ces enjeux?

Je dirais que nous avons acquis une certaine maturité maintenant. Cependant, comment prédire la réaction du citoyen lambda qui risque de voir ses revenus baisser et son niveau de vie décroître? Ne risque-t-il pas de s’en prendre aux dirigeants sans vraiment savoir pourquoi il le fait? L’exemple de la Guadeloupe et de la Martinique où les gens manifestent contre «la vie chère» sont des cas qui risquent malheureusement de faire école. En ces temps difficiles, il faudra que nous gardions notre lucidité et ne pas réagir comme des enfants gâtés.

Ne seriez-vous pas un peu pessimiste?

Non pas pessimiste. Je constate simplement, que notre modèle est en train de changer. Il importe d''en être conscient. Le continuum économie-social subit, sous la pression de la crise, des avatars. L’état-providence est ébranlé. On n’a pas encore identifié d’alternative(s), mais nous savons que le socialisme et le marxisme ont révélé leurs limites. D’un autre côté, les Etats-Unis, en injectant des milliards de dollars dans leur circuit intérieur, maintiennent leur économie de marché, et sans doute un peu celle du monde capitaliste, en état de respiration artificielle. Je n’aurais pas aimé être dans les chaussures de nos dirigeants politiques actuellement car les solutions ne sont pas évidentes à trouver, et la planche à billets risque de faire à terme resurgir le spectre de l’inflation sans la croissance, phénomène donc de stagflation, comme disent les «pros». C’est déjà si difficile de porter des chaussures de chef d’entreprise par les temps qui courent!

 Quels sont les faiblesses mauriciennes qui vont hypothéquer ses chances de sortir avec le moins de coups possibles de la crise?

Pour moi, il s’agit sans ambages du faible taux de productivité dont nous souffrons depuis des décennies. Nous sommes sortis de notre zone de confort et il faut donc réagir. Je voudrais, par ailleurs, commenter un fait saisissant à Maurice. Je relève que les corps parapublics sont loin de pouvoir prétendre être des succès de gestion et surtout de gouvernance. Je ne crois pas donc que l’intervention massive de l’administration centrale soit une solution à long terme.

 Personnellement, comment vivez-vous cette situation?

Depuis 1994, date à laquelle j’ai rejoint le Groupe Mon Loisir et depuis que je suis le CEO cela fait 4 ans, j’ai donc quelque 14 années d’expérience derrière moi, c’est la première fois que je vois un bouleversement aussi fondamental. Je tente donc de m’adapter.

 «C’est vrai qu’en période de croissance, le détenteur de capitaux gagne proportionnellement plus que le salarié»

 Dans le secteur concurrentiel mauricien, y aurait-il une différence d’appréciation entre les anciens et les nouveaux dans la lecture des événements?

Il faut préciser que c’est l’environnement global qui influence nos choix et les modes de fonctionnement. Il y a des vitesses d’exécution différentes mais pas de conflit entre les aînés et les plus jeunes. L’analyse des données reste, pour l’essentiel, la même. Les générations qui nous ont précédés ont créé l’économie de marché. Cela existe depuis des siècles. Avant la crise actuelle, on a enregistré une accélération de la croissance exceptionnelle depuis une vingtaine d’années. Le produit national brut par habitant est passé, en 15 ans, de 1 200 dollars à 7 000 dollars. Tout le monde a bénéficié de la croissance. Mais c’est également vrai qu’en période de croissance, le détenteur de capitaux gagne proportionnellement plus que le salarié. Donc, on est passé d’un sous-développement relatif à un développement relatif pour tous.

Maintenant, il faut aussi faire ressortir que tout le monde a sa place ici. Parce que tout le monde a bien travaillé, parce que chacun a eu sa chance. Ce n’est pas parce que certains ont hérité qu’ils doivent être vilipendés. Et il n''y a aucun mal à ce que quelqu’un gagne de l’argent tant qu''il le fait honnêtement.

 Que faire de cet argent?

Pour ma part, chaque roupie gagnée est réinvestie dans l’économie mauricienne. Je suis issu d’une famille qui a beaucoup travaillé et qui continue de croire en la valeur du travail. Nous comptons près de 6 000 employés au sein de GML qui font vivre chacun une famille. De mon côté, chaque matin, je remets sur le métier ce qu’il faut tisser.

 Et la perception qu’il n’y a qu’un petit groupe qui contrôle tout le capital…

Ce tabou des cinq familles a fait son temps. Lorsqu’on analyse objectivement les données, on observe que d’autres familles sont devenues très prospères à Maurice. Le monde des affaires va très vite. L’important, c’est que chacun soit à la place qu’il mérite. Et que l''on cesse de regarder dans la poche de l’autre! Je suis pour que l''on donne à tous la chance d’agir et de travailler honnêtement et selon ses compétences.

 Quel regard jetez-vous, de manière générale, sur la société mauricienne?

Je fais partie intégrante de la société mauricienne. Je suis Mauricien à 100%. Mais je ne suis pas sûr qu’elle existe vraiment en tant que telle, cette fameuse société mauricienne. Aujourd’hui, il existe un sentiment, bien souvent alimenté par les politiques, qu’il est préférable de naître hindou, catholique ou musulman plutôt que de naître Mauricien. En outre, certains leaders d’opinion et d’obédiences religieuses utilisent leur force de persuasion pour rassembler plusieurs milliers de personnes sous l’unique bannière de leur foi. Au lieu de fédérer la population sous une même unité identitaire, ces derniers fragmentent chaque jour davantage la société mauricienne en créant des identités hindoue, musulmane, créole, reposant sur un mode de classification ethnique… Parallèlement à cette somme d''identités morcelées, le patriotisme nous fait actuellement défaut et on flirte avec une certaine «libanisation» de la société mauricienne.

 Quelles en seraient les causes?

On ne retrouve pas suffisamment cette identification au drapeau comme cela peut exister aux Etats-Unis, par exemple. Il n’y a aujourd’hui presque personne qui ait ce désir, cette énergie et cette volonté de pousser à la construction d’une véritable identité mauricienne. En outre, les valeurs s’effondrent. De quoi demain sera-t-il fait? Je ne le sais pas. Je ne sais pas non plus dans quel environnement mes enfants, de 5, 9 et 12 ans aujourd’hui, grandiront demain. Qui propose une vision à long terme? On se complaît dans la société de consommation. Un moyen de s’occuper à défaut de se lancer dans des réflexions profondes? Cette société qui rime avec marchandages politiques m’inquiète.

 «On a besoin d’une nouvelle élite politique à Maurice»

 En contrepartie, il y a des atouts qui nous permettent d’espérer…

Nous avons effectivement la chance d’être TOUS issus de l’immigration. Une immigration volontaire, forcée et payée à la fois. Nous sommes tous un peuple accueillant. Tous venus de quelque part avec ce même impératif de vivre ensemble. Mais si nous ne faisons pas attention, la nouvelle génération incarnera la plus grosse faillite du système éducatif mauricien. Après plus de 30 ans d’éducation gratuite et près de trois générations après, il n’y a pas eu réforme majeure à ce système. Dans un contexte évolutif où il faut être au top pour s’imposer en tant que Nation, nous risquons d''en payer un jour de lourdes conséquences. Pour moi, l’éducation reste la solution. Je suis également attristé, à ce chapitre, de voir des hommes politiques utiliser ce vivier de jeunes à des fins purement électorales sans mesurer les répercussions que cela aura sur tout le pays. On a besoin d’une nouvelle élite politique à Maurice qui aura appris des ainés mais serait affranchi des carcans de ces derniers!

 Qu’est-ce que vous reprochez à l’actuelle classe politique?

Reprocher certainement pas, mais je fais un constat. Je constate qu’il n’y a pas véritablement une vision pour l’île Maurice de demain, celle de 2020, de 2050. La politique mauricienne reste clientéliste et opportuniste. Elle a une action ancrée dans le court terme, sans réellement proposer de plan d’avenir. La classe politique navigue au gré des mandats de 5 ans. Heureusement que le navire n’a pas fait de naufrage jusqu’ici. Est-ce la résilience (encore celle-là) des Mauriciens de cœur? Cependant, on se retrouve désormais avec une société de consommation, une société du prêt-à-penser. Une société dont les valeurs sont corsetées par des considérations religieuses voire castéistes quelquefois.

 Il faudrait donc un bond. Mais pour aller vers quoi?

Je ne voudrais pas idéaliser l’être humain et le monde. Mais j’ose espérer une société un peu plus juste, plus proche des problèmes écologiques, plus proche également des gens qui vivent dans la pauvreté. Le monde avance rapidement. Le laxisme qui condamne notre système d’éducation et notre système de santé au statu quo est suicidaire. Dans le monde du travail, je voudrais davantage voir une société qui montre à ses citoyens comment pêcher plutôt que de vouloir systématiquement acheter son poisson. Le bond économique, on l’a fait. C’est une saillie en termes de mentalité qu’il faut maintenant.

 On sent une certaine colère en vous. Elle serait due à quoi?

Il n’y a pas de colère. C’est plutôt l’immobilisme qui m’agace. On dispose des ingrédients pour mieux faire, pour faire différemment. Je trouve regrettable que les choses n’aillent pas mieux. La pire des choses, c’est de ne pas prendre de décision. Le politique, lorsqu’il arrive au pouvoir, consacre la première moitié de son mandat à essayer de stabiliser les choses, et, l’autre moitié, à faire de la politique partisane. Il passe à côté de nombre d’initiatives qu’il aurait dû prendre et pour lesquelles il est mandaté par le Peuple. Que ce soit dans les secteurs de l’éducation, de la santé ou du transport pour ne citer que ceux-là. A titre d’exemple, on entend continuellement parler de ring-road. Mais concrètement, rien n''aboutit. Or, j’ai l’impression que lorsque l’intérêt national n’est pas en adéquation avec l’intérêt individuel, c’est ce dernier qui prime. Il y a souvent une extrême timidité politique pour faire avancer les choses.

 Les politiques sont certes à blâmer mais, sur la question du financement politique, le monde des affaires n’aurait-il pas quelque chose à se reprocher?

Le secteur privé a cette responsabilité de s’assurer que la démocratie marche correctement. Cela passe, dans une certaine mesure, par les donations privées ou individuelles aux partis politiques. Or, il serait plus approprié que cette responsabilité revienne à l’Etat. Il faudrait l’inscrire dans nos lois. L’Etat financerait ainsi les partis selon des règles strictes de représentativité, en excluant évidemment les mouvements sectaires. Les donations du privé devraient, à mon avis, se faire dans le cadre du Good Governance. Reste la question des caisses noires. Est-ce qu’il en existe? Je pense qu’elles existent mais certainement pas chez nous.

 C’est en fin de compte une complicité tacite entre l’Etat et le secteur privé sur ce dossier du financement des partis?

J’aurais surtout pensé que la nouvelle génération de politiques jouerait le jeu de l’ouverture. Que les comptes des partis seraient audités. Je le répète, il n’y a pas de mal à gagner de l’argent. Mais cela se fait dans le respect des règles et dans la transparence. Il faut bien l’admettre: à Maurice, il n’y a pas de politiques riches. Dans d’autres pays, c’est l’inverse qui est vrai et qui donne donc une certaine indépendance à ces derniers. C’est ce genre de débats que devrait encourager le Joint Economic Council. Et ce dernier devrait se faire entendre plus souvent et, surtout, s’assurer d’être écouté au plus haut niveau afin que nous puissions avoir une vision partagée de l’Ile Maurice de demain. Une Ile Maurice encore meilleure car les réflexions que j''avance n''enlèvent rien à mon amour de ma patrie. Il fait toujours bon vivre ici pour le fervent Mauricien que je suis.

 Voir aussi l''interview d''Arnaud Lagesse en vidéo

 


Mes impressions

Arnaud Lagesse n’est pas de ces hommes qui offrent leurs photogénies pour un moment de gloire éphémère dans les médias. Il ne se laisse pas non plus portraiturer facilement. Il veut bien évoquer les sujets qui lui sont chers. Mais il y a une ligne à respecter entre l’être intime/ l’homme de famille et le patron d’entreprise qui prend parole et fonction en public.

Il aurait pu, comme ces patrons qui ont fait vœu d’abstinence médiatique, se murer dans un silence et laisser la société se débattre avec ses maux. Arnaud Lagesse préfère, lui, en parler. Ouvertement, sans langue de bois.

L’homme n’hésite pas. Il ne calcule pas. Le débit est vif. A chaque question, il y a dans un coin de sa mémoire une réponse. Sans être manichéen, certaines idées sont arrêtées. Mais l’impression est nette qu’il ne se laisse pas figé. Si la parole instantanée traduit des pensées prêtes, la réflexion est pourtant, chez lui, un processus continu.

Comme sa parole, Arnaud Lagesse est un homme simple. On le voit dans son contact avec ses collaborateurs. Ni star du monde des affaires, ni patron qui pratique les vieilles méthodes de la terreur du personnel, il prend son monde avec l’état d’esprit de celui qui veut donner leur chance aux autres. De temps à autres, un petit regard en coin et un frémissement des sourcils rendent compte de son sens de l’observation.

Ce sont probablement ces temps d’arrêts qu’il met à profiter pour observer la société dans laquelle il vit. Et qu’il aime. Et à laquelle il s’identifie. Il ne veut laisser aucun doute là-dessus et il y parvient. Il tient la société mauricienne dans son cœur. Alors il ne peut être insensible à ces mécanismes sociaux qui pervertissent la politique et le débat sur l’ethnicité.

C’est ce qui explique un discours dépourvu d’hypocrisie et de pathos.

La même franchise lui permet d’évoquer quelques tabous. Il le fait bien comprendre. Il n’y a pas que les blancs qui sont riches. Les carences de la classe politique l’horripilent. Le mercantilisme que certains pratiquent au nom de la morale l’exaspère. L’éducation, le civisme, l’économie, le secteur public… Il en parle mais en évitant les lieux communs.

En ce sens, Arnaud Lagesse incarne une aspiration et une inspiration de la société mauricienne.

N.E.

Nazim ESOOF