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Issa Wachill : «Je suis aujourd’hui mauricien, palestinien et français»

11 mars 2010, 11:58

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Issa Wachill, vous avez quitté Maurice pour faire des études supérieures en France. Comment cela s’est-il passé et qu’avez-vous découvert en arrivant en France ?

J’ai quitté l’île Maurice au début de 1968. J’ai débarqué à Marseille par un petit matin ensoleillé, un jour de mai.

Le début de Mai 68. La France était en ébullition. Le pays était paralysé. De toute façon, comme je n’avais pas un sou, je ne pouvais pas me rendre à Paris.

Un jeune Français que j’avais rencontré à bord, et qui était tout aussi à court d’argent que moi, m’a initié à l’auto-stop. Nous avons fait le trajet ensemble, en nous arrêtant çà et là quand nous ne pouvions faire autrement. Pour survivre, nous avons travaillé quelques jours dans un restaurant, une semaine dans une auberge de jeunesse... Je ne possédais en tout et pour tout que les vêtements que je portais – en piteux état après ce long voyage ! – et une paire de chaussures éculées. Qu’importe ! C’était le début d’une nouvelle vie. En quelque sorte, tout était à faire ou à refaire. Mais cela, je ne l’ai compris que plus tard.

Je suis arrivé à Paris alors que Mai 68 battait son plein. Je passe sur les détails, mais imaginez un instant un jeune venant de sa petite île natale de l’autre bout du monde et qui est soudain comme submergé, emporté par le tourbillon qu’était ce mouvement de contestation !

Au moment de partir, est ce que vous pensiez déjà rallier la cause palestinienne ?

Non ! C’est à la faculté des lettres, et donc dans la mouvance estudiantine, que j’ai été amené à m’engager dans le combat des Palestiniens.

À la fac et dans les milieux associatifs, j’ai fait la connaissance de Palestiniens qui menaient le même combat. Ensemble, nous avons commencé à rédiger et distribuer des tracts, à publier et coller des affiches. C’est ainsi que je suis allé à la rencontre de la Palestine et que j’ai commencé peut-être à affirmer inconsciemment ma « palestinité ».

Vous vous définissez comme palestinien, vous vous sentez palestinien ? Et qu’en est-il de vos origines mauriciennes? Et la France dans tout ça? Elle ne vous a pas marqué ?

Mais je n’ai jamais renoncé à mes origines ! L’île Maurice restait et reste le pays de mon enfance, avec tout ce que cela comporte d’affectif. La France ? Je dis toujours que la France est le pays où j’ai grandi intellectuellement et sentimentalement.

Cela n’a pas de prix. C’est aussi le pays de ma culture, qui m’a permis de faire des études et où j’ai trouvé accueil, amitiés multiples, soutien – pour moi même et ma famille dans les moments les plus difficiles. Pour ce qui est de la Palestine, je dirais que c’est la patrie de ma différence. Cette terre et ce peuple ont radicalement transformé mon existence.

La Palestine, c’est une façon de tenir bon, et une façon d’être, çà et là.

Depuis bientôt 37 ans, la Palestine me porte comme une force de vie par-delà les aléas de la vie.

Au début, tout cela restait évidemment au niveau du vécu, sans que je ne me pose trop de questions, sans chercher à «conceptualiser». Plus tard, j’ai réfléchi à ce qu’avait écrit Jean Genet sur son expérience palestinienne : le fait qu’elle le transformai et que cela lui paraissait essentiel.

Au niveau de votre vécu donc, vous vous sentez à la fois mauricien, français et palestinien. Une identité culturelle multiple, plurielle…

Oui, comment en serait-il autrement quand toutes ces influences vous marquent avec autant de force ... Vous savez, l’île Maurice est toujours restée présente en moi, et cela où que je me trouve : en France, au Liban, en Tunisie, en Belgique…

Et la Palestine, je la vis au quotidien, mais aussi dans sa permanence universelle. Je partage le combat des Palestiniens – un combat qui est devenu le mien – parce qu’il relève, je pense, d’une exigence morale de justice et d’accomplissement de notre humanité. Et bien évidemment, comment ne pas évoquer le rôle fondateur de la France dans la conquête de cet espace qui est celui de la liberté au sens moderne du terme. Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore, oui, je me sens aujourd’hui mauricien, palestinien et français.

Quand avez-vous pris conscience de la situation des Palestiniens ? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous rapprocher d’eux pour les soutenir dans leur combat ?

Comme je l’ai dit, étudiant à Paris déjà, je ressentais la situation des Palestiniens comme un drame humain et comme une grande injustice historique.

Mais c’est à Beyrouth, à partir de 1973, que j’ai pleinement pris conscience de cette réalité. Au fur et à mesure, leur quotidien devenait «mon quotidien».

Tout se passait comme si, vivant parmi ces déracinés qui se réinventaient chaque jour pour exister, dans leurs camps de réfugiés, je me réinventais moi-même.

Un éternel recommencement ?

Gilles Deleuze disait des Palestiniens qu’on ne leur avait jamais donné d’autre choix que de se rendre sans condition… ou de disparaître, ce qui revenait au même. Dès le départ on avait décidé qu’ils n’existaient pas. Rappelez-vous le slogan sioniste : «Une terre sans peuple pour un peuple sans terre». Ainsi, les Palestiniens ont-ils toujours eu, depuis 1948, et même avant, à se battre pour ne pas disparaître. Dans les camps de l’exil, les villages rasés, les quartiers d’origine se reconstituaient. Jusqu’aux noms des enfants, de génération en génération, qui sont là pour rappeler : Bissane, Carmel, Haïfa… Peut-on raser la mémoire ?

Les Palestiniens, plus que tout autre peuple je crois, sont portés par la nécessité, à partir de l’histoire, de se réinventer un devenir. Ainsi, ai-je appris parmi eux que la vie était à l’oeuvre malgré l’horreur qui souvent s’insinue dans le creux du quotidien.

En 1973, vous vous êtes rendu à Beyrouth. Pourquoi Beyrouth, pourquoi le Liban ?

En 1972, j’ai rencontré celle qui allait devenir mon épouse, et la mère de mes deux enfants : Véra, une chrétienne libanaise. Nous nous sommes connus à Bordeaux où tous deux nous suivions un stage. C’est ainsi que j’ai quitté Paris pour me rendre au Liban.

Que faisiez-vous à Beyrouth ?

J’ai d’abord enseigné. Parallèlement, je collaborais comme bénévole au Département de l’Information de l’OLP (NdlR : Organisation de libération de la Palestine). Puis, je me suis aperçu qu’il était difficile de concilier les deux activités. J’ai donc renoncé à l’enseignement.

La même année, j’ai adhéré au Fatah, où je comptais déjà plusieurs amis proches, et suis devenu cadre de l’Information unifiée de l’OLP (Département de l’Information extérieure). Dans mon cheminement intellectuel, ce choix a été décisif.

Il est intervenu comme une rupture, mais en même temps comme une manière de tisser le lien entre un engagement de nature politique et un champ plus humain, je dirais même plus poétique…

 

Noor Adam ESSACK