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Edwy Plenel : «Il faut savoir désobéir»

8 mars 2014, 12:23

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Edwy Plenel : «Il faut savoir désobéir»

Il a l’oeil rieur et la moustache qui frise de plaisir. Comme on le comprend : avec 100 000 abonnés en ligne de mire, Mediapart s’apprête à entrer dans la cour des grands. Huit ans après son éviction du Monde, Edwy Plenel savoure. Il était l’invité du Salon du livre hier. Rencontre.

 

■ Il était une fois un adolescent vivant en Algérie. À la mort de Che Guevara, en 1967, il écrit deux lettres de solidarité : l’une au peuple cubain, l’autre à la famille du défunt. Il les fait signer par sa classe, puis les dépose solennellement à l’ambassade cubaine…

(Sourire) L’anecdote est vraie. Cette histoire est le point de départ de qui je suis. Je me suis identifié très tôt aux révoltes du monde. C’est toute ma jeunesse, je ne la renie pas.

 

■ Près d’un demi-siècle plus tard, l’ex-ado en révolte incarne le Che de la presse libre. Il n’écrit plus des lettres mais fait rouler des têtes…

Oh, le Che serait prétentieux! Je préférerais être lesous-commandant Marcosdu journalisme, car il défend une cause collective et il a le visage masqué pour éviter le culte de la personnalité.

 

■ Pourtant, on vous voit partout à visage découvert faire la leçon à une profession que vous accusez de se vautrer dans les compromissions…

Je conteste les termes « faire la leçon » et « se vautrer ». J’ai une haute idée de la responsabilité démocratique du journalisme. Or à notre époque, afficher ses convictions avec enthousiasme est perçu comme de la supériorité, alors que je défends juste mon chemin.

 

■ Sur ce chemin, dites-vous souvent, « le pire ennemi est le divertissement »…

Je refuse de blaguer de tout. Je refuse le flux, l’immédiateté, les formats courts, la superficialité. Tout cela n’est pas de l’information, c’est du divertissement, de la recherche d’audience, il faut capter le plus grand nombre. L’information, c’est ce qui dérange, ça ne peut pas être le plus grand nombre. Le talk-show, pour moi, est une imposture qui corrompt notre métier. La compétence d’un journaliste n’est pas de commenter, mais de produire des informations d’intérêt public, vérifiées et documentées, afin que le lecteur soit libre dans ses choix et autonome dans sa réflexion.

 

■ À Maurice, si une chaîne de télévision privée veut voir le jour, elle doit se cantonner au divertissement…

J’ai appris cela, c’est à pleurer. Je n’ai rien contre le divertissement, mais ce n’est pas la vie démocratique. Qu’est-ce qui lui donne sa vitalité, qu’est-ce qui maintientlavigilance citoyenne ? C’est la libre information dans un pluralisme médiatique. La démocratie ne consiste pas juste à élire des représentants, il faut la faire fonctionner tous les jours, comparer les promesses et les actes, et ça, c’est notre affaire !

 

■ Peut-on parler de pluralisme quand un monopole d’État s’exerce sur l’information télévisée ?

Non, évidemment. Le pluralisme a deux adversaires : le pouvoir d’État et les groupes privés qui ont parfois des intérêts à défendre. En France, il n’y a pas de monopole d’État, mais l’ensemble des médias privés est sous le contrôle de groupes industriels qui n’ont rien à voir avec les métiers de l’information. Ils sont dans l’armement, l’aéronautique, le luxe, les banques, l’import-export ou le bâtiment et les travaux publics.

 

■ Il existe à Maurice de fortes tensions entre le pouvoir politique et la presse. N’est-ce pas un gage de vitalité démocratique ?

Effectivement, c’est une bonne chose que la presse soit en conflit avec le pouvoir, c’est un hommage à l’indépendance des journalistes. En revanche, quand quelqu’un est aux plus hautes fonctions, il n’est pas admissible qu’il se moque de la liberté de la presse. Cette liberté est un droit fondamental des citoyens, et non pas un privilège de journalistes.

 

■ Nous avons à Maurice un autre moustachu célèbre, Paul Bérenger. Le connaissez-vous ?

De nom, bien sûr ! C’est toute l’histoire de la politique mauricienne (enthousiaste), le MMM des années 70, je connais bien, j’ai suivi tout ça. J’ai un très bon ami mauricien qui travaille en France à Amnesty International, Gaëtan Mootoo. C’est mon pédagogue sur la politique mauricienne.

 

■ Pourquoi faire 10 heures d’avion pour participer à des discussions de salon ?

Ce ne sont pas des discussions de salon. Si j’ai répondu à l’invitation mauricienne – en l’occurrence pour mon livre « Le droit de savoir » –, c’est pour défendre ce que j’ai à coeur, la nécessité d’une presse libre et indépendante. J’étais en Jordanie il y a deux mois, en Algérie, en Argentine, les idéaux démocratiques et professionnels n’ont pas de frontières. Notre métier vit une immense crise, parler du laboratoire Mediapart peut être utile à tout le monde, je viens avec ça, pas pour des conversations de salon.

 

■ Mediapart a bâti sa réputation sur l’indépendance (l’absence de publicité) et l’investigation (les révélations sur le compte suisse de Cahuzac ou les liens entre le pouvoir sarkozyste et l’héritière de L’Oréal). Faire tomber des puissants, est-ce une obligation pour continuer d’exister ?

Je n’ai vraiment pas cette obsession. Si Cahuzac avait démissionné après nos révélations, l’affaire n’aurait duré que 15 jours. C’est leur acharnement dans le mensonge qui a fait des dégâts. Je l’ai dit à François Hollande, mais il a préféré croire à un conte pour enfant : « Rendez-vous compte, Cahuzac nous a dit les yeux dans les yeux qu’il n’avait pas de compte en Suisse ! ». Mais depuis quand en politique on ne ment pas les yeux dans les yeux ?

 

■ Quels sont les résultats de Mediapart en 2013 ?

Les comptes ne seront publiés que la semaine prochaine, mais il n’y a pas de secret. Nous avons fait 7 millions d’euros de chiffre d’affaires et dégagé un résultat net proche d’un million d’euros. Ce ratio est digne d’un fonds spéculatif mais le but n’est pas de s’enrichir. Mediapart occupe une place à part dans le paysage médiatique, nous ne vivons que des abonnements de nos lecteurs, notre seule recette. Cette indépendance, nous voulons la renforcer atteignant les 100 000 abonnés (84 000 aujourd’hui, Ndlr), c’est l’objectif pour cette année.

 

■ Et l’objectif à moyen terme ?

Mon rêve serait de transformer Mediapart en une société de presse à but non lucratif, une sorte de fondation qui développerait d’autres journaux numériques. Nous y travaillons. J’ai 61 ans, je me donne jusqu’à 65 ans pour accomplir la réussite complète de Mediapart, c’est-à-dire une stabilité financière solidement installée et une indépendance éditoriale durablement protégée.

 

■ Les comptes étaient à l’équilibre au bout de 2 ans et demi seulement, ça vous a surpris ?

Pour nous, la vraie surprise, c’est que nous progressons tous les jours. Depuis le lancement (le 16 mars 2008, ndlr), il ne se passe pas une seule journée sans que de nouveaux lecteurs s’abonnent.

 

■ Comment expliquez-vous cette réussite ?

Il y a deux raisons. D’abord, notre modèle entrepreneurial. Je ne crois pas au modèle de la gratuité pour de l’information à forte plus-value générée par des rédactions très compétentes. Nous avons donc été les premiers – et il y a toujours une prime au premier – à défendre le modèle payant, sans publicité, en nous en donnant les moyens. Concrètement, ça veut dire...

 

■ Concrètement…

Un budget de cinq millions d’euros pour nous lancer et le recrutement de 25 journalistes expérimentés. Cet argent nous a permis de tenir les trois premières années, jusqu’au point d’équilibre. Je ne voulais pas que Mediapart soit un lieu de précarité. Vous voulez des policiers intègres ? Payez-les bien. Vous voulez des journalistes indépendants ? Payez-les bien. Donc, premièrement, nous avons eu une intuition juste. Je suis très immodeste en disant cela, mais on a été les seuls dans le monde à l’avoir, et elle commence à faire école.

 

■ La deuxième raison ?

C’est la crise démocratiquefrançaise. Mediapart est issuede la perte d’indépendance,en termes capitalistiques, duMonde et de Libération. Nousavons repris le flambeau d’unjournal de journalistes qui n’aaucun fil à la patte. Du coup,nous avons des audaces qued’autres n’ont plus.

 

■ Après six ans d’existence, quelle est votre plus grande découverte ?

Je ne savais pas que le numérique permettait de faire un meilleur journalisme que celui de l’objet fermé papier. Un journalisme plus documenté, plus durable, plus en profondeur, plus en relation avec le lecteur. Je ne m’y attendais vraiment pas, j’ai découvert cela en marchant.

 

■ Grâce à Internet, les trois coûts principaux d’un journal (le papier, l’imprimerie et la distribution) ne sont plus incontournables. Pourquoi, dès lors, ce modèle peinet- il à s’imposer ?

Parce que la vieille presse a rendu ses lecteurs schizophrènes. D’un côté, elle leur dit « achetez mon journal papier car il a de la valeur ». De l’autre, elle donne gratuitement le même contenu sur Internet !

 

■ Closer vous a « grillé » le scoop de l’année. Comment l’avez-vous vécu ?

Nous savions depuis un an qu’il y avait cette autre relation sentimentale du président de la République. Nous avons commis l’erreur de considérer que c’était privé et de ne pas enquêter. Nous aurions dû enquêter et voir après si l’on publiait ou pas.

 

■ Craignez-vous le plantage fatal ?

Tous les jours. Mediaparta atteint un tel crédit que lejour où nous ferons une erreur,ce sera la curée.

 

■ Vous-même y avez goûté sur la route du Panama…

C’est ma seule erreur (en 1991, il se lance sur une affaire de blanchiment d’argent du Parti socialiste au Panama et publie sans vérifier une histoire fausse, ndlr). J’ai fait une sortiede route, j’ai oublié quej’étais journaliste, je me suis pris pour un romancier. Nonseulement je ne m’en suis pascaché, mais j’ai moi-mêmemédiatisé cette erreur dansun livre, La part d’ombre.

 

■ Quelle est la part d’ombre de Mediapart ?

Nous avons tiré la leçon des gros paquebots où nous étions. Les belles et grosses machines, parfois, s’échouent sur les récifs ; cela ne nous arrivera pas. Mediapart est une petite vedette rapide qui peut traverser les frontières au nez et à la barbe des douaniers. Nous sommes une équipe très collective, très horizontale, qui moque le patron en faisant du Plenel bashing (sourire).

 

■ Pourquoi Mediapart a-t-il fraudé le fisc ?

Mediapart n’a pas fraudé le fisc.

 

■ S’appliquer sciemment un taux de TVA erroné, vous appelez ça comment ?

Il faut savoir désobéir quand c’est injuste. Cette attaque fiscale est discriminatoire, déloyale et partisane. Nous ne nous laisserons pas faire (le site fait l’objet d’un redressement fiscal d’un million d’euros pour s’être appliqué une TVA réduite à 2,1 %, celle de la presse papier, au lieu des 19,6 % que lui imposait son statut de presse en ligne, ndlr).

 

■ Pour un média qui dénonce l’évasion fiscale, avouez que cela ne manque pas de sel…

(Il coupe) Non, non ! Mediapart est un journal, nous estimons avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs que toute la presse. L’administration fiscale était en retard d’une révolution numérique, le vote unanime de l’Assemblée nationale nous a donné raison (les députés ont entériné le mois dernier la baisse de la TVA à 2,1 % pour la presse en ligne, ce qui n’efface pas pour autant l’ardoise fiscale de Mediapart, ndlr).

 

■ Etonnant pour quelqu’un qui a écrit que « chercher à échapper à l’impôt, c’est faire le choix de la barbarie du chacun pour soi »…

Je parlais des individus, je paie mes impôts au centime près. Tout cela est un faux procès. La position de Mediapart était d’intérêt public pour moderniser un secteur industriel en crise. Nous avons été un réformateur utile à toute la profession. Encore une fois, il faut savoir dire « non » quand c’est injuste.

 

■ « Dire non », c’est le titre de votre dernier livre qui vient de paraître. Non à qui ?

Aux monstres. Ceux qui ont été lâchés dans le débat public en France. Les monstres de la haine de l’autre qui est une haine de soi, les monstres de la passion de l’inégalité, de l’exploitation de la peur. Ils discriminent nos compatriotes de culture musulmane, ils désignent les Roms, ils agitent le racisme archaïque de la traite négrière, ils s’en prennent aux femmes, aux homosexuels. Ces monstres ont été libérés par la présidence Sarkozy qui les a exploités. Ils sont aujourd’hui très actifs parce que le pouvoir de François Hollande ne mobilise pas, il ne crée pas la dynamique qui ferait rentrer ces monstres à l’endroit qu’ils n’auraient jamais dû quitter, c’est-à-dire nos cauchemars.

 

■ L’ambassadeur de Cuba, en 1967, vous a reçu comment ?

Il s’est contenté de m’offrir du Coca Cola, la boisson des impérialistes. Vous imaginez ma déception (rire)…