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Travay kasros
Autrefois, il y avait souvent de gros rochers dans la cour des gens à Maurice. On faisait des excavations avant de construire les maisons et on sortait ces rochers de terre et, faute de moyen de transport, ils restaient là pendant longtemps après la construction. Parfois, ces rochers étaient utilisés comme ross lavé ou, adossé à un mur ou un arbre, se transformaient en banc pour les membres de la famille aussi bien que les visiteurs. Chez nous, il y avait un de ces rochers appuyé contre le mur extérieur de notre maison sur lequel nous nous asseyions pour manger notre pain et boire notre thé à notre retour de l’école. Il y avait un autre sous le pié jambalak dans la cour, sur lequel mon père aimait s’asseoir, à l’ombre, pour écouter la radio les dimanches et sur lequel mes frères et moi avons passé de nombreuses journées d’été à manger des salad mang ek jambalak ou simplement à bouder, avec notre chien à nos côtés, lorsque nous étions tristes.
Puis, vint l’année au cours de laquelle mon frère aîné devait se marier. Nous vivions encore dans une petite maison, juste assez grande pour toute la famille, et plusieurs d’entre nous avions à partager des chambres. Sachant qu’il fallait apporter quelques modifications à la maison pour accueillir notre belle-soeur, mes parents et mon frère ont mis de l’argent de côté pour construire une pièce supplémentaire et reconstruire notre cuisine en béton.
Pour faire de la place à la nouvelle construction, il fallait d’abord briser tous ces gros rochers, afin de rendre notre cour présentable pour recevoir les invités en vue du mariage. Mes grands frères ont cherché un casseur de pierres pour s’occuper de cette tâche et un gars est venu faire un constat des lieux, a proposé un prix que mon frère a accepté. Le lendemain, il est revenu en compagnie d’un ami. Ils avaient apporté avec eux un énorme marteau, un maillet. Mon petit frère et moi-même étions en vacances et, comme il n’y avait personne d’autre à la maison, nous étions chargés de veiller à ce que ces travailleurs ne manquent de rien. Nous étions tous deux excités et attendions avec impatience de les voir à l’oeuvre.
Lorsque le premier gars a pris le marteau et a frappé sur le rocher une première fois, nous nous attendions à le voir se briser et des morceaux de pierres voler en éclats, mais rien de tel ne se passa. Il n’y eut même pas une égratignure sur le gros rocher. Il frappa une deuxième fois, puis une troisième mais la roche resta telle quelle. Son ami lui prit alors le marteau des mains et frappa une fois. Il était évident qu’il était plus fort et avait une meilleure technique. Toutefois, lui non plus ne causa pas de gros dégâts à la roche. Il frappa plusieurs coups consécutifs, puis changea de position, frappa à nouveau, se baissa, prit un bout de fer qui traînait et l’utilisa pour soulever le rocher et recommença à frapper dessus de plus belle. Il transpirait abondamment et après une vingtaine de minutes, il réussit enfin à détacher un petit morceau du rocher.
En le regardant à l’oeuvre, on se disait que casser des pierres était un travail loin d’être aussi excitant que nous le pensions. Au contraire, ça avait l’air d’être l’un des métiers les plus durs au monde. Il était également évident que le premier gars, qui avait estimé entre 2 à 3 heures de temps de travail pour démolir les trois rochers, s’était lourdement trompé et qu’il leur faudrait entre 3 à 4 heures de travail acharnées pour briser un rocher et qu’ils en avaient jusqu’à la tombée de la nuit pour les trois au total. En plus, celui qui avait fait la négociation n’était pas vraiment bon à la tâche, il passait son temps assis à regarder son ami et ne se levait que pour ramasser les morceaux qui se détachaient et les placer en pile.
Vers midi, nous leur avons demandé s’ils allaient s’arrêter pour manger. Celui qui travaillait le plus dur a dit qu’il le ferait un peu plus tard. Il était investi à 100 % dans son travail. Nous nous sentions un peu coupables de le voir si épuisé à faire un travail pour lequel il n’avait rien négocié. Une ou deux fois, nous l’avons vu ronchonner mais sans plus.
Ma mère est rentrée du travail aux alentours d’une heure. Elle nous a dit: «Zot pé gagn fin, atann enn ti-mama mo prépar kitsoz pou zot manzé-la.» Nous lui avons tout de suite répondu, «sa bann misié-la ousi pa ankor manz nanyé, zot pé travay mem dépi gramatin.» Ma mère a alors préparé un bouillon, enn rougay dizef, et des pommes de terre frites comme elle le faisait souvent lorsqu’elle était à court de temps. Elle a ensuite sorti quelques pots de zasar qu’elle avait toujours à portée de main à la maison. Mon frère et moi avons mis la table et ensuite avons invité les deux travailleurs à se joindre à nous pour déjeuner. Ils semblaient un peu mal à l’aise et ont dit à ma mère, «nou pou sal ou lakaz». Cette dernière leur a répondu: «Okontrer, ou pé bien fatigé kas sa bann gro ros-la.»
Ils ont finalement accepté et nous nous sommes mis à table et avons mangé après que ma mère s’est assurée que nous ne manquions de rien. Elle est ensuite retournée à ses occupations.
Après avoir déjeuné, les deux types se sont remis au travail et je pense qu’il a fallu à l’un d’eux épuiser sa dernière goutte d’énergie pour finir de briser les deux roches restantes. Il transpirait et buvait de l’eau sans arrêt. À un moment donné, ses mains étaient remplies de cloques. Il a pris un morceau de tissu et l’a noué autour de sa paume pour pouvoir continuer à tenir le marteau et frapper encore et encore. Mon frère et moi avions essayé de l’aider, mais nous ne pouvions même pas soulever le marteau, et encore moins le taper sur le rocher.
Finalement, quand la nuit commençait à tomber, mon frère aîné est rentré du travail. Il nous a demandé comment ça s’est passé et nous lui avons dit, «sa misié-la inn extra fatigé, au lieu dé-trwa zerdtan, enn lazourné zot inn res kass sa bann ros-la.»
Les deux types se préparaient à partir, lorsque mon frère est allé parler à celui qui avait travaillé le plus dur. Il lui a dit : «Mo koné ou kamarad ti tomb dakor lor enn pri, selma paret ou finn gagn boukou plis travay. Péna problem nou kapav tomb enn laranzman.» Je ne me souviens plus du prix négocié, mais je sais que mon frère lui a donné le double de ce montant en signe de compréhension et de gratitude.
La semaine suivante, la construction de la nouvelle pièce et de la cuisine a commencé et mon frère s’est marié le mois suivant. Je n’ai pas revu les deux hommes dans le coin jusqu’à plusieurs années plus tard. Un jour, alors que je me trouvais en compagnie de mon petit-neveu, j’ai aperçu l’un des travailleurs assis à l’arrière d’un camion, probablement en route pour un autre travail pénible. Je me suis tourné vers mon neveu pour lui dire: «Get sa misié la, enn vré éro sa !»
Je lui ai alors raconté l’histoire de ce type qui s’est acharné pour que son ami ne perde pas la face suite à un engagement qu’il avait pris. Même après avoir touché plus que la somme initiale, il n’a pas demandé à être payé plus pour sa peine et n’est jamais revenu sur sa parole. C’est ce qu’on appelle un grand homme. Il fait partie de ces gens qui, même si leur contribution n’est pas toujours reconnue et mise en valeur comme il le faut, sont porteurs de courage, de loyauté et d’intégrité. Des valeurs qui sont de vrais rochers sur lesquels notre pays a été construit.
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