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Jean-Pascal Assailly, psychologue français : « La voiture est une machine à faire régresser »
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Jean-Pascal Assailly, psychologue français : « La voiture est une machine à faire régresser »
Déjà cent morts sur nos routes en 2013. Pourquoi une telle hécatombe ? Le chercheur Jean-Pascal Assailly dissèque depuis 30 ans nos comportements au volant. Voici son éclairage.
Vous êtes spécialiste des comportements à risques. En quoi consistent vos travaux en matière de sécurité routière ?
Je suis chercheur à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (IFSTTAR), où j’analyse les comportements dangereux sur la route. Rouler vite, être alcoolisé au volant, téléphoner ou griller un feu rouge, c’est dangereux, tout le monde le sait et pourtant, beaucoup de gens le font quand même. Mon travail de psychologue consiste à étudier ce « quand même », à le faire parler.
Et que vous raconte-t-il ?
Ah, il est bavard ! On sait aujourd’hui qu’il y a des causes biologiques aux conduites à risques. Des causes psychologiques, aussi. La voiture assure un espace d’expression pour les innombrables frustrations de la vie quotidienne, elle joue un rôle compensatoire.
Prendre un volant reste paradoxal : c’est une pratique individuelle qui s’exerce sur des routes, où l’on vit en collectivité…
C’est très juste. La route est un lieu public à partager en bonne citoyenneté. Or, dans notre véhicule, nous sommes plus isolés que jamais. En voiture, l’autre n’existe plus. Et s’il n’existe plus, à la limite, je peux le tuer. La voiture est une incroyable machine à faire régresser. On voit des gens très bien revenir à des réactions d’enfants, se sentir maîtres du monde. Chez le nourrisson, cela s’appelle « la toute-puissance ». La voiture nous ramène à ce stade, elle transforme l’agneau en loup. Mes recherches tendent à démontrer que l’on ne conduit pas comme on vit. On voit des gens dangereux sur la route, mais prudents avec leur compte en banque ou avec leur taux de cholestérol. D’autres prennent des risques insensés sur une falaise le dimanche, puis rentrent en voiture avec une extrême prudence. Oui, je peux donc dire que la voiture transforme l’homme, car la majorité des gens se comportent différemment au volant et dans leur vie.
Cette voiture qui isole n’est-elle pas à l’image de nos sociétés, de plus en plus individualistes ?
Absolument. Il y a 40 ans, les voitures étaient bruyantes, on était en contact avec les autres et l’extérieur. Aujourd’hui, nous passons plusieurs heures par jour en voiture. Progressivement, les constructeurs en ont fait une petite maison dans laquelle le conducteur se retrouve coupé du reste du monde. Ils ont conçu des voitures silencieuses, avec des intérieurs cuir, des lecteurs de disques laser, des écrans. Si on continue, on aura bientôt des home-cinemas ou des barbecues dans nos voitures !
N’est-ce pas un progrès ?
Ça l’est évidemment en termes de confort. Mais ce confort à un coût, il vous coupe d’autrui. L’automobiliste se sent comme dans sa bulle. J’appelle ça la « bulle utérus », parce que la voiture devient aussi confortable que le ventre de la mère. Or, plus que la vitesse ou l’alcool, c’est l’individualisme qui tue sur la route. Dès qu’on améliore la prise en compte d’autrui, tous les facteurs de risques s’amenuisent mécaniquement. Ce n’est pas un hasard si les pays les plus vertueux en matière de sécurité routière sont aussi ceux où le civisme est une valeur forte.
Chaque semaine en moyenne, trois personnes meurent sur les routes à Maurice. Pourquoi cela ne choque-t-il plus personne ?
Parce que le risque routier est probablement accepté socialement. Si je vous tue dans les rues de Port-Louis avec une arme à feu, la société mauricienne, a priori, ne l’acceptera pas. Mais si mon « arme » est une moto, la société sera beaucoup plus tolérante. On dira que c’est un accident, la faute à pas de chance. C’est comme si le corps social avait trouvé dans la route une échappatoire pour évacuer sa dose de violence. Il y a aussi le fait que les drames de la route, à moins d’un très grave accident, ne marquent pas les esprits. Dix morts dans des inondations entraînent une importante couverture médiatique qui crée de l’émotion. Mais dix morts sur la route, ça n’arrive qu’en un mois, un par un. Ces victimes disparaissent de l’inconscient collectif.
Existe-t-il un profil-type du conducteur dangereux ?
Non, ce serait trop simple : il suffirait de l’identifier et de le traquer. La réalité est plus complexe : les comportements dangereux sont produits par chacun de nous. Partout, vous trouverez des chauffards qui cumulent les infractions, mais ils ne représentent qu’un faible pourcentage des automobilistes. Généralement, chaque conducteur opère une sélection des infractions et ne commet que celle-ci. C’est l’exemple de l’alcoolo-dépendant qui conduit systématiquement ivre mais qui ne dépasse jamais la vitesse autorisée, ou celui du fou du volant qui roule à 180 km/heure sans jamais boire une goutte d’alcool. Vous avez aussi les jeunes qui ne commettent que l’infraction cannabis ou les femmes qui ne commettent que l’infraction téléphone. Bref, chacun de nous sélectionne un vice et se déculpabilise en se disant que ce sont les autres infractions qui sont dangereuses et provoquent des morts. Évidemment, c’est faux. Le nombre total de tués est l’addition de toutes ces infractions.
Les constructeurs automobiles ont-ils leur part de responsabilité ?
Oui et non. D’un côté, les constructeurs ont amélioré la sécurité des véhicules. Un choc qui tuait il y a 30 ans peut n’entraîner, aujourd’hui, que des blessures légères. Là où les constructeurs sont coupables, c’est sur la vitesse. L’automobile est un marché hautement concurrentiel. À partir du moment où des marques de luxe ont fait de la vitesse un critère de séduction, les autres marques ont suivi. La vitesse est désormais un argument de vente. On le voit dans la publicité où la vitesse est toujours sous-jacente.
Pourquoi la sécurité routière et les radars ont-ils du mal à faire passer le message sur la vitesse ?
Parce que la vitesse et la rapidité sont des valeurs positives. C’est vrai dans plusieurs domaines de notre vie, à commencer par l’univers professionnel. Dès lors que l’on fait de la vitesse une valeur sociale, il ne faut pas s’étonner que les gens la reproduisent au volant. D’ailleurs, beaucoup de gens pensent très sincèrement que la vitesse sur la route n’est pas un problème.
Que peut-on attendre du permis à points ?
Dans tous les pays où il a été mis en place, le permis à points a donné des résultats. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas à Maurice. À condition, évidemment, que ce système soit associé à un renforcement des contrôles et à une multiplication des radars.
Sur nos routes, on ne meurt pas plus aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Pourtant, le nombre de véhicules a presque triplé. Sommes-nous donc de plus en plus vertueux ?
Oui ! Vous avez su contenir l’explosion de la mortalité. Le problème de Maurice est celui du monde entier : comment contenir la mortalité alors que le trafic s’accroît. Plus d’1,2 million de personnes sont tuées chaque année sur les routes dans le monde. On sait que le trafic va continuer de se développer de façon exponentielle et que le nombre de victimes ne baissera pas. Mais si l’on ne fait rien, nous arriverons très vite à deux millions de victimes.
Pourquoi la « délinquance routière », à Maurice comme ailleurs, est-elle très majoritairement le fait du masculin ?
En effet, c’est étonnant. Partout où des études sont menées, on constate que le sexe est déterminant. Dans d’autres comportements à risques – la sexualité, le tabagisme, la drogue –, les femmes rattrapent de plus en plus les hommes. Seule la route résiste encore, ce qui ne veut pas dire que toutes les femmes sont non violentes sur la route. Comment l’expliquer ? Je pense qu’il y a d’abord un facteur hormonal. Les garçons sont soumis à un bombardement massif de testostérone. À l’adolescence, le taux d’hormones est multiplié par 14. Or, on connaît désormais le rôle de cette substance dans les comportements agressifs et la prise de risque.
La biologie expliquerait donc qu’il y a plus de « loups » que de « louves » au volant ?
Pas seulement. Un deuxième facteur concerne l’éducation, plus précisément l’adhésion des parents à certains stéréotypes. On n’éduque pas de la même façon les filles et les garçons. La plupart des parents se montrent plus restrictifs et plus punitifs avec les filles qu’il s’agit de protéger et de maintenir dans le giron familial. Avec les garçons, il y a une tolérance supérieure face aux comportements dangereux, on attribue ceux-ci à la nature, et on se montre plus laxiste. L’adage populo-machiste « femme au volant, la mort au tournant » ne tiendrait donc pas… la route ? Les recherches et les chiffres montrent que c’est exactement le contraire. Sur la route, la femme est l’avenir de l’homme.
Pour votre compatriote philosophe Jean-Jacques Delfour, il n’y a pas d’analyse possible des comportements sur la route sans discerner « le fétichisme de l’automobile et sa signification phallique ». Êtes-vous de cet avis ?
Cette approche est réductrice et caricaturale. Pour la psychanalyse, les hommes tiennent le volant comme si c’était leur sexe. Certains conducteurs, effectivement, ont un rapport démesuré à la virilité, mais je ne pense pas que cela influe sur le comportement de la majorité. Je ne suis pas psychanalyste, je ne ramène pas tout à la question du sexe. La grille de lecture biologique est, à mon sens, plus pertinente.
Finalement, la voiture nous rend-elle fou ?
Elle ne nous rend pas fou, elle nous fait régresser. La voiture finit par abîmer notre intelligence. À la limite, elle nous rend plus bête que fou.
La semaine-type de 2013 sur la route En moyenne, c’est :
• 3 morts
• 10 blessés graves
• 378 véhicules supplémentaires
• 437 accidents
Source : Statistics Mauritius
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