Publicité

Jameel Peerally : « Ceux qui s’écartent de la voie tracée, on essaie de les ramener dans un moule »

8 juillet 2010, 14:03

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

lexpress.mu | Toute l'actualité de l'île Maurice en temps réel.

Après la saisie de son documentaire qui porte sur le Subutex et l’héroïne à Maurice, le photographe Jameel Peerally dénonce un système coercitif où toute action qui sort des sentiers battus est rejetée par la société.

? Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser ce film ?

Il faut dire que depuis un bon bout de temps, cette idée me trottait dans la tête. J’en ai discuté avec Cédric Palan, qui fait fonction de directeur de la photographie pour le fi lm et qui est l’un de mes anciens élèves en photographie. Lui, il en a parlé avec le travailleur social Dany Philippe, du Centre de Solidarité. C’est ainsi que d’autres travailleurs sociaux dans les milieux de la drogue, comme Ally Lazer et Kadress Runghen, ont été mis dans le coup. Ce documentaire était devenu une nécessité depuis longtemps. Le fléau de la drogue a pris une telle ampleur dans ce pays. Moi, étant un homme de terrain, je peux en témoigner. Si nous, les jeunes, ne réagissons pas et laissons les choses entre les mains de quelques travailleurs sociaux seulement, la situation n’ira qu’en empirant. Il y a tout un travail d’éveil de la conscience collective à faire dans ce domaine. C’est la raison pour laquelle nous avons financé et réalisé ce film. Il faut ouvrir les yeux de la société sur certains fléaux. Donc, nous avons décidé de réaliser le documentaire dans le cadre de la 23e Journée mondiale contre les drogues et le trafic de drogues.

? Que présente ce documentaire ?

Le film commence avec une préparation d’héroïne. Un grand-père de 53 ans qui s’appelle David effectue cette préparation avant de se shooter. Nous proposons une interview de cet homme. Il y a aussi des images d’échanges de seringues à Batterie Cassée. Il y a des interviews de trafiquants et d’anciens trafiquants de drogue. Une mère de famille témoigne comment elle a enterré ses deux fils à cause de la drogue. Enfin, il y a les interviews de quelques travailleurs sociaux.

? C’est votre premier documentaire. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

J’ai déjà réalisé des vidéos musicales avant mais ce documentaire a été une riche aventure en termes d’émotions. Il nous a mis au contact de la souffrance humaine. Nous avons vu la détresse de nos frères et soeurs mauriciens. Les toxicomanes sont des personnes qui basculent dans un état de zombies. Nous avons aussi beaucoup appris sur le trafic de drogue. Nous avons pu voir comment des victimes sont arrêtées comme trafiquants alors que certaines d’entre elles ne possèdent même pas une bicyclette. Il y a des personnes de l’équipe de tournage qui étaient en larmes face à des témoignages. C’est l’intensité de cette expérience. Comment expliquer que des enfants traversent des ruelles où traînent des seringues ? Moi, en tant que père de trois enfants, je ne peux rester insensible et indifférent à cela. Nous devons tous prendre conscience de certains faits et agir en conséquence. Sinon, il sera trop tard et le monstre continuera à gangrener la société mauricienne.

? Comment a été accueilli ce film par ceux qui l’ont vu ?

C’est la première fois que je vois une assistance rester immobile pendant la projection d’un film. L’émotion était à son comble.

? Comment expliquer que la police ait procédé à la saisie du film ?

La police nous avait interdit de le projeter en public. Sur intervention du père Jean-Maurice Labour, il y a eu une projection privée dans la cour de la cure de la cathédrale St-Louis, le 26 juin dernier. Y assistait aussi le député Ameer Meeah de Port-Louis. C’est lui qui a voulu poser une question au Premier ministre sur ce film mardi dernier, au Parlement. A partir de là, la police s’est mise à ma recherche. Je lui ai fourni une copie du fi lm. Le 7 juillet, en sa présence, le fi lm a été présenté au comité de censure. La police attend le rapport de ce comité avant de savoir quoi faire.

? Ressentez-vous cela comme un acte de censure ?

Bien sûr. Nous, nous avons seulement voulu aider le pays. Quel signal envoyez-vous aux jeunes lorsque vous agissez ainsi? Les encouragez-vous à prendre de telles initiatives? Alors que nous nous attendions à avoir le soutien du gouvernement, c’est le contraire qui est en train de se passer.

? Avez-vous l’impression que ceux qui sortent des sentiers battus demeurent incompris ?

Entièrement. Dès que vous vous écartez de la voie tracée, on essaie de vous ramener dans un moule. Nous devons savoir dans quel siècle nous vivons. On ne peut plus empêcher les informations de circuler. Interdire ce fi lm, ce serait aider les trafiquants de drogue. Et à Maurice, nous interdisons un peu tout. Tout est à revoir dans ce pays. Bien des choses ne fonctionnent pas ici. Nous ne pouvons rester sans agir et attendre que le gouvernement fasse tout. Nous devons aider celui-ci et le critiquer lorsqu’il fait mal les choses. J’espère que les autorités comprendront le sens de ce fi lm afin que nous puissions le projeter auprès de nos jeunes. Nous espérons avoir l’autorisation de le projeter dans les écoles publiques. Notre jeunesse est menacée par la drogue et le sida. Faisons le choix de ne pas la détruire davantage.

? Justement, pensez-vous que les Mauriciens sont suffisamment conscients de certaines choses, comme la toxicomanie, qui se passent dans leur pays ?

Souvent, j’ai l’impression que nous vivons dans des bulles. Nous sommes contents de pouvoir nous occuper de nos familles. Mais là s’arrête notre engagement. Nous n’arrivons pas à sortir de nos bulles et de notre zone de confort. Si nous ne changeons pas d’attitude, nous continuerons à travailler contre le pays. Nous ne pouvons rester indifférents à ce qui se passe de l’autre côté de la rue. Autrement, la rue entrera dans nos foyers. Et cela a déjà commencé. Il faut réagir.

? Pensez-vous que les intellectuels et les artistes s’engagent suffisamment sur le terrain social ?

Souvent, les intellectuels font preuve d’une connaissance théorique. Souvent, aussi, les recherches ne reflètent pas la réalité ce ne sont que des exercices de théorisation. Pour preuve, je dirai que l’université de Maurice est une véritable faillite. Par contre, les artistes sont sur le terrain. Nous sommes au contact de la réalité. Nous nous adressons à la société avec notre sensibilité. Je suis heureux que nous soyons encore plus nombreux à vouloir faire des choses après la réalisation de ce documentaire sur la drogue. Il y a une volonté de réunir les forces en ce sens. Une dynamique se met en place. Des projets se dessinent. Si nous ne prenons pas les choses en main, nous faillirons à notre responsabilité d’artistes.

? Vous avez d’autres projets dans le même sens que ce documentaire sur la drogue ?

Oui, dont un sur la pauvreté. Nous oeuvrons toujours avec des travailleurs sociaux qui nous ouvrent beaucoup de portes. Je dois également saluer la participation volontaire de certains de mes élèves en photographie.

Propos recueillis par Nazim ESOOF

Nazim ESOOF