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Jeff Lingaya : « Ni dingue, ni suicidaire, j’ai même tremblé à l’idée de mourir »

10 février 2013, 00:00

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Jeff Lingaya : « Ni dingue, ni suicidaire, j’ai même tremblé à l’idée de mourir »

Revenu de loin après 13 jours de grève de la faim, le militant écologiste, Jeff Lingaya, raconte à l’express dimanche son parcours, ses convictions et ses peurs. «Mon combat va au-delà d’une centrale à charbon», précise le gréviste qui a poussé le gouvernement à instituer une commission sur l’énergie.

Il nous donne rendez-vous dans une « baz mine » taoïste. Première tournée de boulettes, généreuse. Refill de hakiens, gargantuesque. Jeff Lingaya n’est plus en grève de la faim et ça se voit. Nous voilà en appétit : mais qui est donc ce drôle de bonhomme ?

Vous avez privé votre corps de nourriture durant deux semaines. Comment vous sentez vous ?
Ça va. J’ai perdu quelques kilos, je ne reconnais plus mes mollets de cycliste, mais mon corps m’a fait savoir qu’il était prêt pour la suite du combat. Ma perfusion au glucose, à partir du sixième jour de grève, m’a donné la même énergie que si je m’alimentais. Par contre, j’ai mis mon système digestif en pièces. Et puis, c’était ma deuxième grève de la faim en deux ans, mon organisme est amoché.

Avez- vous stoppé votre action par instinct de survie ?
( Direct) Non.

Vous n’avez pourtant pas obtenu votre première revendication.
Le permis de CT Power, effectivement, n’a pas été révoqué. Ai-je abdiqué pour autant ? La réponse est non. Mes deux autres revendications, elles, ont été entendues : rendre publics les contrats de CT Power et des autres IPP, et mettre sur pied une commission chargée d’évaluer notre politique énergétique. Je pense que ces deux points là peuvent conduire à la révocation du permis.

Vous n’avez pas plutôt l’impression que le gouvernement cherche à gagner du temps ?
Si, c’est une évidence. Ce n’est pas cette commission qui m’a fait stopper la grève. Je n’ai pas un gramme de confiance pour ce genre de comité, et j’ai encore moins confiance en Dev Manraj, son président. Quand on l’a nommé, j’ai même retiré ma perfusion. C’est là que mon comité de soutien est allé négocier, et ce qu’il a obtenu est extrêmement intéressant. En fait, tous les travaux de la commission seront publics. N’importe quel citoyen pourra déposer, mais aussi avoir accès aux dépositions des autres. Ce point est fondamental à mes yeux car il permettra aux Mauriciens de comprendre les enjeux. Si le gouvernement persiste à être déraisonnable, la population saura.

Parce que vous croyez que les Mauriciens vont vivre accrochés aux travaux de cette commission ?
Mon rôle sera précisément de faire le pont entre la commission et le public. Je me prépare à descendre dans les quartiers et les community centres. Parallèlement, nous allons projeter des films et organiser des flashmob . Eveiller la conscience citoyenne des Mauriciens me motive terriblement. Si le peuple décide qu’il ne veut pas de CT Power, il n’y aura pas de CT Power.

Vous avez dit plusieurs fois être « prêt à mourir » . Une centrale mérite-t-elle une vie humaine ?
Absolument pas. CT Power a juste été la goutte d’eau. Je suis impliqué dans beaucoup d’autres causes - comme l’accord de pêche avec l’Union européenne ou les lois du travail. A un moment donné, tempo sofe , c’est ce qui s’est passé quand CT Power a obtenu son permis. Mais mon combat va au delà d’une centrale à charbon, je lutte contre la dictature capitaliste.

Maurice une dictature... Ne pensez- vous pas que ce genre d’amalgame vous décrédibilise ? Dans une dictature, vous n’auriez pas fait un quart d’heure au Jardin de la Compagnie.
Je parle de dictature économique, celle du capitalisme, de l’avidité et de la corruption. Je parle de l’argentroi qui domine toutes les décisions.

Il y a les méchants capitalistes et les gentils écologistes ?
Bien sûr que non. D’abord, je ne me sens pas écologiste, ce n’est pas ma culture. Je n’appartiens à aucun mouvement car je ne me vois pas fonctionner au sein d’un collectif restreint. Il m’arrive de donner des coups de main à des plateformes syndicales, mais j’ai besoin de mon indépendance.

Un électron libre ?
Un activiste humaniste. Ce qui m’intéresse, c’est d’élever la conscience citoyenne. Je ne crois pas qu’il y ait les méchants capitalistes d’un côté et les gentils écologistes de l’autre. Il y a plutôt des gens qui ont un humanisme très fort et d’autres qui en sont totalement dénués. Durant ma grève de la faim, des cyniques et des blasés sont venus me rencontrer. Nous avons fait un bout de chemin ensemble et ils sont repartis avec une autre vision des choses. C’est cela, élever la conscience citoyenne. Je ne prône pas les idées d’un Lénine ou d’un Staline. Si demain nous vivions dans une dictature communiste, je serais de l’autre côté. Ce que j’ai compris de la vie, c’est qu’il faut être le contrepoids. Il faut élever la conscience populaire de telle façon à ce que le peuple puisse contrebalancer la force politique.

Comment passe- t- on de prof au collège BPS à pro de la grève de la faim ?
Assez naturellement. J’ai enseigné l’anglais, l’art, le français, un peu de maths et de sciences physiques. J’étais un prof atypique, créatif, ça a duré 9 ans. Cette vie-là me plaisait mais j’ai fi ni par tourner en rond. Quand j’ai senti que j’avais atteint mes limites, j’ai quitté l’enseignement pour devenir activiste.

Comment sont nées vos convictions ?
Aux côtés de mes parents, enseignants tous les deux. Mon père est un homme très cultivé. Il m’a initié très tôt à la philosophie et aux valeurs universelles. Il citait Einstein, Gandhi, la Bible, la Bhagavad Gita, le Coran. Ajouté à ma sensibilité et à mon sens de l’empathie, ces textes et ces hommes m’ont façonné.

Vous êtes-vous vu mourir sur ce matelas ?
Oui. Au sixième jour, avant d’être mis sous sérum, j’ai senti mon ventre éclater. Quand j’ai compris que les négociations allaient durer, je me suis dit que c’était la fin, j’en étais même sûr. Une amie était à mes côtés, je lui ai dit à qui donner ma guitare. Puis, j’ai commencé à coucher des phrases : « A la veille de l’aube, le corps me bouffe les reins. Mon âme préservée, elle, s’élance déjà vers l’univers » . Ça commençait comme ça. Mon amie m’écoutait en silence. J’avais demandé qu’on me laisse partir tranquille.

Etes-vous déterminé ou suicidaire… ou les deux ?
( Les mains jointes comme s’il priait) Je ne me sens pas suicidaire, juste prêt à faire mon devoir, jusqu’au bout et de façon raisonnable.

Mourir à 35 ans, est- ce bien raisonnable ?
Oui, c’est préférable de mourir à 35 ans sur un chemin d’espoir, en se disant que ce qu’il y a de plus beau triomphera sur ce qu’il y a de plus vil. Je préfère ça plutôt que d’accepter les ravages du monde et mourir de mort lente, cette idée- là est insoutenable. Et puis, je crois que celui qui aime la vie doit savoir se battre pour elle, quitte à y laisser la sienne. Cette philosophie est très raisonnable. Au fond, je suis beaucoup plus rationnel qu’on ne le pense.

Martyr, c’est pourrir un peu, disait Prévert.
Je ne me suis jamais considéré comme un martyr. Lorsque je suis en mode combattant, je suis envahi d’une paix intérieure, d’un grand bonheur, celui que l’on ressent sur un chemin d’espoir. Le bonheur, pour moi, c’est le chemin. Le reste du temps, en dehors de la lutte, je n’ai pas de raison d’être heureux. Le monde est plutôt glauque. Qu’y a-t-il de plus glauque qu’une centrale à charbon dans un endroit comme Albion ? ..

Certains voient en vous un illuminé, ça vous blesse ?
Non, ça ne me dérange pas... ( silence) C’est quoi un illuminé ? Si c’est une personne en quête d’une spiritualité profonde, oui, je suis un illuminé. Mais je ne suis ni un dingue ni un gourou. Je n’ai jamais essayé de rassembler autour de mes croyances.

Quelles sont- elles, vos croyances ?
Je crois en une spiritualité universelle.
Je suis né dans le catholicisme mais, très jeune, j’ai réalisé les limites de la religion et je m’en suis détaché. Beaucoup plus tard, j’ai rencontré l’hindouisme, Saraswati Maa, la Trimurti, ça a été un fracas extraordinaire. Je ne vis pas l’hindouisme comme une religion, plutôt comme une philosophie mystique. Je ne vais pas au temple mais je me connecte.

Parfois artificiellement ?
Non, plus maintenant. Je suis contre toute forme d’intoxication. Je ne prends pas de drogue, je ne fume pas, et je ne bois pas. J’ai arrêté tout cela il y a 5 ans. Aujourd’hui, je peux atteindre un état de bien- être absolu sans passer par l’esclavage de substances externes.

Reconnectons- nous à CT Power. Vous lui reprochez quoi, en priorité, à ce projet ?
Il n’est pas démocratique, les Mauriciens n’ont pas eu leur mot à dire. C’est un projet polluant dans une région habitée. Nous sommes en 2013, il y a une conscience écologique planétaire et nous décidons d’augmenter notre dépendance au charbon. Même économiquement, ce projet n’a pas de sens car le prix du charbon ne cesse d’augmenter.

Si le projet se poursuit, vous repartirez en grève de la faim ?
Peut-être. En tout cas, nous irons jusqu’au bout. Si les actions pacifiques ne donnent rien, le mouvement se radicalisera. Mais ce serait dommage d’en arriver là.

S’opposer, lutter, c’est ce qui donne du sens à la vie ?
Ça en fait partie, oui. Mais la grève de la faim est une action extrême, je ne souhaite pas que les générations futures passent par là. Pour leur éviter ça, il faut nous battre pour faire inscrire dans la Constitution un nouveau droit fondamental : celui à un environnement sain et protégé.

Quel regard portez-vous sur votre popularité ?
Je m’en méfie, je n’aime pas ça. Lingaya à la Une des journaux, ça commence à me répugner. Cette médiatisation ne m’intéresse que si elle peut servir la cause. Je ne veux surtout pas entretenir une sorte de culte de la personnalité. D’ailleurs, je n’arrête pas de dire aux journalistes qu’il y a des personnes extrêmement intéressantes à aller rencontrer, des gens comme Zaheer Allam par exemple, un jeune architecte brillant, mais non, ça ne les intéresse pas.

Vos actions sont médiatisées mais votre quotidien est peu connu. De quoi sont faites vos journées ?
Il y a trois axes principaux dans ma vie : le social, l’activisme et la musique. Je suis un travailleur social, j’interviens auprès d’enfants des rues. J’ai renoncé à travailler au sein des ONG car la misère est devenue leur propriété privée, ça me dérange. Il y a six mois, j’ai démissionné de Saphire où je travaillais à mitemps. Aujourd’hui, je continue à m’occuper bénévolement de ces enfants. Je connais leurs yeux, je sais l’espoir qu’ils mettent en nous, les adultes. Je me sens responsable de ce regard- là.

Et la musique ?
Je joue de la basse, de la batterie, de la guitare, je chante, je monte des groupes.

De quoi vivez-vous ?
Je n’ai pas besoin de grand- chose. J’habite chez mes parents, à Quatre- Bornes, et je n’ai pas l’intention de me marier. J’ai quelques compétences, en vidéo notamment. Il m’arrive de travailler en freelance . Je me fais payer en argent de poche, chacun donne ce qu’il veut.

Que portez- vous au plus profond de vous et qui ne se dit pas en interview ?
( Il réfléchit longuement) Mes peurs. J’ai très peur au fond de moi.

Peur de vous ?
De moins en moins. Peur de la folie des hommes et de leur cruauté. Peur de la mort. J’ai pleuré durant cette grève, j’ai tremblé à l’idée de mourir. Cette peur, je tente de l’apprivoiser, je ne veux pas m’y soumettre. J’estime qu’avoir peur n’est pas une raison valable pour renoncer.

Si le peuple décide qu’il ne veut pas de CT Power, il n’y aura pas de CT Power.

Il faut inscrire dans la Constitution le droit fondamental à un environnement sain et protégé.

Lorsque je suis en mode combattant, je suis envahi d’une paix intérieure, d’un grand bonheur.