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Imperial War Museum

Audrey Albert: l’humanité chagossienne derrière le cynisme des archives militaires britanniques

13 avril 2024, 14:30

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Audrey Albert: l’humanité chagossienne derrière le cynisme des archives militaires britanniques

Audrey Albert, artiste mauricienne aux origines chagossiennes, vit à Manchester.

Confronter des archives militaires d’avant le déplacement forcé aux témoignages des Chagossiens. Retrouver la voix d’une population derrière la perspective des soldats de l’ère coloniale. Ce projet d’Audrey Albert, artiste mauricienne aux origines chagossiennes, a été retenu par l’Imperial War Museum en Angleterre et Ffoto Gallery au Pays de Galles.

Se prendre une grosse claque. En plongeant dans des archives militaires datant d’avant le déplacement forcé des Chagossiens. Expérience vécue par l’artiste mauricienne aux origines chagossiennes, Audrey Albert. Elle est parmi la vingtaine d’artistes retenus par l’Imperial War Museum 14-18 Now Legacy Fund. Ce fonds britannique finance des projets artistiques inspirés de l’héritage des guerres. Audrey Albert, artiste photographe, est actuellement en résidence artistique à Maurice pour ce projet.

L’Imperial War Museum (IWM) lui a donné accès «à toutes leurs archives concernant les Chagos», explique Audrey Albert. L’IWM, c’est cinq musées en Angleterre, dont IWM North à Manchester, où vit Audrey. Elle se souvient du malaise ressenti devant des machines de guerre «exposées comme si c’était des œuvres d’art». L’artiste s’est aussi rendue à l’IWM de Duxford, dans le Cambridgeshire, où elle a accédé à des photos, des vi- déos et des journaux de bord des navires et sous-marins militaires britanniques qui ont accosté les Chagos, pendant que les habitants y vivaient encore.

L’artiste ne cache pas ses «appréhensions» avant d’explo- rer ces archives. «C’est l’histoire coloniale racontée de la perspective militaire. Même si le déplacement des Chagossiens a été graduel, le tournant, c’est quand des soldats britanniques ont tué leurs ani- maux domestiques. J’ai abordé ces archives en ayant pleinement conscience des rapports de force dans l’archipel.»

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Ce qu’elle retient des écrits de soldats britanniques ? «Ils ont une vision idéalisée, touristique des Chagos», explique Audrey Albert. «Ils débarquent dans cette colonie britannique, sûrs de leur bon droit. Ces militaires n’ont pas conscience d’être des étrangers lor later enn bann dimounn.» Quand ces soldats demandent de l’aide aux Chagossiens – nourriture, eau, carburant, «ils sont lourdement armés». Ils ne se rendent pas compte que ce ravitaillement, «c’est peut-être des choses ration- nées dans l’archipel»

Pire, ces soldats n’ont pas conscience qu’ils effraient les Chagossiens. «Ils s’attendaient à ce que les Chagossiens les aident. Il n’y avait pas de refus possible.» Les journaux de bord racontent l’accueil «craintif» des Chagossiens. «Ti éna dimounn ti pé kasiet lor pié koko kan zot ti pé rant lor bann zil. Des soldats ne comprenaient pas pourquoi ces Chagossiens se cachaient.» Ces militaires font une «description raciste et coloniale» de la population. «A lot of N-words are used», souligne l’artiste.

Le sang chagossien d’Au- drey Albert n’a fait qu’un tour. «Je me suis demandée ce que j’aurais fait si j’avais été dans l’archipel à cette époque-là.» Elle a des interrogations lancinantes sur la sécurité des femmes et des enfants. «Nous avons été exposés aux atrocités commises en temps de guerre. Je me suis demandée comment ces Chagossiennes se sont senties.»

Le projet d’Audrey Albert, c’est de faire le lien entre ces archives militaires et la communauté chagossienne, en Angleterre et à Maurice. Pour raconter l’Histoire, «from the other side». Faire entendre la voix des Chagossiens, absente de ces archives militaires. Et retrouver «ce que je considère comme la vraie histoire», dit-elle.

Durant sa résidence artistique d’un mois à Maurice, Audrey Albert collabore avec le Groupe réfugiés Chagos. «Une rencontre avec des natifs sera organisée avec l’aide de Suzelle Baptiste.» Dans l’espoir de retrouver des Chagos- siens qui apparaissent dans les vidéos d’archives. L’année dernière, l’artiste a rencontré des Chagossiennes de sa génération à Crawley. «Leurs expériences de femmes créoles en Angleterre m’ont énormé- ment touchée.» Un atelier ren- du possible avec le soutien de Sabrina Jean du Chagos Refugees Group UK.

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Toutes ces images sont extraites des archives militaires conservées par l’Imperial War Museum en Angleterre.


Restituer des archives militaires

Ces archives militaires doivent revenir à la communauté chagossienne. Audrey Albert en est fermement convaincue. La propriété de ces archives devrait revenir au Groupe réfugiés Chagos, dit-elle. «Cela permettra à la communauté de raconter son histoire.» Elle précise que c’est l’IWM qui a soulevé la question. «C’est un travail de décolonisation que l’institution souhaite entamer. Restituer ces archives, c’est la moindre des choses.»


Journal «humoristique» des soldats britanniques

Parmi les archives auxquels Audrey Albert a eu accès figure un journal «humoristique» des soldats britanniques basés aux Chagos. Une publication titrée The Panic. «Cela raconte la vie des soldats sur un ton humoristique entre guillemets.» Pour l’artiste, «c’est l’une des pièces les plus intéressantes» de la collection de l’IWM. Ce journal censé être drôle n’a pas du tout fait rire l’artiste. «Voilà des militaires qui font de l’humour avec une situation délicate et compliquée. Ils racontent comment ils boivent du rhum. Kouma zot kas poz lor laplaz. Sauf qu’ils ont déplacé des gens de force avant de se payer du bon temps. Je trouve cela révoltant.»

Projets artistiques de l’IWM

L’IWM 14-18 Now Legacy Fund a retenu 20 artistes pour leurs projets inspirés de l’héritage des guerres. Ce programme a été créé dans le sillage des projets artistiques réalisés pour le centenaire de la Première Guerre mondiale. Un film documentaire, They shall not grow old, basé sur des vidéos d’archives de l’IWM a été réalisé par Peter Jackson (à l’origine de la saga du Seigneur des Anneaux et du Hobbit), en mémoire des soldats tombés lors de la Première Guerre Mondiale. Une partie des recettes – 2,5 millions de livres sterling (environ Rs 146,4 millions) – a été versée à l’IWM 14-18 Now Legacy Fund. Les projets retenus, dont celui d’Audrey Albert, sont dotés d’une somme variant entre 20 000 livres sterling à 250 000 livres sterling (environ entre Rs 1,2 million à Rs 14,6 millions). Une fois réalisés, les projets seront exposés à travers l’Angleterre.

Genèse du projet

À l’origine de ce projet, il y a Siân Addicott, directrice de Ffoto Gallery aux Pays de Galles, qui soutient la cause chagossienne. C’est en ligne qu’elle découvre le travail d’Audrey Albert. Elle soumet alors une demande de financement à l’Imperial War Museum 14-18 Now Legacy Fund. En apprenant la nouvelle, «j’avais les larmes aux yeux», se souvient Audrey Albert. Elle participe jusqu’au 11 mai à une expo collective à Ffoto Gallery, un work in progress du travail qui sera soumis à l’IWM. Le projet avec l’IWM dure deux ans. L’une des étapes est de choisir des mentors. Audrey Albert s’est tournée vers Kama La Mackerel, artiste pluridisciplinaire transgenre d’origine mauricienne, installé.e au Canada. «Kama La Mackerel a une approche des pratiques rituelles qui me touche. Son travail a une dimension sacrée, kouma enn lapriyer ki li pé ofer dimounn. Son travail est comme une extension de son identité», justifie Audrey Albert. Autre aspect qui l’attire : «Il.elle sait comment établir des limites, tout en faisant respecter son travail.» Avec Kama La Mackerel, elle souhaite discuter de «mes propres rituels pour m’aider à me protéger. C’est dur parce que je fais partie de la communauté chagossienne». Il lui faut trouver, «comment continuer à aider les autres, sans que cela ne devienne accablant ou finisse par un burn-out».

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