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Tiken Jah Fakoly : « Il faut qu’il y ait des voix pour dénoncer les injustices »

8 mai 2009, 00:00

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Tiken Jah Fakoly : « Il faut qu’il y ait des voix pour dénoncer les injustices »

C’est un îlot de calme dans un océan déchaîné. Tiken Jah Fakoly, marginalisé dans son propre pays pour ses prises de position, ne se sent pas véritable détaché de ses origines.

Adepte du panafricanisme, le reggaeman ivoirien se sent chez lui en Afrique, peu importe le pays. Tiken Jah Fakoly, la voix des sans voix, se dévoile comme une lettre ouverte. Il parle de ses inspirations, de son idéologie, de son combat, de l’épuisement du guerrier devant l’immobilité des choses, de sa fierté d’être Africain.

Le reggae maker qu’il est séduit les foules, mais l’homme qu’il est – construit autour d’un passé exceptionnel – est encore plus impressionnant. Découverte…


Tout d’abord, Doumbia Moussa Fakoly, pourquoi avoir opté pour le nom de scène de Tiken Jah Fakoly? Que signifie Tiken Jah?
Mon père m’appelait toujours «Tieni», ce qui veut dire, dans ma langue maternelle, «petit garçon». Quand j’avais 20 ans, et que je commençais la musique avec un ami ghanéen, ce dernier voulait imiter mon père. Au lieu de dire «Tieni», à la place, il disait «Tiken». Au départ, je me plaignais. Et puis, j’ai trouvé que ça sonnait bien. J’ai donc décidé de le garder. Aussi, comme à l’école primaire j’écoutais beaucoup de reggae, mes amis m’appelaient «Jah». Et quand le Tiken est arrivé, c’est devenu Tiken Jah. Et Fakoly, c’est tout simplement le nom de mon ancêtre.

Ce désir ou simplement ce besoin de véhiculer autant de messages sur l’Afrique, d’éveiller la conscience de ce peuple trop longtemps abusé, cela vous vient-il du fait que vous êtes d’une lignée de griots et surtout du fait que vous êtes le descendant du chef guerrier Fakoly Koumba Fakoly Daaba?
Avant j’interprétais des chansons qui ne concernaient que les faits de société. Mais, quand j’ai appris l’histoire de mon ancêtre, Fakoly Koumba Fakoly Daaba, que tous les griots connaissent, j’ai ressenti une énergie qui a engendré ce désir de me battre pour mon continent. Il y a aussi le combat que Bob Marley et Peter Tosh ont mené en Jamaïque, en prenant position pour la majorité des Jamaïcains qui n’avaient pas la possibilité de s’exprimer. Ce sont ces deux histoires qui m’ont donné de l’énergie et qui font qu’aujourd’hui, je dis ce que je pense dans une Afrique qui est libre. Je considère que je ne suis pas né au temps de l’esclavage et que je ne suis pas né sous la colonisation. Je suis né libre. Et ma liberté doit être vue à tous les niveaux. Voilà pourquoi je m’exprime ainsi.

Pourquoi avoir choisi le reggae pour véhiculer vos messages?
Quand j’écoutais Bob Marley et qu’on m’a expliqué un peu les significations de ses chansons, j’ai trouvé qu’il parlait de moi, de mes problèmes, de l’esclavage, de moi qui suis né au ghetto, de toutes les difficultés que je vivais.

J’ai ainsi décidé de prendre la parole pour essayer de renforcer ce combat. Et j’avoue, qu’au départ, quand j’étais au lycée, je ne parlais pas du tout l’anglais alors que tout ce que j’écoutais comme reggae venait des pays anglophones.

Je me disais qu’il fallait que j’apprenne le reggae d’abord. Et puis, il y a eu un certain Alpha Blondy en 82. Ça nous a donné la possibilité de nous exprimer également. Si Alpha Blondy peut chanter en malinké ou en français, ça veut dire que nous aussi on peut.

Voilà, le choix du reggae. C’est d’abord Bob Marley par rapport à son combat. C’est Peter Tosh à travers ses prises de position pour les sans voix. C’est Burning Spears, par sa manière de nous faire passer les messages concernant l’histoire de nos ancêtres. Ces derniers parlent beaucoup de Marcus Garvey, de Malcom X, de Martin Luther King du combat mené par nos ancêtres.

Quand j’ai écouté tout ça, je me suis dit que j’avais également des choses à dire.

D’où vous vient cet attachement à l’Afrique, au-delà du fait que vous êtes Africain ? D’où vous vient cette force pour défendre ce continent avec autant de conviction?
Quand on vit parmi les Africains et qu’on voit que les gens qui sont malades ne peuvent pas se soigner, que d’autres ne peuvent pas envoyer leurs enfants à l’école, tandis que les dirigeants s’achètent de grosses voitures et vivent dans des châteaux, tu te dis qu’il faut qu’il y ait des voix pour dénoncer ça.

C’est par rapport à tout ce que j’ai vu autour de moi que j’ai décidé de prendre position pour cette majorité de la population africaine qui souffre.

C’est une population qui a envie de s’exprimer, mais on ne lui en donne pas l’occasion. Parce qu’on n’a pas envie qu’elle parle.

Nous artistes, on a la chance qu’on nous donne le micro partout dans le monde. Si on ne parle pas au nom de cette population, ça veut dire qu’on est complice.

J’ai envie de me battre pour ce continent. Et ce combat, il est pour moi aussi parce que mes enfants vont y vivre. Si je me bats aujourd’hui pour qu’on obtienne une société juste et une société équitable, alors mes enfants vivront dans une Afrique meilleure.

En revanche, si je croise les bras et que je ne fais rien, mes enfants vivront dans une Afrique dans laquelle j’ai vécu. Une Afrique avec toutes les galères, une Afrique avec l’incapacité de se soigner, une Afrique avec l’incapacité d’envoyer ses enfants à l’école. Je n’ai pas envie d’être complice de cela.

Je fais du reggae, c’est la voix des sans voix. J’ai décidé de m’engager et c’est pourquoi je prends autant de risques. C’est un combat que je mène pour moi-même. C’est une responsabilité que j’assume. Si chaque génération joue son rôle, cela ne fera que faciliter la tâche des générations futures.

A Maurice, on vous présente comme l’héritier d’Alpha Blondy. Mais franchement, je pense que vous ressemblez davantage à Haile Selassie I pour vos profondes convictions concernant l’Afrique et les abus subis durant la colonisation. Et vous, où vous situez-vous?
Je me situe simplement dans le registre de «Reggae Maker». Je suis quelqu’un qui a envie de faire du vrai reggae, qui n’a pas envie de faire du reggae une musique alimentaire. Le reggae doit garder sa position. Il doit rester avec le peuple.

Je suis simplement un artiste qui fait du reggae et qui veut que le reggae garde son identité vraie. Celui qui a un message derrière, qui parle aux gens et qui crée souvent des clashes. Puisque souvent les dirigeants ne sont pas contents du message délivré dans le reggae, parce que c’est la vérité.

Haile Selassie, pour moi c’est un chef d’Etat africain, c’est un panafricaniste. Il a été le pilier central de l’OUA qui est devenue aujourd’hui l’Union africaine.

Il a été l’un des premiers, juste après les indépendances, à bouger un peu partout sur le continent pour que nous puissions nous rassembler. Malheureusement, il n’a pas été suivi par la majorité des chefs d’Etat qui étaient en train de faire la politique de l’ancien colonisateur.

Nous avons beaucoup de respect pour Haile Selassie. Si nous on existe aujourd’hui, c’est grâce à Haile Selassie. Je reste convaincu que si il n’y a avait pas des Africains qui avaient élevé la voix auparavant, on allait tous se croire anciens esclaves et on allait se cacher dans notre coin.

Pour les Jamaïcains, Haile Selassie c’est un Dieu, et j’ai beaucoup de respect pour cela. Vous savez, les Jamaïcains n’ont pas connu la même histoire que nous. Ils ont été arrachés au continent. On les a transportés par bateau et déposés sur une île.

Et puis, ils ont entendu parler d’un noir, comme eux, qui allait être couronné Roi des Rois. De plus, ils allaient beaucoup à l’église et ils entendaient parler de la Reine de Saba dont Haile Selassie est le descendant.

Je les comprends quand ils pensent que Haile Selassie est un dieu. Mais pour moi, c’est un ancien chef d’Etat africain qui a beaucoup lutté pour que nous soyons libres. Et aujourd’hui, nous continuons à brandir le drapeau qu’il nous a laissé pour parler de liberté africaine.

Donc, Haile Selassie est une source d’inspiration…
C’est une source d’inspiration.

Vous parlez de la traite des esclaves dans vos chansons. Pendant votre passage au Sénégal, avez-vous eu l’occasion de visiter l’île de Gorée et la maison des esclaves, avant que vous n’y soyez déclaré persona non grata suite à votre prise de position contre le président Abdoulaye Wade?
Oui, j’y suis allé…

On dit que le simple fait d’y être vous arrache les larmes. Etait-ce un moment fort pour vous?
(Il prend un air grave) Quand j’ai été à l’île de Gorée, j’ai eu les larmes aux yeux. J’ai passé une journée terrible, très, très difficile. J’étais avec des amis qui m’ont dit qu’ils ne m’ont jamais vu triste comme ça.

En fait, quand tu vas dans un endroit comme ça, tu te mets dans la peau de ceux qui sont passés par là. Ils n’avaient pas de liberté. Ils étaient traités comme des animaux. Ils n’avaient même pas le droit d’aller aux toilettes. Il fallait demander une autorisation pour cela. C’était horrible.

Il faut qu’on se batte pour que l’esclavage soit reconnu mondialement comme un crime contre l’humanité. Ce que nos ancêtres ont vécu, c’était terrible. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, les Africains méritent respect et considération. Parce que c’est un peuple qui a connu l’esclavage, qui a été marginalisé et massacré.

Quand vous allez en Afrique, à l’île Maurice, en Guinée, tout le monde vous accueille à bras ouvert. C’est comme si on avait pardonné. On n’a pas oublié, mais on a pardonné. Et c’est comme si on se mettait au-dessus de tout ça. Et je trouve ça beau.

Bob Marley disait: «Je n’ai pas eu d’éducation, je n’ai que l’inspiration. Et si j’étais éduqué, je serais un imbécile aujourd’hui.» Vous reconnaissez-vous dans cette citation?
(Rires) Je me reconnais dans cette phrase, puisque je suis un adepte de Bob Marley. L’inspiration, c’est une autre forme d’éducation.

En même temps, je tiens à faire ressortir que l’éducation est très importante. Ceux qui ont la chance d’aller à l’école aujourd’hui doivent prendre cela au sérieux. Ceux qui n’ont pas mis leurs enfants à l’école leur font le plus grand mal.

A Maurice, il y a une véritable cassure avec l’Afrique, c’est sans doute dû à notre éloignement de la terre mère. Quel message avez-vous pour la jeunesse mauricienne?
Malgré le fait que l’on soit éloigné, je voudrais qu’ils sachent qu’ici c’est l’Afrique et qu’ils sont Africains. Nous avons les mêmes problèmes. L’île Maurice a connu l’esclavage et la colonisation. Il faut rester uni la main dans la main. Il faut qu’on reste ensemble pour construire notre continent et que la jeunesse commence déjà à penser aux Etats-Unis d’Afrique.

Ce n’est que quand l’Afrique mettra ses forces économiques et politiques en commun qu’on gagnera. L’île Maurice seule en face des Etats-Unis n’a pas de mots à dire. Par contre, devant les cinquante-trois pays d’Afrique réunis, les Etats-Unis seront obligés de nous écouter. Je voudrais dire aux Mauriciens qu’ils doivent se considérer Africains, car ici c’est l’Afrique et nous sommes dans le même combat.

Sur le titre «Délivrance», on ne sent plus le guerrier, mais davantage un Tiken Jah Fakoly qui s’épuise face à son impuissance devant l’injustice. Ce «Au secours» veut dire quoi? De quelle délivrance parlez-vous exactement?
Quand on mène un combat, il y a des moments où on peut ressentir une fatigue. Mais cela ne veut pas dire qu’on lâche le combat.

Je pense qu’il y a un combat à mener pour notre génération. L’Afrique changera si chaque génération joue son rôle. Le monde changera si chaque génération joue son rôle.

Nous sommes en mission pour notre génération. Quelquefois, on peut être découragé. Quelquefois, on peut être fatigué. Mais on n’abandonnera jamais le combat. Parce que c’est un combat qu’on mène pour nos enfants. C’est un combat qu’on mène pour les générations futures.

Pour finir, si vous voulez bien compléter la phrase suivante : «Après l''''abolition de l''esclavage, ils ont créé la colonisation…»
…Lorsque l''on a trouvé la solution, ils ont créé la coopération. Comme on dénonce cette situation, ils ont créé la mondialisation. Et sans expliquer la mondialisation, c''est Babylone qui nous exploite.


Voir le portait chinois de Tiken Jah Fakoly (Vidéo : Sunita BEEZADHUR)