Publicité

Luc Ferry : « Scolariser les tout-petits est le meilleur moyen de réduire les inégalités sociales »

24 avril 2012, 12:17

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

lexpress.mu | Toute l'actualité de l'île Maurice en temps réel.

C’est un intellectuel médiatique et pressé. Sans doute l’héritage du père qui construisait des voitures de course dans les années 50. Lui nous invite sur la banquette arrière de la C5. Direction le Royal Palm. S’invitent à bord Hegel, Bunwaree, Boolell, Carcassonne, Peter Pan et quelques enfants-tyrans. Rencontre avec Luc Ferry, philosophe français et ancien ministre de l’Education nationale de 2002 à 2004.

 

Un philosophe parisien en goguette entre Ebène et Grand-Baie, cela pourrait être le début de votre prochain essai ? []Il en a écrit une quarantaine, ndlr]

J’aime vraiment Maurice. Mais pas pour des raisons touristiques. Des îles, il y en a des plus belles. Mais la vôtre est passionnante pour un Européen qui réfléchit. Toutes ces communautés, toutes ces langues, ces ethnies. Un peu comme en Europe où l’on essaie de concilier les nations, vos débats constitutionnels me passionnent.

Quels mots, comme ça, sans réfléchir, Maurice vous inspire-t-elle ?

Diversité et douceur. Le mélange des deux est très rare.

Peut-on être philosophe et confi er sa boîte crânienne à un oreiller en soie du Royal Palm ?

Ce n’est pas plus cher qu’un Mercure à Paris, c’est hallucinant ! Je travaille en gros 15 heures par jour, alors quand je peux profiter d’un certain luxe, c’est un bonheur absolu. Je n’ai aucune culpabilité à cet égard ! (Rires)

Sinon, que faites-vous dans le quartier ?

J’ai été invité par l’Association Progrès du Management []l’APM regroupe 5600 membres dans le monde, répartis en 240 clubs, dont 3 à Maurice, ndlr]. C’est une association de patrons humanistes. Des gens qui cherchent à comprendre le monde dans lequel ils vivent.

Et dire qu’on croyait que les patrons cherchaient le profit…

Evidemment, mais il n’y a pas que ça. Le rôle d’une entreprise ne se réduit pas à gagner de l’argent.

Qu’est-ce que la philosophie a à dire aux chefs d’entreprise ?

Hegel avait une formule magnifique pour décrire la philosophie : « Elle résume son temps dans la pensée », disait-il. Et quel est l’objet à penser aujourd’hui, l’objet à comprendre ? C’est la mondialisation. Le moteur de l’Histoire, c’est l’entreprise, pas le monde politique.

C’est ce que vous avez expliqué aux ministres Boolell et Bunwaree autour d’une tasse de thé ?

Curieusement, ils ne m’ont pas offert de thé. (Rires) Cela ne m’a pas empêché de les trouver intéressants, vifs, intelligents. Ils sont tous les deux médecins, j’aime bien les politiques qui ont un vrai métier. Médecin, ce n’est pas n’importe quel métier, on pétrit de la pâte humaine. M. Bunwaree m’a parlé de ses projets : scolariser tous les enfants du pays dès la maternelle, subventionner les familles pauvres, réduire les écarts de niveau entre les établissements. Ses angles d’attaque m’ont semblé très bons. Avec le ministre des Affaires étrangères, nous avons parlé des problèmes constitutionnels de Maurice. []Il est agrégé de philosophie et de sciences politiques, ndlr]

Le rapport de votre ami Guy Carcassonne a fini illico au panier...

Je sais. Pour être franc, cela ne me surprend pas. Si vous ne connaissez pas intimement le terrain local, c’est mission impossible. M. Boolell m’a parlé du rapport Carcassonne. Il l’a trouvé très intéressant, mais très utopique aussi, loin des réalités de l’île. Guy est un homme extrêmement intelligent. Presque trop intelligent.

Maurice aspire à devenir une île durable. Dans Le Nouvel Ordre Ecologique, votre premier best-seller, vous cassez le fondamentalisme écologique…

Je suis un passionné d’écologie. C’est le seul axe de réflexion politique qui nous sort du court-termisme. L’écologie pose la seule question politique qui vaille, celle des générations futures : quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? Malheureusement, depuis 1970 en Europe et au Brésil, l’écologie a été trustée par d’anciens gauchistes, les « pastèques » : ils sont verts à l’extérieur mais rouges à l’intérieur. Au fond, presque tous les écologistes sont d’anciens trotskistes ou maoïstes. Ils poursuivent la lutte contre les sociétés libérales via l’écologie. Ce qui est lamentable dans l’écologie politique actuelle, c’est qu’elle se focalise sur des problèmes qui ne sont pas importants. Je vais peut-être vous choquer mais je pense que le réchauffement climatique n’est pas un problème important.

Vous n’êtes pas le premier climatosceptique.

Mais je n’en suis pas un ! Je pense que le GIEC dit vrai. Je pense qu’il y a eu 0,7 % de réchauffement dans les 50 dernières années. Mais je pense aussi qu’on a mille fois le temps de résoudre ce problème. La vraie question écologique est celle de l’épuisement des matières premières non renouvelables. Avec la croissance de l’Inde et de la Chine, d’ici 10 ans, nous ferons face à une crise grave. Je parle du pétrole, mais aussi du zinc, de l’acier, du cuivre, de l’uranium, ce sera dramatique.

Vous dites que la croissance est intenable ?

A terme, oui. Et la décroissance – contrairement à ce que disent les écologistes - est impossible. Face à cette antinomie, il n’y a que trois solutions. Un, la régulation démographique : il faut que l’on soit moins nombreux sur la planète. Deux, l’innovation scientifique. Et trois, le passage urgent d’une économie du jetable à une économie du recyclage. Si vous voulez d’une île durable, c’est évidemment la solution. C’est probablement le recyclage qui sauvera le monde.

Maurice veut rendre obligatoire la scolarisation des 3-5 ans. Une bonne idée ?

Une très bonne idée. A condition de ne pas enseigner des matières. A 3 ans, ce qui compte, c’est la sensibilisation, plus que l’apprentissage de contenus. Scolariser les tout-petits, c’est le meilleur moyen de réduire les inégalités sociales entre les familles. L’école peut faire ça, c’est même sa mission principale. Après, certains parents peuvent être gênés par le côté obligatoire. Mais les parents ne sont pas propriétaires de leurs enfants. Si l’on veut égaliser les conditions entre les familles très pauvres et les très riches, entre les très cultivées et les très incultes, c’est à 3 ans que ça se joue. A 5 ans, c’est trop tard, les inégalités sont déjà incrustées.

En 2003, vous écriviez une longue Lettre à tous ceux qui aiment l’école (181 pages). Aimer l’école, c’est faire quoi pour elle ?

Il faut commencer par faire la distinction entre l’éducation et l’enseignement. L’éducation relève de la famille, c’est la sphère privée. L’enseignement est l’affaire de l’école, on est dans un lieu public. La meilleure chose à faire pour aider l’enseignement, c’est de pratiquer l’éducation très tôt. Quand les enfants sont mal élevés, lorsqu’ils sont incapables de se concentrer sur un sujet, les professeurs ne peuvent pas enseigner. Si demain je vous envoie dans une classe un peu difficile en banlieue, vous ressortez en tutu au bout d’un quart d’heure.

Rendre service à l’école, c’est donc éduquer ses enfants ?

Absolument. Le problème de l’école, bien souvent, ce n’est ni les programmes, ni la qualité des professeurs, mais les parents. C’est le cas en France.

La pédagogie moderne place l’enfant au coeur du système. Vous dites, vous, que c’est la « transmission des savoirs » qui doit être au centre dudit système.

Oui. L’éducation - pas l’enseignement - c’est trois choses : l’amour, la loi et les grandes oeuvres. Aimer ses enfants leur donne de la confiance. Ils acquièrent une capacité de rebond par rapport aux accidents de la vie. Mais il faut aussi transmettre la loi pour permettre à vos enfants d’entrer dans l’espace de la cité, de la civilité. Et puis il faut transmettre les savoirs, c’est-à-dire les grandes oeuvres scientifiques, littéraires, artistiques, etc. Dans les sociétés développées, nous aimons passionnément nos enfants. L’amour est là, il est même parfois excessif. On est tellement dans la sensiblerie que l’on devient incapable de transmettre l’autorité et les savoirs. Mettre l’enfant au coeur du système… Mais mon dieu, il y est déjà beaucoup trop ! Ne passons pas de l’autre côté du cheval. Le risque, c’est l’enfant- roi. C’est le jeunisme. C’est le syndrome de Peter Pan.

Le petit garçon qui ne veut pas grandir…

Et voilà. Si l’on explique à nos enfants que devenir une grande personne est une catastrophe, on sape les bases même de l’éducation et de l’enseignement. L’éducation, c’est justement le passage de l’enfance à l’âge adulte. Voilà pourquoi je dis que le coeur de l’éducation, c’est la transmission des savoirs. Aujourd’hui, ce n’est même plus l’enfant-roi, c’est l’enfant-tyran. On n’est rien de grandiose à 10 ans. On n’est pas un grand joueur de foot ou de tennis. On n’est pas un grand chef d’entreprise ni un grand journaliste. On n’est pas un grand philosophe ni un grand musicien. A 10 ans, on est un adorable petit bout de chou mais on doit encore écouter ses parents et ses professeurs. Pardon, c’est très terre-à-terre ce que je dis, mais on est vraiment passé de l’autre côté du cheval.

Qu’est-ce que Peter Pan gagnerait à grandir ?

Du bonheur ! La vie des adultes, quand elle est réussie, est plus intense, plus intelligente, plus passionnante que la vie des enfants. Etre grand, c’est pouvoir faire mille choses de plus. Les enfants ne font pas l’amour, ils n’ont pas d’enfants. Il faut apprendre à nos enfants que devenir une grande personne n’est pas une catastrophe, c’est un bonheur.

Philosophiquement, terminer sur une note d’amour, c’est cohérent ?

Ça l’est.

« Connaître » et « aimer », pour vous, c’est une seule et même chose. Pourquoi ces deux mots s’aiment-ils ?

C’est l’idée d’élargissement de l’horizon. Le sens même de la vie. Quand on élargit l’horizon, on devient plus humain. On peut aimer plus, être plus aimé. Apprendre une langue étrangère, voyager, c’est élargir l’horizon, on entre dans plus d’humanité. Et c’est là que connaître et aimer se rejoignent. C’est ce que j’ai essayé de faire toute ma vie. Ce n’est pas ennuyeux, c’est le bonheur absolu.

Entretien réalisé par Fabrice Acquilina
(l’express-dimanche, 22 avril 2012)