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Jean-Claude de l’Estrac: « Je trouve la nation plus forte que beaucoup d’entre nous s’imaginent »

20 mai 2012, 16:51

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La nation, la citoyenneté, l’éthique. Ces sujets ne sont pas souvent débattus. Jean-Claude de l’Estrac qui a été éditorialiste, auteur d’ouvrages sur l’histoire de Maurice et ministre de la République les aborde et se prononce avec une clarté qui témoigne  d’une réflexion approfondie sur ces thèmes à portée sociétale. 


Le groupe La Sentinelle vient de publier une collection de vos éditoriaux sous le titre « Une idée de la Nation ». Pourriez-vous résumer, de façon succincte, pour nos lecteurs, votre vision  de la nation mauricienne ?

Que je dise d’abord mes remerciements à La Sentinelle, et à tous ceux qui ont réalisé ce bel ouvrage. Sur le fond chacun pourra voir que les analyses, pour l’essentiel, restent pertinentes parce que les enjeux sont toujours les mêmes.

La vision ? Vaste programme ! Soyons aussi simple que possible : d’abord il faut définir ce qu’est une nation, la mauricienne ne peut en aucun cas prétendre à une définition particulière. La nation n’est rien d’autre que ce lieu et ce milieu où un groupe de gens ont choisi de vivre et de construire leur avenir notamment parce qu’ils partagent un certain nombre de valeurs en commun et une volonté de vivre-ensemble indépendamment de leurs origines.


Donc la nation existe, elle n’est pas en devenir...

Je n’ai pas arrêté de dire que la nation mauricienne existe depuis trois siècles. Depuis que les premiers colons français arrivés à l’île de France, à titre d’engagés, les ouvriers, maçons, perruquiers, clochers, soldats, menuisiers, briquettiers, ont choisi d’y élire domicile à la fin de leur contrat d’engagement, depuis que les esclaves affranchis de gré ou de force ont fait du territoire leur domicile, depuis que les engagés indiens, qui avaient le choix de rentrer chez eux décident d’y rester. L’Etat mauricien n’existe que depuis 1968, mais la nation, elle, existe depuis trois siècles. J’enrage d’entendre dire, y compris par des hommes politiques, que la nation mauricienne n’existe pas, qu’elle est à construire. Elle existe, et elle est même bien plus forte que les Mauriciens sont prêts à reconnaitre.


A vous entendre ceux qui affirment le contraire se trompent...

Ils se trompent sur deux tableaux : la nation n’est pas une construction idéale, un lieu où n’existeraient plus de conflits, de divergences, des oppositions ou  des groupes qui se battent pour défendre leurs intérêts. Cette nation-là n’existe nulle part.


A quoi juge-t-on la force d’une nation ? 

On juge la force des nations non pas par l’existence ou pas de conflits en leur sein mais plutôt par la manière dont elles les règlent. S’il y a un trait caractéristique de la nation mauricienne, c’est justement son génie en matière de résolution des conflits. Elle peut même prétendre servir de modèle à d’autres. Ensuite ce n’est pas parce que des groupes de citoyens mauriciens revendiquent leur identité propre, veulent faire reconnaître leur différence qu’ils cessent d’être des Mauriciens. Ils cesseraient de l’être, si ce faisant, ils utilisaient leur différence, réelle, imaginée ou attribuée, pour chercher à obtenir des privilèges indus au détriment de la stricte égalité de tous les citoyens.  La nation plurielle n’a rien à craindre si  son architecture repose sur le socle d’une citoyenneté républicaine rigoureuse de l’égalité.

La force d’une nation est tributaire la qualité de l’attachement que lui témoignent ceux qui la constituent et des valeurs qu’ils portent. C’est ce qu’on peut comprendre à la lecture de votre édito « La leçon d’Edmondton » publié en 2003. A cette aune comment trouvez la nation mauricienne en 2012 ?

Je vous l’ai dit, je trouve la nation plus forte que beaucoup d’entre nous s’imaginent. Je disais dans ce texte que les Mauriciens ne sont ni plus ni moins nationalistes que d’autres. Ils sont même souvent plus exaltés, parfois arrogants à l’égard des autres, ils sont un brin xénophobes, et  ils ne sont pas loin de se prendre pour le nombril du monde. Mais nous sommes aussi une nation de râleurs, nous adorons ressasser nos faiblesses, nos tares, exagérer nos différences sous la pression de la démagogie politique.  Cela dit, comme toutes les nations, nous avons nos faiblesses, dont la principale à mon sens est notre philosophie de tolérance. Nous tolérons tout, y compris l’intolérable.


« Ici, le rapport ethnique est une réalité de la vie politique », écriviez-vous en 2009 dans « Et si Obama était un Mauricien ». Est-ce à dire qu’à Maurice ethnicité et politique sont à jamais liées pour éloigner l’émergence d’une nation unie ?

Bien sûr qu’elles sont liées, c’est le fait de notre histoire, une histoire construite par l’émancipation de groupes humains, ethniquement identifiables, mais cimentée par des luttes politiques fondées sur des valeurs civiques c’est le fait aussi de notre géographie sociale. Qu’elles soient liées ne doivent pas forcément conduire à l’éloignement de l’unité nationale.


Pourtant des revendications identitaires pourraient menacer la cohésion nationale....

Il faut tordre le cou à la croyance très répandue chez nous à l’effet que les revendications identitaires sont de facto contraires à l’esprit républicain et nuisent à la cohésion nationale. Ce serait une erreur de voir dans la montée des revendications identitaires et régionalistes partout dans le monde, l’expression  d’un tribalisme incivique, il faut y voit plutôt une manifestation de la modernité. L’enjeu aujourd’hui, alors qu’un nombre de plus en plus grand de nations se définissent comme « multiculturelles », est d’inventer ce nouveau modèle républicain qui accueille et reconnait le pluralisme ethnique sans jamais affaiblir la cohésion nationale.


Reprimer ces révendications comporterait-il des risques ? 

Notre monde contemporain est riche d’exemples du grave risque que courent les nations qui ont tenté d’étouffer les revendications identitaires, ou dans les grands pays, les affinités régionales. L’autre risque, c’est de laisser l’esprit de tribu s’infiltrer dans des champs où il devrait être exclu, ce qui alors peut aboutir à un pays totalement communalisé. Ce risque existe bien sûr chez nous. Le juste équilibre n’est pas facile à trouver mais c’est ce à quoi tendent les nations modernes. Dernier exemple en date : Avez-vous noté avec quel soin le gouvernement français qui vient d’être constitué a cherché à montrer son acceptation et son respect de sa diversité culturelle, et même, a-t-on précisé, régionale ? Il ne viendra à l’esprit de personne de dire que La France  a cessé d’être une république scrupuleuse, au contraire. En fait, il y a un paradoxe dans la relation entre ethnicité et citoyenneté : souvent l’ethnicité est un outil utilisé par des groupes pour accéder à l’égalité des droits citoyens.

Des préoccupations d’ordre communautariste empêchent la mise en œuvre d’une réforme électorale qui permettrait au pays d’adopter un mode d’élection plus équitable. Pensez-vous que c’est juste que le Best Loser system soit une entrave au progrès ?

C’est une question de priorité, ensuite un problème de consensus. La priorité pour nos partis politiques, c’est la réforme électorale parce qu’elle offre au pays un système plus juste. Il existe un large consensus sur les conditions de cette réforme. Là où il n’y a pas de consensus, c’est sur l’abolition du Best Loser System, ce système d’un autre temps. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Qu’est-ce qu’on fait ? Dans un édito quelque peu prophétique j’avais écrit, en mai 2009, que chercher l’introduction du principe de la représentation proportionnelle dans le système électoral et l’abolition,  dans le même temps, du Best  Loser System, c’est prendre le risque de ne réaliser ni l’une ni l’autre. La Commission Sachs avait déjà anticipé ce dilemme, c’est pourquoi elle avait recommandé de découpler les deux questions, de séparer, comme elle le disait,  le « tangential » du « substantial » même si Rama Sihanen affirme aujourd’hui que cela n’est pas possible. Pas possible ? Ou pas souhaitable ? Cela dit, si le Premier ministre devait malgré tout présenter un projet de loi global incluant l’abolition du BLS, je ne vois pas comment l’opposition MMM pourrait voter contre et  trahir ce qu’elle a cherché à représenter tout au long de son existence.


On ne peut séparer la morale et la politique. Diriez-vous que le mal mauricien est surtout éthique ?

Il ne fait pas de doute qu’en ce temps de grandes mutations, nous assistons à un affaiblissement  des valeurs, de l’éthique dans son sens général. Ce n’est pas un « mal mauricien » comme vous dites, la question fait débat partout dans le monde. Il n’y a pas un pays, une région du monde où il n’est pas constaté que les valeurs qui ont constitué le socle du progrès humain sont aujourd’hui en déclin. Pour ma part, j’ai deux explications : l’échec  de l’école d’où trop souvent ont disparu les « maîtres » et  la faiblesse du leadership politique démocratique. Qui donc aujourd’hui « élève », qui donne l’exemple du juste, du bien, du beau quel qu’en soit le prix.

 

Cette absence d’éthique dans certains secteurs de la société mauricienne n’est-elle pas le résultat de la défaillance d’un système éducatif « transformé en une machine de sélection » ?

La sélection n’est pas le mal absolu. Le problème est infiniment plus vaste. Mais vous avez raison, l’affadissement vient aussi du contenu de l’instruction publique, un contenu médiocre rendu plus dérisoire encore par la faiblesse de formation des enseignants embrigadés dans un système qui demande des comptes surtout au plan quantitatif.


Mais de nombreux compatriotes s’en sortent...

Heureusement le système n’est pas totalement nul, un certain nombre de Mauriciens s’en sortent très honorablement mais ils le doivent davantage à des facteurs valorisants extérieurs à l’école. Ceux qui n’ont que l’école pour espérer s’en sortir – les plus pauvres, les plus démunis culturellement et socialement, réalisent rarement leurs rêves. Là est aussi l’échec de l’école de la république. L’école n’est plus une chance de mobilité sociale – c’était son honneur et  des générations de Mauriciens peuvent en attester -  mais  elle est aujourd’hui une usine de reproduction des inégalités sociales.


Dernière question. En 2003, vous écriviez dans Adieu aux armes que Sir Anerood Jugnauth s’est retiré dans une arrogante distance (…) avec le sentiment du devoir accompli(…). Mais en 2012, il revient à la politique active. Erreur d’appréciation ou changement des conditions objectives? Quelle est votre analyse aujourd’hui ?

Dommage !  Il n’est jamais aisé de réussir sa sortie. Je vois comment tout cela se terminera et j’en serais désolé pour sir Anerood…

Propos rcueillis par Jrme Boulle