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Joël de Rosnay : « Notre île doit avoir une approche multidimensionnelle de la production d’énergie »

8 février 2010, 14:37

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Dans une interview accordée à l’express-ID, l’éminent scientifique, Joël de Rosnay, recommande le modèle de production décentralisée d’énergie. Il évoque également les développements à venir dans le secteur de l’Internet, et le projet Maurice île Durable.


iD : Joël de Rosnay, voici une quinzaine d’années, dans L’Homme Symbiotique, vous imaginiez un cybionte, qui serait une forme d’intelligence supérieure planant au-dessus de nos têtes, dans cet espèce de nexus des nexus des réseaux. Aujourd’hui, quand on voit ce qu’est devenu l’Internet, est-ce vraiment le cybionte ou ou plutôt une transversalité  facilitée par Facebook, Twitter, tout ce qui fait le Web 2.0 ?


Joël de Rosnay : D’abord, je ne crois pas avoir dit que c’était une intelligence supérieure. J’ai décrit ce que j’appelais un macro-organisme planétaire que, de manière métaphorique j’appelai le cybionte — mot formé de Cyb : cybernétique et bios : vie). Pourquoi ? Parce que j’ai voulu montrer que l’évolution biologique, l’évolution de l’humanité et l’évolution technologique convergeaient vers la création d’une sorte de tissu vivant hybride, créé à la fois d’humains, de machines, de réseaux, d’électronique et de mécanique. C’était une métaphore et, aujourd’hui, nous pouvons dire que nous allons directement vers cela : ce que l’on appelle le nuage - le cloud - d’Internet consiste à interconnecter les ordinateurs accessibles de partout, pour pouvoir stocker des informations. Si on ajoute à cela l’extraordinaire explosion des réseaux sociaux, bien-entendu le mail, les forums, les chats, le clavardage et, surtout, l’internet mobile, on arrive à un réseau d’une très grande densité qui préfigure ce que je décrivais en 1994 dans L’Homme symbiotique. Et pour terminer, je dirai que nous ne sommes plus isolés. Il y a beaucoup de gens qui s’intéressent à ce macro-organisme planétaire, cette sorte de « cerveau planétaire », sans lui donner les qualités d’un cerveau humain bien-entendu ou d’une intelligence collective. Et notamment Kevin Kelly, avec son projet "The One Machine", à peu près la même idée que la mienne, sauf qu''''''elle lui arrive en 2005-2007, alors que j''avais déjà proposé cela en 1994... Pour votre information, voilà sa définition : «I define the One Machine as the emerging superorganism of computers. It is a megasupercomputer composed of billions of sub computers». En une phrase pour résumer : je pense que l’internet est encore plus complexe que ce qu’on avait pensé au début. Je ne veux pas faire un jugement de valeur, dire si ça conduit à une intelligence collective plus éprouvé ou à un abrutissement passif de tout le monde. Mais, même si j’en vois les inconvénients, j’en vois aussi, et très largement, les avantages.

• Imaginons un modèle relationnel de type Second Life.  Imaginons que la bande passante permette une plus grande fluidité d’applications de ce type. Imaginons des compressions de fichiers permettant d’avoir accès à des reconstitutions en 3-D d’images vidéo. Imaginons, même, des interfaces sexuelles pour les sensations, de sex-toys répondant aux stimulations virtuelles. Le tourisme, disons, ne va-t-il pas disparaître ? Voyagerons-nous virtuellement ?

JDR : Là, vous sautez déjà un peu loin sur le tourisme, mais je voudrais reprendre cette idée très forte d’un environnement virtuel en 3-D avec des objets et des personnes que l’on peut toucher. C’est très intéressant que vous me posiez cette question, parce c’est un des thèmes de mon nouveau livre qui va sortir en avril, qui sera consacré à la biologie de synthèse et même à une macro-biologie de synthèse. Donc, pas seulement la biologie de synthèse de petits organismes vivants capables de se reproduire, mais aussi le développement de ce que va nous offrir, sur un modèle biologique le cybionte, le macro organisme planétaire, en abrégé, le MOP. Alors, pour aller directement au cœur votre question, je viens de faire un grand speech là-dessus, il y a moins d’une semaine, à une rencontre mondiale d’experts en prospective. J’y ai parlé du Web 5.0, ce que j’appelle le symbionet. Alors, qu’est ce que j’entends par là ? J’entends que la réalité virtuelle que vous suggériez avec Second Life va fusionner avec ce dont on parle désormais, la réalité augmentée. La réalité virtuelle, je le rappelle, consiste à voir un monde qui n’existe pas à travers des lunettes spéciales, de « l’appréhender » avec des gants spéciaux pour éventuellement attraper des objets, toucher des personnes, construire des maisons ou visiter des bâtiments qui n’existent pas. C’est la RV, en français, VR in English. Par ailleurs, depuis quatre ans déjà, j’ai écrit des articles sur une idée, que j’ai été un des premiers à développer, que nous allons décrire, en termes simples, comme le passage du miroir — souvenez vous du Orphée de Cocteau ! —, le dépassement de la barrière de l’écran, la limite matérielle de ce que j’appelle l’environnement cliquable. Pour accéder à notre l’Internet, on passe par des écrans, aujourd’hui plats. A la différence d’Orphée qui, revenant des enfers avec son épouse qu’il avait arrachée à la mort, ne pouvait pas se retourner pour s’assurer que son Eurydice le suivait bien, pour nous il s’agira d’allers-retours sans traumatisme d’un côté et de l’autre de cette ligne de partage. Aujourd’hui, pour aller de notre monde natif matériel vers nos destinations virtuelles, il y a un poste-frontière à passer et c’est l’icône, le bouton, le lien hyper-texte, bref le cliquable. Bientôt, grâce à la décomposition algorithmique du mouvement, grâce à la reconnaissance des visages, voire la numérisation des empreintes digitales, au moyen d’un outil que l’on portera sur soi, tenu à la main, comme un téléphone, on pourra cliquer directement dans l’univers virtuel. C’est ce que j’ai appelé le Web 4.0. Et maintenant je parle du Web 5.0 ou X.0 parce qu’il y en aura beaucoup, et c’est cela le symbionet, et c’est ce que suggérait votre question. C’est à dire la possibilité d’interfacer son cerveau directement avec cet immense nuage internet et avoir accès professionnellement, ou médicalement, ou pour la sécurité, à un certain nombre de services qui n’existent toujours pas aujourd’hui. C’est ce qu’on appelle la réalité augmentée, cela qui va venir complémenter la réalité virtuelle.

Dans cet environnement, qui vient à grand pas, il s’agira de regarder le monde a travers son iPhone les objets ou les personnes que vous voyez se superposent à des icônes et à des images Internet. Donc, on rentre dans un nouveau monde pour le meilleur ou pour le pire. Ça peut être excellent pour le business, excellent pour l’éducation mais ça peut être épouvantable pour la traçabilité des gens, le repérage des visages, la reconnaissance des personnes par Google, etc. Mais la vie privée est depuis déjà longtemps menacée, on a dépassé 1984, Big Brother dîne à notre table et nous ne nous en rendons même pas compte. Il y a, tout à la fois, des choses extraordinairement positives qui permettent aux gens de développer ce que j’appelle l’intelligence connective, l’intelligence collaborative, par exemple, pour fabriquer, en Open Source, des logiciels nouveaux. Et, il faut l’espérer, l’intelligence collective. Mais dans une perspective plus inquiétante,  il y a aussi des espèces de Big Brothers un peu partout qui jouent la censure, la désinformation et la traçabilité des gens, la détection de ce que les gens se disent. 

•  Tout à l’heure, vous parliez de symbionet. Et on pourrait se demander quel est le lien entre ce symbionet que vous êtes en train de conceptualiser et la bionique. Cette dernière étant ce que rend possible la greffe de cellules nerveuses sur un chip numérique, ce qui pourrait presque se traduire par une citation évangélique : les aveugles voient, les sourds entendent…

JDR : La bionique, pour moi, c’est un peu dépassé. La bionique c’est formidable, c’est L’homme qui valait trois milliards. Le bras prothèse commandé par le cerveau, les yeux qui voient dans l’infrarouge, ou que sais-je ? C’est bien d’avoir rapproché la biologie de l’électronique, d’où bionique. J’ai créé, en 1982, un terme qui a pris beaucoup d’ampleur dans le monde : la biotique. La biotique est différente de la bionique parce que c’est le mariage de la biologie et de l’informatique. Soit, en fait, la communication du cerveau ou du corps avec des machines ou la création d’un plus hybride, à la fois biologique et électronique, notamment fondé sur une science nouvelle qu’on appelle l’électronique moléculaire. La biotique, c’est la base de l’homme symbiotique, d’ailleurs. Ce que vous disiez sur la bionique, cela concerne en fait les nouvelles interfaces entre l’homme et la machine. Ces dernières, aujourd’hui sont plutôt bio-mécaniques, c''est-à-dire qu’on tourne des poignées de porte, qu’on appuie sur des accélérateurs de voiture, qu’on tape sur les claviers, qu’on actionne des souris. Tout cela au moyen d’une énergie musculaire. Mais on va passer bientôt à la bio-électronique et à la biotique. Pour ceux qui le choisiront, j’insiste là-dessus. Je ne prétends absolument pas que nous allons être obligés. Ce sera pour des professionnels, pour aider les handicapés tétraplégiques àd contrôler leur environnement en vivant une vie presque normale, au contact des objets de leur environnement, comme Stephen Hawking qui parle grâce à un ordinateur. 


• Joël de Rosnay, votre image a suscité énormément d’espoir parmi nos concitoyens, notamment pour la médiation scientifique et la médiatisation du projet Maurice Ile Durable. Pensez-vous, pour faire la transition avec la première partie de notre entretien, que le mode d’aggrégation de l’Internet, peut être le modèle pour la « symbiose effective » des petits producteurs indépendants d’énergie ?

JDR : Je le crois profondément. Aurait-on cru, voici 30 ans, que des inconnus, ayant seulement des idées, une compétence pour écrire du script et un Business Model nouveau allaient fonder des multinationales aujourd’hui incontournables alors qu’un géant comme IBM – voici encore un quart de siècle, pour un PC sous MS/Dos, on disait IBM Compatible… - allait au plus continuer à fabriquer des gros systèmes ? Au sujet des petits producteurs indépendants (Independent Power Producers), votre question me permet de reprendre ce que je voulais dire et ce que j’ai toujours voulu dire pour l’île Maurice. Pour la plupart d’entre elles, les démarches de développement durable, dans tous les grands pays, concernent des filières juxtaposées les unes aux autres. Par exemple, la filière solaire thermique pour faire de l’eau chaude, la filière solaire photovoltaïque pour faire de l’électricité, l’hydraulique, le nucléaire bien-sûr, la filière des économies d’énergie, le, la géothermie. Depuis mon livre Le Macroscope, je pense à une approche systémique et c’est ce que je prône en matière de production d’énergie renouvelable. On doit les combiner les unes avec les autres. Pourquoi ? Parce qu’il y a des flux aléatoires et des stocks permanents. Les flux aléatoires, c’est le vent et le soleil. Soit il y a du vent, soit il n’y en a pas. Soit il y a du soleil, soit il n’y en a pas. Mais si vous couplez ces flux aléatoires avec des stocks permanents, (bois, biomasse, bio-gaz, géothermie, barrage, hydroélectricité, énergie des vagues, entre autres), à ce moment-là, au moyen d’une régulation informatique, vous pouvez gérer les inputs et les outputs en fonction de la demande. C’est ce que j’ai toujours dit pour Maurice. Notre île doit avoir une approche multidimensionnelle, matricielle, systémique, de la production d’énergie dans le pays. C’est pourquoi, j’ai proposé qu’on accepte - à côté des grands monopoles de production énergétique, d’Etat ou privé – l’existence de l’Independent Power Producers. Ils entretiendront, avec la grille nationale, un rapport comparable à celui des petits planteurs aux usines sucrières. Et on notera que, pour ce qui est du sucre, six sociétés coopératives, aidées par le Syndicat des Sucres, viennent d’obtenir l’accréditation Fair Trade.
Ce qui a marché dans le secteur sucrier, pourquoi ne marcherait-il pas dans celui de l’énergie ? J’ai proposé que, sur ce même modèle du partenariat traditionnel entre usiniers et planteurs, on créé les IPP, qui fabriqueront de l’électricité avec des éoliennes, avec des petites centrales hydrauliques, obtenant ainsi un certain revenu. Il faut que le CEB, au lieu d’être un immense monopole, soit un facilitateur, une interface.


•  Par ailleurs, qu’en est-il de Maurice Ile Durable? Cela n’a-t-il été qu’un moment opportun, pour un Premier Ministre, de s’associer à quelques figures, comme la vôtre, celles de Jean-Pierre Hardy, de Khalil Elahee ? Ou, au contraire, doit-on croire qu’il y a une réelle volonté de transformer notre rapport à l’environnement, notre rapport aux choses, notre rapport à l’économie, voire notre rapport à des termes comme la croissance ou le PIB ?

JDR : Je suis convaincu que MID procède d’une réelle volonté du PM et d’un certain nombre de personnalités politiques autour de lui. C’est une volonté qui doit s’inscrire dans le temps. Maurice a besoin d’énergie et on ne peut pas, d’un coup de baguette magique, réduire les importations de fioul, de charbon, de gaz, etc. N’allons pas fantasmer que, comme par enchantement, ceux qui se débarrassent de produits non triés dans les bacs à ordures, voire qui jettent des sacs en plastique n’importe où vont changer de culture du jour au lendemain. Il faut une formation, une éducation, il faut comprendre la solidarité qui change les choses. Donc, ça prend du temps. Mais, effectivement, depuis novembre 2007, depuis ma nomination par le PM, celle faisant de moi son conseiller spécial pour le développement durable, je note beaucoup de progrès, souvent invisibles pour le grand public mais qui vont dans la bonne direction. Alors, c’est une question de temps. Je pense que le plus important c’est la motivation de l’ensemble de la population mauricienne, et pour cela il faut l’aider par l’éducation, en partenariat avec les grands médias, les sites web. A ce dernier sujet, le site web, j’ai le plaisir d’annoncer que le nôtre sera développé à neuf, en tentant de mieux comprendre les enjeux, tout en nous donnant les moyens de mieux évaluer nos initiatives. Je le dis depuis toujours :  il ne sert à rien de décider d’être un éco-citoyen si, dans la foulée, on ne connaît pas le résultat de ses actions quotidiennes. S’il y a un système d’évaluation qui permet aux gens de savoir ce qu’ils ont fait de bien pour leur pays, alors, à ce moment-là, nos concitoyens seront beaucoup plus motivés. N’est maîtrisable que ce qui est mesurable. Tout ça se met en place et il faut du temps. Mais j’ai confiance.

•  Tout à l’heure, Joël de Rosnay, vous parliez du nucléaire. Il semblerait que la déplétion des ressources fossiles et l’incidence de ces dernières sur les émissions de carbone ont mis un bémol aux résistances des verts vis à vis de l’atome…

JDR : Le nucléaire de quatrième génération est extrêmement intéressant. Il est loin, il est en 2050. Pour le moment, avec les générateurs de première et deuxième générations, en raison des problèmes de pollution, des problèmes liés à l’approvisionnement, aux déchets à stocker, on comprend que, pour beaucoup de critiques, à juste titre d’ailleurs, ce soit une forme d’énergie essentielle mais transitoire, avec laquelle l’humanité ne pourra pas vivre pendant des siècles. En revanche, ce que l’on appelle le nucléaire de quatrième génération, outre d’être produit de manière plus propre et moins dangereuse, permettra de dessaler l’eau de mer et de produire de l’hydrogène, pour les piles à combustible des voitures. Les nouveaux générateurs – prévus pour 2050 à peu près -  offrent un espoir de relais, pour un certain nombre d’applications. Mais cela est encore en phase expérimentale et, pour le moment, il faut vivre avec le nucléaire et faire en sorte qu’il soit le moins dangereux et le plus propre possible.

•  Dernière relance, Joël de Rosnay, si vous le permettez. Vous accordez cette interview à un journal qui publie sa première édition, un journal dont le titre anglais s’entend comme ID, en français idée. Mais aussi deux lettres qui pourraient évoquer île durable. Un commentaire ?

JDR : Oui, absolument ! Je voudrais beaucoup voir ID et idées, c’est à dire l’identité nationale et l’imagination/innovation au service du développement sociétal, humain, économique, industriel. Et évidemment cela rejoint l’île durable. Votre iD et notre MID s’associent l’un à l’autre, d’une part pour diffuser les informations permettant à la fois de motiver la population mauricienne, les politiques, les industriels, les universitaires, pour les engager davantage dans ce magnifique projet que j’ai évoqué plus haut. Nous le ferons aussi parce que, l’Internet tenant désormais le rôle qu’il tient, il va falloir, de plus en plus, jouer à l’échelle du monde, faire connaître notre petite île et ce projet dont le PM a parlé à Copenhagu, dans son discours qui fut très bien accueilli. D’ailleurs, il y a un sondage mondial qui a fait passer l’île Maurice du 25ème rang d’île propre, d’île économiquement durable, au 8ème rang. Donc je pense que iD Innovation et ID Ile Durable doivent se réunir. Au-delà des jeux de mots, ce qui m’intéresserait, ce serait la coopération étroite entre un journal papier et internet et le site web de Maurice Ile Durable. Cela, nous l’espérons, aura le retentissement et l’influence que nous souhaitons exercer sur le futur de ce cher pays.

G.A. Quitte à ne pas le publier, le journaliste est tenté de vous dire : chiche !

JDR : Ben, chiche alors… c’est un Deal…

Propos recueillis par Gilbert Ahnee
Transcrits par Hareeta Cunniah