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Les confidences du Pr Carcassonne

18 septembre 2011, 11:36

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C’est l’un des plus grands constitutionnalistes français. L’un des plus pressés, aussi. Arrivé à Maurice lundi matin, reparti le lendemain soir. « Je suis prof, faut que je rentre à Paris m’occuper de mes étudiants. » Leur récré a duré 48 heures. Le temps pour Guy Carcassonne de mettre les choses au clair avec le Premier ministre. « Je ne suis pas prêt à accepter n’importe quelle mission, alors on a discuté du cahier des charges ». Une rencontre avec Rama Sithanen, – « quelqu’un d’extrêmement compétent » – , un « échange courtois » avec Paul Bérenger et l’éminent juriste était déjà à Plaisance. Retour prévu dans trois mois, avec dans ses valises une proposition de réforme électorale, dont voici les contours.


Pourquoi notre système électoral doit changer


« Notre mission consiste à trouver un mode de scrutin basé sur trois principes : la gouvernabilité, l’équité et la diversité. Cela veut dire quoi ? Un, favoriser l’émergence d’une majorité choisie par les Mauriciens. Deux, faire que l’opposition ne soit plus sous-représentée au Parlement. Et trois, assurer la représentation des diverses communautés. Le système actuel pose des problèmes sur les trois points. Je m’explique en commençant par le dernier. Comme la représentation de la diversité n’était pas satisfaisante, on a inventé le best loser system, un mécanisme purement artificiel. Conséquence, il reste moins de places pour une opposition normale, donc le deuxième point est endommagé. Quant à la gouvernabilité, elle reste fragile. J’ai entendu dire que le gouvernement actuel risquait d’être renversé. Je ne sais pas si cela se produira, n’empêche que le doute existe car ça se joue à quelques voix. Or, dans un système démocratique moderne, ce ne sont pas les parlementaires qui renversent le gouvernement, mais les électeurs. Mais il y a pire. Avec le système actuel, le parti majoritaire en voix pourrait être minoritaire en sièges. Coup de chance, cela ne s’est jamais produit à Maurice - contrairement à la Grande-Bretagne -, mais ça peut arriver à tout moment. Fondamentalement, ça n’est pas sain. Et pour corriger ça, il y a mille possibilités. »

Le « gros défaut du système Sachs

 « Si tout le monde est d’accord sur les recommandations d’Albie Sachs, bah qu’on l’adopte ! Notre mission deviendrait sans objet, alors. En vérité, il n’y a pas de consensus, c’est bien pour cela que je suis là. Le discours qui consiste à dire conservons ceci, modifions cela, me laisse sceptique. Une femme n’est pas enceinte à 80 %, elle est enceinte ou pas. On est d’accord ou non sur le système Sachs. Personnellement, il ne me plaît pas. Pour deux raisons simples. La première : si c’est pour donner plus de députés, à la proportionnelle, aux mêmes partis, je ne vois pas l’intérêt. Mais il y a plus grave. Projetons nous dans 20 ans - un mode de scrutin doit s’inscrire dans la durée - et imaginons un parti A avec d’excellents candidats. Sur les 70 sièges au scrutin majoritaire, A en remporte 50. Les électeurs, le même jour, votent à la proportionnelle. Le parti A, qui a déjà une large majorité, ne réunit pourtant que 30 % des suffrages. Les partis B et C, à la proportionnelle, obtiennent plus de 50 %. Cette hypothèse n’est pas du tout irréaliste. On fait comment ? Bien sûr, le parti A possède une majorité, il peut légalement gouverner le pays. Mais ça veut dire que pendant cinq ans, sa légitimité va être sérieusement mise en cause, avec de sacrés bons arguments. C’est le gros défaut du système Sachs. Bien entendu, on peut dire que cette hypothèse ne se produira jamais. J’ai tendance à penser, à la lumière de ma longue expérience, que tout ce qui est possible fi nit par arriver dans le domaine institutionnel. Alors de deux choses l’une : soit on trouve mieux, soit on trouve moins bien. Si on trouve moins bien, vive Sachs ! Si d’aventure on trouve mieux, personne ne regrettera, pas même Albie Sachs lui-même, qu’un autre système ait été préféré. »

Les contours de la réforme

 « S’il s’agit de ne pas toucher aux circonscriptions, au nombre d’élus ou au Best Loser System, alors il n’y a plus rien à faire, conservons le système actuel, je rentre chez moi et je ne reviens plus… sauf en touriste. On peut toucher à tout. Nous avons trois objectifs, auxquels s’ajoute la prise en compte des femmes. A partir de là, nous démarrons d’une feuille blanche. Non seulement on ne s’interdit pas de toucher aux circonscriptions, mais je pense qu’il faudra le faire. Quant au best loser, ce système a rendu de grands services, mais aujourd’hui il me paraît très dépassé. Attention, il ne s’agit pas de le supprimer sans trouver un substitut qui garantisse à chaque communauté qu’elle sera normalement représentée. Des substituts, on peut en imaginer. Le droit constitutionnel et la science politique ont fait, depuis 50 ans, des progrès phénoménaux. Presque aussi importants que dans le domaine de la physique ou de la médecine. Nous avons dans la boîte à outils un nombre d’instruments incomparables avec ceux de nos prédécesseurs. On sait faire des systèmes hybrides, il y a des expériences électorales tout à fait passionnantes avec des modes de scrutin extraordinairement divers. Pour Maurice, les leviers sont nombreux : scrutin majoritaire ou proportionnel, uninominal ou de liste, liste nationale ou locale, il existe des tas de variables à combiner intelligemment. Ne me demandez pas de vous livrer aujourd’hui ma proposition, je ne la connais pas. Mais je peux d’ores et déjà vous dire que nous ne proposerons pas un mécanisme ultrasophistiqué, quelque chose d’absolument formidable sur le papier mais à quoi personne ne comprendrait rien. Un mode de scrutin que les électeurs ne peuvent pas immédiatement comprendre et s’approprier est un mauvais mode de scrutin. »

Petite leçon de proportionnelle

 « C’est quoi la proportionnelle ? Le principe est simple : chaque formation a un nombre de députés proportionnel au nombre de suffrages reçus. Jusque-là tout le monde comprend. Sauf que, au-delà de cette définition, commence la complexité. Et avec la complexité commence la variété. Je m’explique. Vous pouvez avoir de la proportionnelle intégrale avec une seule circonscription, c’est le cas d’Israël. La conséquence, c’est une atomisation de la représentation qui fait le drame de ce pays depuis 60 ans. Vous pouvez avoir, comme en Allemagne, une proportionnelle personnalisée, où deux partis restent dominants. Je pourrais multiplier les exemples. Quand on dit « proportionnelle », on a indiqué une intention, mais on n’a pas déterminé un mode de scrutin. Le nombre de circonscriptions, leur taille, le nombre des parlementaires à élire dans chaque circonscription, le mode de calcul d’attribution des restes (les électeurs ont souvent le mauvais goût de ne pas donner un chiffre arithmétiquement divisible), sont autant de variables qui ont une importance considérable. A Maurice, vous avez deux ou trois grands partis et quelques tout petits partis. L’objet de la proportionnelle n’est pas de faire entrer au Parlement les tout petits partis, c’est de donner plus de sièges, selon des modalités différentes, aux mêmes partis. Donner des sièges à des petits partis, c’est dangereux, il y a un risque de fragmentation qui rend le pays ingouvernable. Pour répondre à ce risque, il y a une méthode simple qui consiste à fixer un seuil sous lequel on n’a pas d’élus. Qu’est-ce qui est pertinent pour Maurice : 5 %, 10 %, entre les deux ? Je ne vais pas me prononcer aujourd’hui mais je peux vous expliquer à quel point c’est important. En Europe, la Suède et le Danemark, deux pays voisins, ont exactement le même mode de scrutin. Une seule différence : en Suède le seuil est à 7 %, au Danemark il n’y en a pas. Conséquence, le Danemark a toujours eu des gouvernements de coalition, avec parfois de très grosses difficultés pour former les alliances. Tandis que la Suède a toujours eu un gouvernement homogène. »

La IIe République attendra


« Le projet de deuxième République ne fait pas partie de ma mission. Cela n’engage que moi, mais je ne pense pas qu’une réforme de si grande ampleur soit nécessaire. Autant j’ai la conviction qu’une réforme électorale est utile, autant je me dis qu’une deuxième République est prématurée. D’abord, que l’on règle le problème électoral de manière satisfaisante. Il est paradoxal d’identifier un problème électoral, et avant même de l’avoir réglé, de vouloir tout changer. Il vaut mieux faire les choses dans l’ordre. Il faut savoir aussi que les divers modèles constitutionnels du monde démocratique ne se valent pas tous. Il y en a un qui arrive en tête, qui est plus efficace, plus démocratique : c’est le régime parlementaire majoritaire. Maurice a un régime parlementaire majoritaire. Pourquoi diable organiser une régression vers un système moins bien ? Je ne vois pas l’intérêt d’instaurer un régime présidentiel ou semi-présidentiel. Ce serait prendre beaucoup de risques. »

Le calendrier de travail

 « J’ai proposé au Premier ministre de travailler avec deux grosses pointures du droit : l’anglais Vernon Bogdanor, la superstar du droit constitutionnel britannique, et Pere Vilanova, un professeur espagnol très réputé et consulté par de nombreux pays sur les questions électorales. Ils ont donné leur accord. A partir de là, il ne s’agit pas de discuter pendant un an. Le Premier ministre est très attentif au calendrier, il a raison. Si une réforme doit intervenir, ce n’est certainement pas à la veille des élections. Donc nous irons vite. Dès la semaine prochaine, je rencontre Vernon à Londres. Ensuite, on se réunira tous les trois. Nous ferons une proposition avant la fin de l’année. Après, ce sera aux partis politiques de décider ce qu’ils en font. Plus vite ils trancheront, mieux ce sera. Balader l’opinion pendant des mois ne serait pas raisonnable. Je ne peux pas sonder les coeurs et les reins. Encore moins ceux de l’auguste personnalité du Premier ministre. Cependant, M. Ramgoolam me donne l’impression de vouloir aller de l’avant. Et le plus vite possible.

Propos recueillis par Fabrice Acquilina
(Source : l’express-dimanche, 18 septembre)