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Jean-Claude de l’Estrac: «Moi, j’ai rêvé, je rêve encore: j’aurais voulu être le Lee Kwan Yu de Maurice»

19 août 2009, 16:47

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La Sentinelle s’apprête à tourner une page importante de son histoire. Dans quelques mois, son directeur exécutif passera la main.

D’ici là, celui qui dirige l’express, 5-Plus, Lékip et Radio One entend livrer et gagner un dernier combat de taille. Au nom de la liberté de la presse, il s’est engagé dans une bataille juridique contre l’Etat, estimant que le boycott publicitaire dont sont victimes les principaux titres du groupe constitue un abus de pouvoir. Un combat qui sert les intérêts de toute la presse. Mais un combat, pourtant, que la dernière sentinelle de la presse mauricienne mène seul, sans le soutien d’une confrérie muette et indifférente à son propre sort. Il s’est confié au magazine People. Lexpress.mu reproduit ci-dessous l’entretien qu’il a accordé à Jean-François Leckning, à cet effet.


Après des années passées à transformer l’express, à donner un autre sens à la presse mauricienne, vous vous apprêtez à passer la main. La Sentinelle pourra-t-elle se priver d’un homme de l’influence de Jean-Claude de l’Estrac?

Oui. Et de belle manière. La réussite ultime d’un patron, je le crois vraiment, c’est d’assurer le succès de sa succession. Depuis deux ans, La Sentinelle s’y prépare. Après la gestion plutôt directive de celui qui est à la fois journaliste et gestionnaire, se met en place une formule plus collective. Et puis, nous nous assurons, depuis des années, que nos plus hauts responsables partagent effectivement les valeurs de l’entreprise. Pour l’institution que nous sommes devenus, c’est sans doute le principal.

Vous avez un avantage que votre successeur n’aura peut-être pas. Avant d’être un homme d’affaires, vous êtes d’abord un journaliste. Ne serait-il pas risqué de laisser La Sentinelle aux mains de quelqu’un qui n’a jamais écrit de sa vie? Comprendra-t-il, par exemple, que l’éthique journalistique ne peut succomber aux exigences du marché publicitaire?

Aucun souci, pour deux raisons. D’abord, toutes les publications continueront à être placées sous l’autorité de journalistes, de leurs rédacteurs en chef en premier lieu. La nouvelle structure prévoit que ces journalistes dépendront, en l’occurrence, de la Directrice des publications, Ariane Cavalot-de l’Estrac, et pas directement du directeur général. Ariane est d’une rigueur éthique qui donnera peut être quelques sueurs froides au futur patron de la Sentinelle.

Mais peut être pas. C’est la deuxième raison: le conseil d’administration de La Sentinelle va certainement s’assurer que le patron du groupe est un homme de culture qui comprend parfaitement les exigences journalistiques. Mais aussi les enjeux du marché publicitaire.

On dit à ce propos que votre remplaçant est déjà désigné. Denis Ithier, l’actuel COO, sera-t-il l’homme fort du groupe La Sentinelle l’année prochaine, ou rien n’est encore joué?

Strictement parlant, le conseil d’administration n’a pas encore pris de décision. Mais Denis Ithier est certainement bien en selle. Il a des qualités qui ont retenu l’attention des dirigeants du groupe. Mais ce qui préoccupe le conseil ces temps-ci, c’est plutôt la mise en place de la nouvelle structure. Elle tient justement compte du fait que Denis Ithier, s’il devait gérer La Sentinelle, ne vient pas de la profession journalistique, même s’il connaît bien le milieu, ses forces comme ses faiblesses.

Teddy Wan avait été pressenti pour prendre votre relève. Son départ précipité du groupe La Sentinelle n’a jamais été expliqué. Que s’est-il passé au juste? Un clash d’éléphants?

Oh non! Quel éléphant? Teddy Wan n’a pas été pressenti, comme vous dites, pour prendre ma relève. Il aurait certainement été considéré, le moment venu. Mais l’excellent financier qu’il est avait des vues qui ne correspondaient pas à la vision du groupe, et nous nous sommes séparés à l’amiable. A d’autres niveaux, nous avons aujourd’hui de bonnes relations d’affaires.

On a du mal à vous imaginer loin de l’express. Pas vous?

Mais moi aussi! J’ai passé près de vingt-cinq ans de ma vie à La Sentinelle. Au moment d’entrer en politique, en 1976, je suis déjà rédacteur en chef de l’express sous l’autorité du Dr Philippe Forget. Et je suis revenu en 1995, un peu en reconnaissance de tout ce que j’avais reçu dans cette université de la vie.

Mais il y a un temps pour tout. J’aspire maintenant à changer de rythme de vie. A retrouver une vie normale auprès des miens. C’est pourquoi j’ai voulu m’extirper de la gestion quotidienne. Vous savez, La Sentinelle, c’est près de 600 employés à Maurice, 150 à Madagascar, une dizaine de sociétés, une foule de projets. Mais en définitive, je ne serais pas très loin. En retrait. Pas vraiment à la retraite.

Vous parliez de Philippe Forget. C’est lui qui vous a appris votre métier?

C’est auprès de lui que j’ai fais mes classes, oui. Je suis arrivé à l’express à l’âge de 20 ans, incité par Lindsay Rivière, alors jeune reporter au journal. On se retrouvait souvent au  restaurant Ciel Bleu autour d’un mine bouilli, lui journaliste, moi agent commissionnaire, collaborateur occasionnel du journal. Je me souviens de ma première rencontre avec Philippe Forget. Au bout de l’entretien, il m’a offert d’entrer d’emblée à l’express. Je ne l’ai jamais regretté. J’ai tout appris du métier auprès de lui, la technique, mais plus encore les règles déontologiques, l’éthique. Et surtout le culte du pays.

On vous surnomme souvent le Rupert Murdoch mauricien. Est-ce flatteur ou, au contraire, mal approprié?

C’est certainement mal approprié. Doublement mal approprié. D’abord, je suis un journaliste qui est devenu gestionnaire d’un groupe de presse. Murdoch est un propriétaire-investisseur plutôt cynique.

Ensuite, La Sentinelle est une compagnie publique qui compte 500 actionnaires. Elle est gérée par un conseil d’administration élu par une assemblée des actionnaires. Ce conseil s’appuie sur un management qui jouit d’une grande autonomie. Et des rédactions indépendantes.

Le groupe a prôné une politique de diversification. Avec un produit phare, l’express, qui est dans sa courbe de maturité, la diversification est devenue une obligation de survie.


La Sentinelle s’est engagée dans une bataille juridique contre l’Etat, estimant que le boycott publicitaire dont sont victimes ses principaux titres est un abus de pouvoir… Jean-Claude de l’Estrac est-il un homme en colère?

Oui. J’ai horreur des abus de pouvoir. Je déteste ces pratiques de gouvernants qui se croient tout permis. Je suis peiné de voir que le Premier ministre laisse ternir son prestige dans ces coups bas à la petite semaine. Et puis, se battre pour faire respecter les règles, pour que chacun reçoive ce qu’il mérite, et mérite ce qu’il reçoit, est un beau combat. N’est-ce pas?


Ce combat n’est pas seulement celui de l’express. C’est le combat de toute la presse. C’est notre indépendance qui est menacée. Pourtant, je vous sens bien seul… Ou est passée la confrérie?

Etonnamment seul! Confrérie, dites-vous  J’ai plutôt vu des vacheries.

De manière générale, quel regard jetez-vous sur la presse mauricienne? On a parfois l’impression que la qualité n’est plus un critère. Il n’y a qu’à lire les journaux et écouter la radio pour s’en rendre compte… Ne recrute-t-on plus les journalistes en fonction de leurs facultés à écrire ou parler du bon français?

Je vous trouve sévère. Vous parlez de la forme, il faudrait évoquer d’abord le fond. Dans le fond, la presse mauricienne est aujourd’hui infiniment plus riche, plus pertinente et féconde que celle des années cinquante. Elle a évolué positivement, elle traite de nombreuses questions qui étaient totalement absentes de ses colonnes auparavant. Là où vous avez raison, c’est sur la forme. Il y a une explication à cela: hier, les journalistes étaient des littéraires, souvent des écrivains reconnus. Ils soignaient la forme, mais le fond des journaux restait médiocre.

Cela dit, la presse mauricienne doit se rendre à l’évidence: si elle entend atteindre le niveau international, elle devra investir beaucoup plus dans la formation. Et importer des talents.

A en juger par le nombre de titres disponibles sous les kiosques, on pourrait penser que notre presse se porte bien. Or, nous le savons tous, le marché est limité. N’y voyez-vous pas un paradoxe? A-t-on le droit de penser que certains produits sont autofinancés par des sources occultes et ont d’autres fins que de transmettre l’information?

La presse mauricienne ne se porte pas si mal. Mais je constate des évolutions qui devraient inquiéter les Mauriciens: il faut se poser des questions sur le rôle grandissant des investisseurs, étrangers et locaux. Leurs objectifs et leurs intérêts véritables. Leur influence politique.

Jusqu’à récemment, et à l’opposé de ce qui se passe dans le monde, la presse mauricienne était essentiellement une affaire de journalistes. Même quand ils ne sont pas propriétaires des titres, ce sont des journalistes qui ont fait nos journaux. Ce n’est plus tout à fait le cas. Des étrangers, inconnus des Mauriciens, sont aujourd’hui propriétaires d’un de nos quotidiens, quitte à perdre leur argent. Pourquoi? Des exemplaires du journal sont distribués gratuitement par une entreprise étrangère qui opère à Maurice. C’est troublant.


Par ailleurs, un grand groupe financier a acheté des parts importantes dans plusieurs médias. C’est strictement son droit, mais les lecteurs ont le droit de savoir. Il y a là une opacité que la presse mauricienne a été pourtant toujours prompte à dénoncer ailleurs, dans d’autres secteurs. A côté, La Sentinelle est un livre ouvert. C’est une compagnie publique avec un actionnariat très éclaté. Aucun actionnaire individuel, chez nous, ne possède plus de 8 % de parts. Et, plus important encore, une totale indépendance des journalistes.


Parlons d’héritage: aucun de vos trois enfants n’a suivi votre voie, ni dans la presse, ni en politique… Vous avez fait exprès de ne pas les encourager à aller dans cette direction ou, au contraire, c’est eux qui ont fait le rejet de la carrière que vous avez eue, ayant peut-être souffert, quand ils étaient petits, de vos absences répétées à la maison?

Ce serait plutôt à mes enfants de répondre. Moi, je n’ai pas le sentiment qu’ils aient vécu dans le rejet de quoi que ce soit. Parce qu’ils ont été partie prenante de nos combats. Ils avaient manifesté beaucoup d’intérêt pour ce que nous étions en train d’essayer de faire pour le pays. Ils ont connu tous les acteurs. Vous savez, ils ont vu défiler chez eux les Anerood, les Paul, les Cassam, les Dev, les Vishnu et tant d’autres. Je ne parle pas des intimes comme Jayen ou Zeel. Plus tard, ils ont vu Navin. La politique, s’ils s’y intéressent beaucoup moins aujourd’hui, c’est plutôt par déception…
L’absence, c’est vrai. Mais largement compensée par une épouse aimante et solidaire, une mère exemplaire qui a assuré. Quant à la presse, les dynasties sont vraiment rares.

Quand on est à la tête d''''un groupe comme La Sentinelle, qu''on a été ministre pendant des années et siégé dans des comités de haut niveau, est-ce qu''on a encore des défis, des ambitions?

Oui, bien sûr! Et heureusement. Mais il ne s’agit pas d’ambitions personnelles…

Reste la présidence de la République quand même! Ceux qui vous connaissent, qui ont appris à lire dans vos pensées, savent que vous n’êtes pas insensible à cette possibilité. Au fond, quand on a eu le parcours qui a été le vôtre, c’est une aspiration légitime, non?

Parfaitement légitime. Mais je vais vous faire un aveu. Je n’ai jamais rêvé de la présidence de la République. En revanche, j’ai souvent pensé à ce que j’aurais fais si j’étais Premier ministre de ce pays. Oui. Je ne sais pas pourquoi vous excluez cette perspective. Vous pensez sans doute que certaines fonctions sont réservées. Hélas! Moi, j’ai rêvé, je rêve encore: j’aurais voulu être le Lee Kwan Yu de Maurice. Je connais notre pays, son histoire, sa culture, sa force. Je sais ce dont il est capable. Je sais qu’il est trahi par l’élite politique. Il faudra trouver la force d’accepter les choses que nous ne pouvons pas changer…

La présidence de la République, bien sûr que j’y ai pensé puisque des propositions m’ont été faites. La première fois, il y a même très longtemps. En tout cas, je n’ai jamais envisagé, moi, une présidence muette et inerte… Les Mauriciens trouvent ça génial. Pas moi.

J’ai l’impression que vous nous cachez quelque chose, que la politique finira par vous rattraper… Je me trompe?

Pas de la manière que vous l’entendez…

Et vous de quelle manière vous l’entendez?
 
Je blague. Mais c’est une manière de dire que je ne baisse pas les bras.  Et on m’entendra de toute manière…

Ou bien est-ce qu’on vous lira plutôt? Ecrire, finalement, c’est ce que vous savez faire de mieux. Mais vos éditoriaux, souvent percutants, se font de plus en plus rares. Vous vous lassez de tourner autour des mêmes questions?

Pas du tout. C’est juste une question de priorité. Je viens de vous dire ce qui m’occupe ces jours-ci. Je reprends bientôt la plume. En tout cas, je serais au rendez-vous de la prochaine campagne électorale.

Quand vous racontez l’île Maurice à vos petits-enfants, vous avez le courage de leur dire toute la vérité? Vous leur dites, par exemple, que la méritocratie n’a pas toujours cours dans ce pays, qu’il existe encore des inégalités? Ou vous leur laissez le temps de le découvrir eux-mêmes?

Ils en savent déjà plus qu’ils ne devraient à leur âge. Les enfants n’ont plus d’enfance. Ils sont jetés trop vite, bien trop vite, dans le monde cruel et cynique des adultes. Et comprennent tout assez rapidement. Le rôle fondamental des parents est de leur communiquer la force de lutter, les raisons de combattre, l’espérance du meilleur. Et chez nous, à la maison, le culte du pays nous incite à leur raconter combien, après tout, Maurice n’est pas l’enfer que l’on décrit…

L’enfant de mille races que vous êtes a-t-il puisé sa force et son intelligence de son métissage?

La force certainement, et cette conviction arrogante, je le concède, de pouvoir accéder à une forme de culture universelle, par la voie royale du sang et de l’esprit.

Dans un pays soumis à des influences aussi diverses et ou le repli communautaire est presque un réflexe peut-on espérer que le métissage deviendra un jour une norme?

Soyons justes. Le trait caractéristique de notre pays, c’est déjà le métissage. Le métissage culturel. Maurice est un pays à l’âme asiatique, aux plaisirs africains, aux prétentions occidentales. Il n’y a pas de repli communautaire en tant que tel, je vois surtout l’exploitation opportuniste des différences par tous les groupes pour extorquer des faveurs indues.

Une victoire du MMM et, par la même occasion, l’accession de Paul Bérenger, un non-hindou, au poste de Premier ministre, serait peut-être pour ce pays un signe d’espoir, la preuve que les mentalités changent. Vous y croyez, vous?

Les mentalités ne changent pas et Bérenger ne sera pas Premier ministre. Bérenger ne se présente personnellement d’ailleurs qu’en désespoir de cause. En panne de paravent. Et en attente d’un strapontin. Tant que les représentants politiques des minorités se comporteront eux-mêmes comme les faire-valoir des leaders de la majorité, ils conforteront l’idée de leur infériorité civique. Bérenger fait cela comme personne depuis quarante ans. Maurice doit bien être le seul pays multiethnique au monde où ce sont les minorités qui doivent sans cesse donner des gages à la majorité. Dans une démocratie ordinaire, c’est l’inverse. Dans une démocratie mature, ces notions de majorité et de minorité s’estompent, même si elles ne disparaissent jamais complètement.

Vous avez été victime, il y a quelques années, d’une rupture d’anévrisme. Quand on passe si près de la mort, a-t-on un autre regard sur la vie? La mort vous fait-elle peur?

Elle m’a fait peur, très peur… Je l’ai vue en face, je ne souhaite pas la revoir de sitôt…

C’est une question qui m’a été suggérée par un élément féminin de ma rédaction et je m’en voudrais de ne pas vous la poser: Le pouvoir donne-t-il du sex appeal?

Posez-lui la question. Et faites-moi savoir…

Jean-Franois Leckning