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Jean-Baptiste Michel, mathématicien et créateur de génie :«J’aimerais me reconnecter avec la communauté des innovateurs mauriciens»
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Jean-Baptiste Michel, mathématicien et créateur de génie :«J’aimerais me reconnecter avec la communauté des innovateurs mauriciens»
C’est un jeune conférencier de TED.com, qui a reçu les éloges du Wall Street Journal et du New York Times, entre autres journaux, et qui jongle avec des zettabytes (un chiffre suivi de 21 zéros). Jean-Baptiste Michel veut aider les innovateurs mauriciens à percer...
Jean-Baptiste Michel, un mathématicien d’origine mauricienne qui fait la Une du New York Times, c’est une probabilité assez faible. C’est quoi votre formule de réussite ?
Je pense que c’est une combinaison de facteurs qui, ensemble, augmentent considérablement les chances de succès. Par exemple, je me pose beaucoup de questions du genre: «Pourquoi les filaos font dix mètres de haut, et pas plutôt trois mètres ou trente ?» ; «pourquoi une table s’appelle table et pas quelque chose d’autre?» ; «est-ce que les grains de sables se forment par brisure successive de cailloux de plus en plus petits, ou plutôt par arrachage de petits grains de gros cailloux ?»… Dans beaucoup d’environnements, ces questions ennuient l’entourage, qu’il soit familial ou scolaire. Pas dans mon cas. J’ai eu la chance d’avoir une famille qui ne me disait pas de me taire quand je lui demandais ce genre de choses. Puis j’ai été dans un milieu universitaire où les gens étaient curieux, ouverts et posaient ce genre de questions bizarres.
Donc, je pense que, dans mon cas, les trois facteurs qui font que ça marche pas trop mal sont d’abord une curiosité naturelle pour des choses très variées. Ensuite, un parcours scolaire qui m’a donné les outils scientifiques et techniques pour que je puisse commencer à répondre aux questions que je me posais. Et enfin un environnement professionnel (dans ce cas, l’université) très enrichissant où les gens se concentrent sur ce qu’une idée peut avoir de bon (au lieu de voir d’abord ses points faibles), aussi bizarre puisse-t-elle sembler au départ.
Il y a un autre facteur qui, peut-être, aide aussi: je n’aime pas trop les chemins bien balisés. Ma préférence personnelle est nettement pour les choses qui ne sont pas encore explorées. Le risque d’explorer et de se planter est bien grand, mais quand on trouve quelque chose, c’est vraiment fantastique.
On vous a aussi vu en conférencier pour TED.com, qui a eu des millions de «hits». Comment vivez-vous ce statut de star ?
C’est dur, j’ai maintenant deux gardes du corps en permanence, je parle aux gens sans les regarder dans les yeux et je ne mange que du brocoli organique élevé en Belgique. Non c’est faux, évidemment ! La réponse est : très facilement puisque je ne suis en aucun cas une star ! Vraiment. Je n’ai meme pas 1 000 followers sur Twitter, c’est dire.
Selon le Wall Street Journal et le Boston Globe, votre livre «Uncharted», écrit avec votre ami Aiden, constitue «sans doute l’une des plus grandes avancées dans le monde des idées depuis des décennies» ! Comment a germé l’idée des «Big Data» ?
Notre livre parle de la façon dont les Big Data peuvent servir pour créer de nouveaux chemins scientifiques pour comprendre l’expérience humaine, sociale, et historique. Big data est un concept très neuf qui exprime le fait qu’aujourd’hui, nous sommes soudainement en possession de quantités absolument faramineuses de données qui enregistrent des choses de l’ordre de «tout».
Facebook regroupe plus d’un milliard de personnes, c’est une personne sur sept sur la planète : en première approximation, le monde entier est sur Facebook. Google a numérisé plus de 30 millions de livres, c’est presque 25 % de tous les livres publiés depuis que le monde est monde ; en première approximation, tous les livres du monde sont maintenant numérisés. Tout le monde a un smartphone ; on peut donc savoir à tout moment où sont les populations, avoir une très bonne idée de ce qu’elles font en temps réel. Cela, c’est des Big Data.
Au niveau personnel aussi, notre histoire est enregistrée. La totalité de mes échanges personnels et professionnels sont dans ma boîte mail, qui remonte à une quinzaine d’années. C’est un incroyable document sur mon histoire personnelle, qu’il est fascinant de redécouvrir. Voyez les jeunes parents, qui prennent des milliers de photos de chaque mouvement de leur enfant. C’est ça aussi, les Big Data.
Tout ça est très soudain, parce que le rythme de croissance du volume de données est exponentiel. C’est-à-dire qu’il double tous les 18 mois environ (je peux me tromper sur cette durée, c’est peut-être un an, deux ans, mais ça double tous les X). Quand un processus fonctionne de cette façon, pendant longtemps le volume reste faible. Mais tout d’un coup ça explose. C’est ce qui se produit en ce moment.
Dans notre cas, Erez et moi étions étudiants en maths et biologie à Harvard en 2006. Nous trouvions vraiment l’évolution très intéressante. Et il y a un aspect de l’évolution humaine qui est très évident, mais dont on ne comprend franchement pas grand-chose : c’est l’évolution culturelle. L’espèce humaine a la propriété rare (peut-être unique) de transmettre de l’information au moyen de sa culture, c’est-à-dire autrement que par le codage d’information dans ses gènes ou ses protéines. Et notre culture évolue, dans un sens darwinien - d’ailleurs, Darwin lui-meme s’inspirait des arbres d’évolution des langages, qui étaient déjà très acceptés, pour proposer les arbres d’évolution des espèces, une idée nouvelle.
Le problème, lorsqu’on s’intéresse à des choses comme ça, c’est l’absence d’outil de mesure. En physique, on peut mesurer l’intensité de la lumière, la dureté d’un matériau ; en biologie le taux d’expression d’un gène ou la durée de vie d’un organisme. Qu’est-ce qu’on peut mesurer sur la «culture humaine» ? Et si on ne peut pas faire de bonnes mesures, alors ça devient très difficile de savoir de quoi on parle.
Enter Big Data. Nous nous sommes dits, en 2006, que si on pouvait avoir accès à tous les livres du monde sur un seul ordinateur, on pourrait mesurer des choses sur la «culture». En comptant combien de fois un mot est utilisé chaque année, et en comparant la façon dont ce nombre change d’année en année au cours des siècles, et à la façon dont d’autres mots sont utilisés, on pensait pouvoir créer un outil de mesure scientifique qui parle de la culture humaine. Et avec un tel outil, on pourrait commencer à avancer dans la compréhension de l’évolution de la culture.
Bien évidemment, un tel outil serait «rough». Il ne prend pas en compte le contexte des mots, le contexte des livres, il n’est pas à priori capable de déterminer le sens des mots, etc, etc. Mais tout outil a ses limites, un télescope ne peut pas être utilisé pour étudier un grain de sable, et un microscope n’est pas très utile pour étudier les anneaux de Saturne. Et souvent, ces limites peuvent devenir des avantages.
C’est ce que nous avons fait. En 2006, en réfléchissant à tout ça, nous nous sommes rendus compte que Google avait déjà commencé à numériser assez de livres pour que notre approche puisse commencer à être utile.
Votre livre, qui se lit facilement tant il est ludique et concis, raconte comment vous avez réussi à mettre au point un outil appelé le «Google Ngram Viewer», qui permet de retracer la fréquence de l’utilisation d’un mot à travers le temps. En quoi précisément est-ce une révolution ?
Si le point de départ était de mesurer des choses en rapport avec l'évolution darwinienne de la culture, ce n'est pas le point d'arrivée ! C'est ce qui se passe quand on explore : on part en cherchant une route vers les Indes et on se retrouve en fait dans un nouveau continent ! En l'occurrence, cet outil révèle toute une foule de phénomènes sur notre langage, notre histoire et notre culture que nous n'avions pas du tout prévus. Et cet outil est probablement plus utile à l'historien, au sociologue et au linguiste qu'au mathématicien et au biologiste.
Une des choses que j'ai trouvées vraiment fantastique est l'enthousiasme de la population - des enfants aux journalistes scientifiques - pour l'outil que nous avons construit : books.google.com/ngrams. C'est une manière vraiment excitante d'observer l'évolution de notre culture et notre histoire sur les siècles passés.
On apprend plein de choses dans votre bouquin. Que Google a déjà digitalisé près d'un quart de tous les livres du monde ? C'est énorme…
Oui c'est énorme. Mais ça veut aussi dire qu'il n'y a pas tant de livres que ça. Le nombre total de livres est estimé à 130 millions. Quand il y a 7 milliards d'êtres vivants aujourd'hui, cela paraît maigre.
Cela dit, les lire tous prendrait vraiment beaucoup de temps. Plusieurs milliers d'années en fait, sans même s'arrêter pour dormir. C'est aussi une des raisons pour lesquelles on appelle cela Big Data. Et ce n'est pas prêt de s'arrêter : tout le monde écrit aujourd'hui ! Il y a plus de gens, la proportion d'écrivains augmente considérablement et plus simplement, tout le monde écrit des textos et des emails ! On peut laisser les têtes pensantes dénigrer la qualité de la grammaire des textos/emails, il n'en reste pas moins que ce sont des moyens d'expression écrite qui font passer des émotions et des témoignages de notre époque.
Le monde prend la direction de la numérisation. Nous sommes déjà «born digital» : même cette communication est électronique ! Nos photos, nos relations sociales, nos plans pour le week-end sont numérisés et archivés. Notre présent est numérique. Mais notre passé devient numérique à très grands pas. Google, d'autres compagnies, mais aussi des Etats cherchent à numériser notre patrimoine culturel et historique : nos livres, nos tableaux, nos manuscrits, nos cartes, nos journaux. Et très rapidement aussi, nos objets. Des scanners 3D commencent à arriver bien vite.
Nous arrivons donc dans un monde où la plupart de ce qu'il y a à savoir sur notre société existe sous forme numérique. Cela ouvre la porte à de fascinants moyens de comprendre ce qui sous-tend la dynamique humaine - y a-t-il des «lois» de l'histoire comme il y a des lois de la physique ? Et bien évidemment, cela peut aussi faire froid dans le dos. Des Etats, des compagnies, des individus mal intentionnés ont encore plus de pouvoir. Ce qu'il faut voir, c'est que les individus aussi ont à présent beaucoup plus de pouvoir. Il faut tout de même rester très vigilant.
C'est incroyable, cette année le monde va générer 5 zettabytes (un 5 suivi de 21 zéros) de données… On risque d'être noyé !
Effectivement, il devient très important d'avoir de bons data scientists, c'est-à-dire des gens qui sont capables d'extraire du savoir de ces montagnes de données. La bonne nouvelle, c'est que ce n'est pas trop compliqué. Cela demande principalement du bon sens. Ce genre de compétences ne repose pas sur l'utilisation de principes mathématiques subtils, mais plutôt sur la capacité à se poser des questions. C'est plus un savoir-faire. Mais comme tout savoir-faire, cela demande une période d'apprentissage. Il serait très utile de développer ces compétences à Maurice.
Après, une fois qu'on a extrait du signal des données, il n'en reste pas moins qu'il faut prendre des décisions. Il faut toujours faire attention à ne pas laisser les chiffres masquer l'humain. Aux Etats-Unis par exemple, lorsqu'on veut un nouveau téléphone, une carte de crédit ou quoi que ce soit, le vendeur regarde le credit score de la personne. C'est un chiffre calculé à partir de choses comme les revenus de la personne, ses dettes, etc. Du coup, un étudiant au MIT a un très mauvais credit score. Mais je pense que cet étudiant a de bonnes perspectives futures et on devrait donc le laisser avoir son téléphone!
Les Big Data font la promesse de mesurer des choses qui ne pouvaient pas l'être avant. Mais il faut toujours être extrêmement conscient de la façon dont ces quantités seront interprétées. Avec de plus en plus de chiffres, il est facile de se laisser guider par eux. C'est quelque chose contre lequel il faut lutter. Non pas en refusant d'utiliser les outils de mesure, mais plutôt en les utilisant avec sagesse, en reconnaissant qu'ils ne capturent qu'une partie de l'expérience.
La Commission de l'océan Indien utilise une méthodologie, CAPRA (issue en partie de Big Data), pour dessiner des profils des risques liés aux catastrophes naturelles…
Je ne connais pas en détail la méthodologie CAPRA, mais il ne fait aucun doute que les Big Data représentent une grande opportunité pour le calcul des risques. Plus on a de données, mieux on peut calculer le risque.
En quoi d'autre les Big Data peuvent aider un petit pays comme Maurice ?
Je pense que Maurice peut (1) développer des compétences techniques en Big Data/Data Science qui pourraient être très utiles dans le contexte d'une Afrique émergente, mais que (2) les Big Data peuvent avoir un impact immédiat et local à Maurice.
Dans le contexte de la santé, par exemple, des stratégies Big Data peuvent être imaginées pour guider des solutions de santé publique, particulièrement dans des cas d'épidémies comme le chikungunya.
Dans le contexte du real estate, les Big Data pourraient aider les gens qui cherchent un logement à mieux comparer les prix et voir les tendances. Dans le contexte de l'assurance/banking, les Big Data pourraient permettre de mieux calculer les risques pour les individus qui sont hors du système et leur fournir un accès aux services. Dans le contexte culturel, une stratégie de numérisation et d'ouverture du patrimoine numérique pourrait contribuer à augmenter l'accès des Mauriciens à leur héritage collectif, si fascinant par la diversité de communautés qui y participent. Bref, la liste est longue.
Après avoir décroché le «30 Under 30» de Forbes, que vous reste-t-il à accomplir ?
C'est toujours flatteur d'avoir ce genre de distinctions, mais ce qui est important c'est ce qu'on fait vraiment. Je cherche en ce moment la prochaine chose qui me fait vraiment rêver.
Une chose est sure, j'aimerais beaucoup me reconnecter avec la communauté d'innovateurs mauriciens. Je vois ici à New York des innovations dites «de garage» absolument fascinantes, qui sont rendues possibles par la disponibilité d'électronique extrêmement bon marché et l'accès à l'information online. Ces communautés de «makers» transforment leurs idées en prototypes puis en produits très rapidement (regardez par exemple http://learn.adafruit.com/). Je suis convaincu qu'à Maurice ce genre de choses pourrait être particulièrement puissant. Les Mauriciens sont créatifs en entrepreneuriat, et je pense qu'avoir accès à ces technologies - qui sont très simples - pourrait avoir un gros impact. J'aimerais aider à cela.
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