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Sir Victor Glover, conseiller juridique et ancien chef juge
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Sir Victor Glover, conseiller juridique et ancien chef juge
Pas un jour sans que la justice ne fasse causer dans les chaumières : un moment propice pour sonder les états d’âme d’un ancien chef juge. Le jeune octogénaire sir Victor Glover remet quelques pendules à l’heure.
Un ancien chef juge devenu conseiller de l’Attorney General a-t-il un devoir de réserve sur ses convictions de citoyen ?
Non. Ce droit de réserve, je l’exerçais quand j’étais juge []de 1976 à 1994, ndlr]. Aujourd’hui, je suis un citoyen comme un autre. Je conseille l’Attorney General, mais seulement pour la rédaction de textes de loi.
Vos textes et vos convictions personnelles sont-ils toujours raccords ?
Pas forcément. Je suis contre l’avortement, cela ne m’a pas empêché de rédiger le projet de loi voté l’an dernier.
Quand j’étais juge, à deux reprises j’ai prononcé une condamnation à mort, alors que je suis contre cette pratique.
Dans une interview en 2004, vous disiez : « Le gagging order n’a jamais été utilisé. Je vois mal comment il pourrait l’être. » Vous voyez mieux maintenant ?
(Rire) La presse a accès à de plus en plus d’informations, certains titres ont peut-être dépassé un peu les bornes. D’un autre côté, je ne vois pas pourquoi on parle d’atteinte à la vie privée. (Il consulte son code civil)
L’article 22 n’évoque pas la vie privée, mais l’« intimité de la vie privée », ce qui est tout à fait différent.
Quelle différence faites vous ?
L’intimité de la vie privée, c’est ce qui passe à l’intérieur de vous, dans votre corps, votre état de santé par exemple. C’est ce qui se passe chez vous, vos querelles de ménage. Si un monsieur a trois maîtresses, cela ne relève pas de l’intimité de sa vie privée. Les relations sexuelles d’un homme avec sa secrétaire, c’est la même chose.
L’intimité, c’est chez soi, avec son épouse.
Politiciens, juges, journalistes, l’affaire Soornack embarrasse beaucoup de monde. Et vous, que vous inspire-t-elle ?
On peut choisir d’en rire, on peut l’ignorer aussi, tout dépend de quoi on parle.
Dire qu’une personne est proche de tel ou tel politicien, qu’elle est l’agent de tel parti, présente peu d’intérêt. Par contre, si l’on réussit à prouver que cette personne, grâce à ses connexions politiques, a pris part à des transactions malhonnêtes qui lui ont permis d’amasser des millions, là, il faut s’en insurger.
Sur un plan juridique, deux droits sont en tension, la vie privée et la liberté d’expression. Ontils la même valeur dans notre législation ?
Non. Il n’y a aucun doute que la liberté d’expression a plus de valeur car ce droit est inscrit dans la Constitution qui est notre loi suprême.
La liberté d’expression a donc préséance sur la vie privée ?
Je pense. Cependant, il faut tenir compte du fait que la Constitution, juste après avoir garanti la liberté d’expression, précise que l’on peut limiter cette liberté pour protéger les intérêts d’autrui.
Le droit à la vie privée, certes, n’est pas spécifié, mais il est sous-entendu par la Constitution, c’est ce qui explique que la balance ne penche pas automatiquement vers la liberté d’expression. Le juge a une marge de manoeuvre, tout dépend de son interprétation []l’entretien a été réalisé avant que le juge Domah se récuse dans l’affaire Soornack, ndlr].
Un juge est un être humain, avec ses convictions, parfois même ses lubies.
L’une de vos lubies consiste à rédiger des projets de loi. Celui qui instaurera une nouvelle cour d’appel est-il prêt ?
Non. J’en suis à la onzième version mais le texte final n’est pas prêt.
Va-t-il restreindre l’accès au Conseil privé ?
Absolument pas. L’accès au Conseil privé sera modifié, mais il n’est pas question de le restreindre.
C’est parce que la justice est une chose précieuse que le Conseil privé coûte si cher ?
Le Conseil privé est cher parce que les juges de la House of Lords sont soumis à une procédure complexe et coûteuse qui date de 1833. Nous n’y pouvons rien.
Le Conseil privé n’est pas accessible à toutes les bourses. N’est-ce pas injuste ?
Ça l’est. J’ai milité pour que les juges du Conseil privé viennent siéger à Maurice.
Ils l’ont fait à deux reprises, mais quand ils viennent, cela pose un autre problème car c’est au gouvernement anglais de payer les frais, les billets d’avion, l’hébergement.
Crise oblige, le gouvernement a dit aux juges : « Vous restez à Londres. Les petits voyages à Maurice sont terminés. »
En 2012, vous avez présidé un comité sur la justice privée, ou arbitrage. Cette pratique ne me telle pas en péril les fondements même de la justice ?
Non, l’arbitrage a toujours existé, dans toutes les juridictions. Cette pratique a l’avantage d’offrir au justiciable une solution rapide à ses problèmes.
La mesure, l’impartialité, la juste appréciation des faits, sont des arts difficiles, et leur exercice est délicat, n’est-ce pas ?
Absolument.
Pensez-vous qu’un juge qui perçoit de l’argent d’unjusticiable renforce son art de la mesure, de la justesse et de l’impartialité ?
(Long silence) Je pense que cela n’altère rien si le juge est compétent, honnête et droit.
Admettons que vous soyez en procès contre Jean. Il y a 2 ans, Jean a eu recours à un arbitrage. Il a sollicité les services d’un juge à qui il a remis un joli chèque en échange de ses services. Aujourd’hui, ce même juge doit trancher le litige qui vous oppose à Jean. Cela ne vous pose pas de problème ?
Un juge honnête se récusera, donc je n’ai pas de problème.
Je peux comprendre qu’un citoyen puisse avoir des doutes, c’est normal. Moi, j’ai été juge, j’ai confiance. Je connais leur mode de fonctionnement, je sais ce qu’ils ont en tête. Dès que vous vous asseyez sur le banc de la Cour suprême, le devoir d’objectivité vous enveloppe tout entier, il devient une absolue nécessité.
La justice privée est également confidentielle. Ne serait-il pas souhaitable que le public connaisse les « juges-arbitres » ?
(Long silence) Je n’y ai jamais pensé. Je ne pense pas qu’il y aurait des objections, à condition que l’on communique après l’arbitrage, pas pendant.
Est-il exact qu’un « juge-arbitre » peut percevoir jusqu’à Rs 500 000 par jour ?
Je ne sais pas, je ne fais plus d’arbitrage depuis quatre ou cinq ans. J’en ai fait surtout quand j’étais à la retraite, quelques-uns quand j’étais juge, mais jamais comme chef juge.
Selon vous, le corps judiciaire se porte mieux ou moins bien qu’il y a dix ou vingt ans ?
Probablement moins bien. Pour une raison bien simple : de mon temps nous étions six ou sept juges à la Cour suprême, maintenant ils sont vingt, c’est moins manageable. Le chef juge ne peut plus avoir l’oeil sur tout.
Et puis, les juges ne se voient presque plus, leurs bureaux sont éloignés, ils n’ont plus une minute de libre. Cela devient compliqué d’échanger des idées et de progresser au contact des autres.
Pourquoi de plus en plus de procès finissent par celui de la justice ?
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Le fait que des décisions soient renversées est dans l’ordre des choses, c’est pour cela que les cours d’appel existent.
Le 20 décembre dernier, le Conseil privé a annulé une décision des juges Lam Shang Leen et Devat, au motif que « the court created the appearance of unfairness and bias ». Est-ce inquiétant ?
(Longue expiration) Cela devrait inquiéter les deux juges en question, effectivement.
Vous disiez que le chef juge « ne peut plus avoir l’oeil sur tout », mais il l’a sur le juge Balancy, à qui il a ouvertement reproché d’être « récalcitrant »...
Cela ne m’a pas choqué.
C’est le rôle du chef juge de rappeler à l’ordre un collègue qui ne se conduit pas correctement. J’ai déjà eu à le faire. La différence, c’est que je l’ai fait entre quatre yeux, les journaux n’en ont rien su. Par ailleurs, je pense que le juge Balancy devrait s’abstenir de donner trois pages d’interview toutes les trois semaines, ce n’est pas le rôle d’un juge de la Cour suprême.
Quand vous êtes devenu juge, votre père, qui l’avait été avant vous, vous a dit : « Tu vas vivre une expérience bizarre. Tu vas écouter, décider, rendre un jugement. Et tu te rendras compte, après réflexion, que tu aurais pu rendre un jugement exactement contraire ». S’est-il trompé ?
Il avait parfaitement raison.
Le droit a été fabriqué par les hommes, ce n’est pas une science exacte mais une matière mobile, maniable.
On peut faire dire à un texte ce que l’on veut.
Cette part de « maniabilité » vous a-t-elle poursuivi dans les commissions d’enquête et les Fact-Finding Committees que vous avez présidés ?
C’est arrivé.
Quelle conclusion en tirez-vous ?
Un juge ne doit jamais se croire infaillible.
Si c’était possible, vous aimeriez redevenir juge ?
Un juge parmi les autres, non. Redevenir chef juge, oui, ça me plairait. Avec le recul, j’ai d’autres idées, il y a des réformes que j’aurais voulu mener. Par exemple, mettre sur pied cette fameuse cour d’appel. Je crois aussi qu’il est temps d’instaurer une plus grande mobilité parmi les magistrats, être affecté deux ans à Souillac n’est pas une bonne chose. Il faudrait également simplifier les procédures. Pour être plus rapide et moins coûteuse, la justice doit être moins dépendante des avocats et des avoués.
Vous voulez asséchez le filon du fiston ?
Gavin a fait assez de sous, il n’en a plus besoin ! (Rire) Oui, malgré mes 80 ans, je me reverrais bien chef juge. Mais pas pour six ans, pour deux ans. Cela dit, même si l’on m’offrait le poste, je serais contraint de refuser pour une raison très simple : mon épouse.
Quoi, votre épouse ?
Elle dirait non : « On ne va pas recommencer la tournée des cocktails trois fois par semaine. J’ai fait ça pendant dix ans, ça suffit ».
L’un de vos amis, sir Anerood Jugnauth, a un peu de mal avec le « ça suffit »...
Nous nous voyons moins depuis qu’il n’est plus président, il ne me demande pas mon avis.
Et s’il le faisait…
Je lui dirais d’arrêter, de rentrer tranquillement chez lui. A son âge, aller tous les soirs dans les baithka, les réunions nocturnes… SAJ n’est pas à sa place. Quand vous avez été chef d’Etat, vous avez un devoir d’effacement.
Vous vous revoyez chef juge, il se revoit peut-être Premier ministre…
Peut-être. Il a été un excellent Premier ministre, il n’y a aucun doute là-dessus. Serait-il un excellent Premier ministre à 85 ans ?
Je n’en suis pas sûr du tout.
Entretien réalisé par Fabrice Acquilina
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