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Le coup d’Etat: une pathologie de la politique

20 septembre 2021, 08:52

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Le coup d’Etat: une pathologie de la politique

 

Dans le sillage du coup orchestré en Guinée, il y a plusieurs réflexions à mener, surtout dans le sillage de la décision prise de suspendre la Guinée de "toutes les activités et organes de décision" de l'Union africaine (UA). Une mission de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) se trouve en Guinée afin de discuter avec les putschistes qui ont renversé le président guinéen, Alpha Conde. La Cédéao a condamné le jour même le putsch mené, la semaine dernière, par le chef des forces spéciales, le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, contre M. Condé, 83 ans, dinosaure de la politique ouest-africaine. La communauté internationale fait pression pour un « retour à l’ordre constitutionnel » dans ce pays pauvre mais regorgeant de ressources minières, notamment de bauxite. Dans le sillage de la crise guinéenne, voici un extrait d'un travail de recherche mené par le professeur Mouctar Thierno Bah, directeur de recherche en Afrique de l’Ouest, et Nad Sivaramen, alors écrivain-chercheur basé à Washington, DC, sur la situation civilo-militaire en Afrique de l'Ouest en 2008-2012 sur la base que l’armée est au cœur de la problématique du changement politique et de la démocratisation en Afrique. Car elle est, qu'on le veuille ou non, partie prenante du système de gouvernance...

Depuis l’accession à l’indépendance, l’armée, dans de nombreux pays d’Afrique, s’est écartée de sa mission classique, qui consiste à garantir l’intégrité territoriale et la souveraineté. Elle s’est impliquée dans le jeu politique, et les armes sont devenues, en lieu et place des urnes le mode opératoire le plus facile pour accéder au pouvoir : c’est le coup d’Etat qui constitue la négation par excellence de la démocratie.

Existe-t-il des facteurs historiques expliquant cette propension de l’armée à accaparer le pouvoir. En d’autres termes, le coup d’Etat est-il une séquelle de traditions séculaires ? La réponse est négative, car comme nous l’avons indiqué précédemment, l’armée dans l’Afrique précoloniale a généralement accompli ses missions en se soumettant à l’autorité politique. En Afrique de l’Ouest, seuls deux cas documentés font exception.

Dans l’empire du Mali ; l’esclave Sakoura, par ses qualités et sa bravoure militaire gagna la confiance de l’Empereur. Un sérieux problème de succession s’étant posé, il en profita pour faire un coup d’Etat et s’emparer du trône en 1285.

En 1493, Hombori-Koi Mohamed, appuyé par l’armée, s’empara du pouvoir, et fonda la nouvelle dynastie des Askia.

Le phénomène putschiste trouverait plutôt son explication dans les logiques qui ont structuré les sociétés coloniales et post-coloniales. Les armées coloniales qui se sont caractérisées par des actions coercitives et liberticides, se sont muées, sans réforme préalable, en armées « nationales », dans de jeunes Etats dont les rouages institutionnels sont défaillants, avec une économie précaire. A la fin de 1987, on dénombre plus de 60 coups d’Etat réunis, 30 pays sur les 52 ayant été victimes d’au moins, un sinon deux putsch. Le processus de démocratisation enclenché au début de la décennie 1990 n’atténue nullement l’ardeur des militaires à confisquer le pouvoir politique.

Mamady Doumbouya (Guinée), Jerry Rawlings (Ghana) et Amadou Toumani Touré (Mali).

Si toutes les régions du continent ont été victimes du militarisme, on note une prévalence en Afrique de l’Ouest ; des pays comme le Dahomey/Bénin, le Niger, le Ghana, la Mauritanie et la Gambie ayant été particulièrement affectés.

Le coup d’Etat est un évènement à la fois extraordinaire et traumatique ;. Exécuté dans un court laps de temps, il est cependant la résultante d’une planification. Il est initié par un noyau comprenant des officiers n’appartenant pas nécessairement à la haute hiérarchie, associant parfois quelques membres de la société civile et des intellectuels qui donnent une orientation idéologique et/ou politique à l’action.

Il est ainsi symptomatique qu’en Afrique, un coup d’Etat réussi est le plus souvent accueilli avec enthousiasme, par des populations se sentant victimes de l’ordre ancien, et aspirant au changement. D’où ce questionnement pertinent : le coup d’Etat est-il la conséquence d’une crise ou est-il lui-même un des moyens de sortie de crise ? Pour y répondre, il importe de considérer la dimension polysémique du coup d’Etat, qui englobe toute conquête ou tentative de conquête du pouvoir politique par des moyens illégaux. L’Afrique longtemps victime de coups d’Etat militaires, est de plus en plus confrontée à des coups d’Etat constitutionnels et/ou électoraux.

C’est donc dire que la lecture manichéenne habituelle campant d’un côté « de méchants militaires prenant le pouvoir à de gentils civils » ne présente aucune pertinence. Peut-on pour autant valider la théorie du coup d’Etat salvateur ? On peut certes trouver des cas, à travers des régimes militaires « correctifs » d’une situation antérieure chaotique. Un exemple significatif est le deuxième coup d’Etat de Jerry Rawlings au Ghana en décembre

1981. Il a su opérer un redressement de la nation ; ce qui a permis le désengagement des militaires et l’avènement d’un régime civile démocratique, au terme d’élections libres et transparentes.

Le coup d’Etat de mars 1991 au Mali, dont le principal instigateur fut Amadou Toumani Touré, en mettant un terme à la longue et sanglante dictature de Moussa Traoré, constitue incontestablement, un modèle qui a scellé l’alliance entre civils et militaires pour le salut de la nation et l’instauration de la démocratie au Mali.

Il importe cependant de mettre en exergue la singularité historique de ces deux expériences. C’est en d’autres termes, l’exception qui confirme la règle selon laquelle il ne saurait y avoir de bons coups d’Etat. A terme, le coup d’Etat opère souvent à la manière de la boîte de Pandore qui, en dépit d’une apparence flatteuse, peut causer de terribles maux. La théorie de l’armée facteur de stabilité, d’unification et de modernisation « a volé un éclat ; les putschs en Afrique constituent en fait une véritable « pathologie politique » ; le bilan du militarisme, au plan politique, social et économique étant fondamentalement négatif. Le militarisme au total est antinomique de la démocratie, en ce sens qu’il inhibe l’émergence d’une pensée libre, d’un débat contradictoire qui est le leitmotiv de la société civile. De ce qui précède, il est clair qu’il ne saurait y avoir de bon coup d’Etat, de coup d’Etat justifiable ; d’autant que lorsque les militaires s’accaparent du pouvoir politique, ils s’en dessaisissent difficilement.

Réforme du secteur de sécurité

La réforme du Secteur de Sécurité est un impératif catégorique pour divers pays libérés d’une dictature militaire ou civile, ou en situation de post-conflit. Elle ouvre des opportunités nouvelles aux forces émergentes qui luttent pour la démocratie, le démantèlement de l’appareil sécuritaire répressif étant un préalable.

Des civils dans les rues de Conakry célébrant avec des militaires l’arrestation du président guinéen, Alpha Condé, lors d’un coup d’État, le 5 septembre.

L’objectif est la refonte systématique de l’institution militaire, tant de l’intérieur que dans ses rapports avec la société. Il importe pour cela d’élaborer des stratégies de déconstruction et de réorganisation de relations civilo-militaires tendues.

Une série de mesures s’avèrent impératives :

− Redimensionner des armées pléthoriques par une politique judicieuse et équitable en matière de démobilisation.

− Etablir une plateforme de dialogue entre la hiérarchie militaire et les leaders d’opinion, et les engager dans un partenariat volontariste pour l’unité de la nation, la paix et le développement. Il s’agit en d’autres termes, de briser la glace entre d’une part la Grande Muette se repliant sur elle-même au nom du sempiternel Secret-Défense, et, d’autre part les civils.

− Veiller à ce que l’armée soit traitée de manière convenable, que la solde et les accessoires soient liquides sans délai. Il importe cependant d’être équitable, en évitant la surenchère viellant à ne frustrer ni les militaires ni les civils, pour garantir la paix sociale.

La restructuration de l’armée en Afrique aujourd’hui, doit intégrer deux paramètres sans lesquels sa vocation à être le pilier et le bouclier de la démocratie serait illusoire.

Il y a tout d’abord la dimension genre dont le poids se manifeste de plus en plus dans les sphères politique et socio-économique de l’Afrique. L’institution militaire ne saurait donc éluder cette problématique. Un rappel historique montre parfois une implication directe des femmes dans les armées traditionnelles. Un exemple célèbre, est celui des Amazones du royaume d’Abomey au XIXè siècle. Contraintes à la chasteté durant leur temps de service, elles furent le fer de lance de l’armée du roi Guézo qui régna de 1818 à 1858 ; leurs unités, fortement structurées avaient à leur tête des femmes officiers portant des titres identiques à ceux de leurs homologues hommes.

Des exemples nombreux sont documentés, dans diverses régions de l’Afrique, attestant que la femme n’est pas invisible dans la sphère militaire, à l’époque précoloniale. Par contre, durant toute la période coloniale, on ne compte en Afrique aucune femme impliquée comme actrice directe dans les armées. Les guerres de libération nationale ont vu une participation plus importante des femmes dans les armées ; principalement dans l’intendance et le renseignement, mais aussi dans des combats décisifs.

L’intégration des femmes dans les armées nationales en Afrique fut lente, du fait des préjugés phallocratiques désuets. Depuis deux décennies cependant, les femmes sont recrutées en plus grand nombre et elles commencent à occuper des positions élevées dans la hiérarchie militaire. C’est ainsi qu’au Sénégal une charte pour recruter dans la fonction publique, appelle à « un égal accès aux emplois publics, à l’égalité de traitement, avec pour corollaire une légalisation sur les forces armées pour règlementer les questions du genre et l’accès des femmes aux fonctions de commandement dans les corps militaires. On notera, dans cette perspective, le cas de Sao-Thomé et Principe où une femme, Maria Neto d’Alva Texeira a exercé les fonctions de Ministre de la Défense.

Il y a incontestablement une nécessaire prise en compte du genre dans la problématique des rapports armée-gouvernance démocratique, quand on sait que dans la plupart des pays africains, les femmes comptent plus de 50% de la population. Cela aura sans nul doute un impact positif sur le statut de la femme, sur l’institution militaire, sur l’enracinement de la démocratie.

L’ethnie est une question qu’il est difficile d’éluder dans l’Afrique subsaharienne. Elle est prégnante dans les formations étatiques anciennes,dans la culture et l’idéologie, dans l’évolution politique et les processus démocratiques contemporains.

On note cependant un silence des spécialistes quant aux rapports entre les armées et l’ethnicité en Afrique. Au lendemain des indépendances, la « théorie de la modernisation » dont l’armée était sensée être le principal moteur, formulait une intégration rapide des groupes ethniques, sous l’effet de l’urbanisation et de la scolarisation. Bien au contraire, les irrédentismes ethniques ont subsisté et se sont parfois exacerbé. Dans de nombreux pays africains, l’ethnie est au cœur de l’Etat tout comme elle est hélas, au cœur de l’armée ; ce qui plombe souvent le processus de démocratisation. Il ne saurait en être autrement, dans des pays où 75% sinon plus des soldats et officiers appartiennent à la même ethnie. Des dérives autocratiques ont par ailleurs donné naissance à des gardes prétoriennes, véritables armées au sein de l’armée. La réforme du secteur de sécurité, condition sine qua non de l’enracinement de la démocratie, doit veiller, dans les « nations pluriethniques » à un équilibre raisonnable, en définissant des quotas permettant à toutes les composantes de la société de se reconnaître dans l’armée nationale. Elle doit en lieu et place de gardes présidentielles, structurer des gardes républicaines, reflétant la diversité ethnique, et garantes de l’institution incarnée par le chef de l’Etat. 

Les élections et la transition démocratique

L’action d’élire par un vote une personnalité représentative, constitue le mode opératoire incontournable pour promouvoir la démocratie. Dans les vieilles démocraties occidentales, ce système fonctionne de façon acceptable, même s’il connaît parfois des dérapages. En Afrique, les élections, dans bien de pays, restent encore une fiction et ne parviennent pas à résoudre les problèmes liés à la démocratisation.

C’est donc en cette phase où les élections deviennent une norme sur le continent, qu’une réflexion approfondie doit être conduite, intégrant nécessairement l’armée, dans la dynamique politique et administrative en matière d’élections.

Depuis 1986, avec le vent de démocratisation, plusieurs régimes militaires se sont pliés à l’épreuve électorale, dans un contexte nouveau de compétition pluraliste. Au Burkina Faso et en Mauritanie, un système verrouillé a permis aux chefs d’Etat issus d’un coup d’Etat de se succéder à eux-mêmes. Au Bénin et au Congo-Brazzaville, des régimes militaires ont abdiqué, le suffrage universel s’étant imposé à Kérékou et en 1990, à Sassou-Nguesso en 1992, dans un contexte de libre expression créé par les Conférences nationales souveraines.

La période 2010-2012, avec une multitude des élections présidentielles en Afrique subsaharienne offre à cet égard des perspectives d’étude-riches d’enseignement. Le Niger, qui a vécu plus de 20 ans de régime militaire en un demi-siècle d’indépendance ; est un terrain privilégié d’analyse de cette alternance en cascade de coups d’Etat et d’élections. On retiendra que dans ce pays, pendant la période 1990-2010 qui est théoriquement celle de la démocratisation, l’armée a perpétré trois putschs, compromettant le principe de la légitimité issue des urnes.

En Afrique, l’expérience montre que le processus électoral est souvent périlleux. La campagne, est viciée par de diatribes, le bourrage des urnes, la carence des organes chargés de la conduite et de la validation du scrutin, le refus de se soumettre au verdict des urnes ; autant de facteurs de violence et d’instabilité qui déterminent l’armée à s’imposer en arbitre. Un tel schéma, préjudiciable à la démocratie et à l’équilibre armée-nation doit conduire la classe politique à une prise de conscience salutaire, pour éviter que les militaires, au nom de la stabilité et de l’unité nationale, ne piègent le processus de démocratisation. Au regard de ce qui précède, la période 2010-2012, avec une multitude d’élections présidentielles en Afrique éclairera sur l’attitude de l’armée dans le processus électoral et la démocratisation. Dans la grande majorité de ces pays, l’attitude de l’armée, jouant le rôle d’intermédiation dans le jeu politique, est à prendre en compte. Le degré et la qualité de cette intervention est évidemment contrastée, en rapport avec l’environnement institutionnel et sociopolitique des pays, et la nature plus ou moins professionnelle et responsable des armées.

En Guinée l’armée, crée au lendemain de l’indépendance en 1958, fierté de la jeune République, était sensée être l’épine dorsale de la nation en gestation. De façon précoce malheureusement, elle se met au service d’une gouvernance dictatoriale et s’illustre dans la répression. Au fil des ans, l’armée, déstructurée, pléthorique, gangrenée par divers réseaux mafieux, apparaît comme facteur de violence sociale et d’instabilité politique. La junte, qui a pris le pouvoir en 2007, bafouant le respect de la hiérarchie, s’est donné pour chef un jeune capitaine volubile et mégalomane. Malgré de vives pressions internes et externes, la junte tergiversa longtemps, avant d’accepter l’organisation d’élections. Le processus électoral en Guinée, pays malade de son armée, mais aussi de sa classe politique, aura été atypique , à bien des égards. Un pas a été cependant franchi, vers la normalisation : l’armée a abdiqué ; et un civil a été proclamé élu par la cour constitutionnelle ; son challenger a accepté de se plier au verdict des urnes ; la paix sociale a été préservée. Des élections législatives crédibles, la réforme du secteur de la justice, la poursuite des auteurs des crimes contre l’humanité, la réforme du secteur de sécurité, sont des conditions sine qua non pour enraciner la démocratie dans ce pays.

Le Niger est l’un des pays d’Afrique où l’implication de l’armée dans la politique a été la plus fréquente et la plus durable. Le pays a connu entre 1964 et 1999 trois coups d’Etat réussis et au moins quatre tentatives de coups d’Etat. En l’espace d’un demi-siècle d’indépendance, le Niger a vécu 23 ans sous régime militaire. L’armée aura été un facteur majeur de turbulence politique. On conviendra cependant que cette irruption de l’armée dans le champ politique n’a pas altéré son professionnalisme et son esprit de corps. Au contraire, c’est la médiocrité d’une classe politique, avide de pouvoir, qui a été souvent, facteur d’instrumentalisation de l’armée par des leaders politiques soucieux de trouver des « raccourcis vers la démocratie ».

C’est sous ce prisme qu’il importe d’analyser la situation récente dans ce pays. Tanja, un militaire ayant troqué le treillis contre le boubou, a instauré un système autocratique et corrompu. C’est ce contexte qui explique la prise du pouvoir par une junte militaire le 18 février 2010. Elle instaure une transition et s’engage à rétablir un ordre constitutionnel démocratique au terme d’élections libres. Au Niger, l’armée a tenu sa promesse ; le processus électoral va aboutir, on l’espere, au retour d’un ordre constitutionnel ou l’autorité civile assure la suprématie sur une armée qui a abdiqué, sans rechigner. On conviendra que le choix du Président qui a conduit la transition a été salutaire. Le chef d’escadron Djibo n’a rien d’un Dadis Camara. C’est un militaire rigoureux, au train de vie sobre, qui écoute plus qu’il ne parle, qui a su mener une campagne contre la corruption, ce qui lui a valu le soutien de la société civile. L’issue des dernières élections sous la conduite de l’’armée est donc porteuse d’espoir pour le Niger.

Le Burkina Faso et la République Centrafricaine ont aussi organisé récemment des élections sur lesquelles il ya peu d’enseignements pertinents à tirer, au regard de la problématique qui nous intéresse. Deux anciens putschistes, ayant troqué le treillis contre le costume, se sont vus reconduire au pouvoir, face à une opposition divisée, la bienveillance des Forces de défense et de sécurité étant acquise à Compaoré et Bazisé.

Un bref rappel s’impose pour saisir le rapport de l’armée à la politique en Côte d’Ivoire, avant d’examiner la situation née du conflit post-électoral entre Ouattara et Gbagbo.

L’armée ivoirienne, héritière des Forces de sécurité coloniales, a maintenu pendant plus de trente ans, son statut de « Grande muette ». Elle était choyée par Houphouët-Boigny qui, tout en veillant sur les équilibres internes, régionaux et ethniques, n’aspirait nullement à la doter d’une force de frappe suffisante. Cette stratégie, doublée de l’assistance sécuritaire de la France, a longtemps mis la Côte d’Ivoire à l’abri d’un coup d’Etat ; le pays, apparaissant dans la sous-région, comme le symbole de la stabilité et de la réussite économique.

L’avènement du multipartisme et les exigences d’un mode de régulation démocratique ont entraîné des mutations profondes dans l’espace public ivoirien, traversé par des rapports sociaux complexes, dans un contexte économique défavorable Le chef d’Etat major, Général Guë, qui avait affiché sa neutralité dans la guerre de succession, suite à la disparition d’Houphouët Boigny en 1993, et qui de surcroît avait refusé d’impliquer l’armée dans la répression contre l’opposition, fut limogé en 1995 pour « indiscipline politique ». La grogne gagna la troupe, dont les conditions matérielles se dégradaient, tandis que de jeunes officiers envoyés en mission dans le cadre des opérations de maintien de la paix, étaient gagnés par les idéaux de démocratie et de bonne gouvernance. Dans ce contexte problématique, le non-reversement des indemnités dues aux éléments de la MINURCA (Mission des Nations Unies eu Centrafrique), fut le détonateur qui engendra en 1999, le premier coup d’Etat dans l’histoire de ce pays.

La Côte d’Ivoire, où Houphouët Boigny avait rêvé développer une « culture de la paix dans l’esprit des hommes », bascula dans l’incertitude et la violence. Des élections calamiteuses permirent à Gbagbo d’accéder au pouvoir, Robert Guë fut assassiné, et une rébellion armée aboutit à la partition du pays et à la guerre civile.

Une nouvelle élection présidentielle, longtemps différée, a eu lieu en janvier 2011. L’espoir était permis, mais ce fut le cauchemar et, à l’évidence l’échec le plus cuisant d’une sortie de crise en Afrique, eu égard aux efforts, au temps et à l’argent investis dans cette opération.

Le cas de la Côte d’Ivoire constitue aujourd’hui un inextricable écheveau d’intérêts contradictoires et d’acteurs ambigus. La situation se complexifie et devient de plus en plus préoccupante. La diplomatie, mais aussi les Forces armées sont tour à tour sollicités, dans divers scénarii élaborés tant au niveau régional qu’international, pour une sortie de crise.

Si en dépit des pressions multiples, de l’embargo et des restrictions financières dont il est victime, Gbagbo tient tête, c’est parce qu’il a encore le soutien de l’armée nationale. La position de l’armée ivoirienne sera donc déterminante dans le cours à venir des évènements : selon qu’elle maintienne son allégeance à Gbagbo, ou qu’elle manifeste sa défiance. L’argent étant le « nerf de la guerre », ses capacités à en disposer pour payer la solde de la troupe est une équation majeure, par ailleurs.

Un intense ballet diplomatique a opéré, pour dénouer la crise postélectorale, amener Gbagbo à se retirer, au profit de Ouattara qui a les faveurs de la CEDEAO et de la Communauté Internationale. Les efforts ont été vains, ce qui a conduit la CEDEAO à envisager l’usage de la « force légitime » à travers son bras armée l’ECOMOG. Outre le Libéria, cette force est intervenue aussi bien en Sierra Léone qu’en Guinée Bissau dans des situations de crise majeure. Les tenants du choix pragmatique d’une intervention militaire ont sans doute en tête l’intervention de l’Union Africaine en 2008 dans l’île d’Anjouan, aboutissant à évincer l’usurpateur Mohamed Bakar afin d’imposer la volonté du peuple.

La solution de l’intervention militaire préconisée est-elle appropriée dans le cas de figure qu’offre la Côte d’ivoire ? Les avis sont partagés, car il y a là un véritable dilemme cornélien pour les organisations régionales africaines et la Communauté internationale. Le drame c’est que l’ECOMOG et l’Union Africaine, dont la crédibilité et l’efficacité ont longtemps reposé sur l’esprit de consensus, sont traversés par de réels clivages sur la conduite à tenir. Cela est de mauvaise augure pour la diplomatie, la gestion des conflits et la paix en Afrique

Si au demeurant l’usurpation du pouvoir réussit en Côte d’Ivoire, cela créerait un précédent fâcheux, en cette armée 2012 où les Africains sont mobilisés pour 17 élections présidentielles. Plus aucun détenteur du pouvoir politique n’accepterait de le quitter par les urnes. L’alternance serait piégée, et on s’acheminait à la présidence à vie ou à la dévolution monarchique du pouvoir, ou au retour des coups d’Etat.

S’il y a une leçon à tirer, c’est que la faillite d’un processus électoral, le hold up électoral, qui risquent de devenir la norme en Afrique si l’on n’y prend garde, a des conséquences plus destructrices en vies humaines et en biens que les coups d’Etat. Il y a urgence de mettre sur pied, à l’échelle nationale mais aussi aux plans régionaux, bilatéraux et multilatéraux, des structures fiables, non partisanes, pour conduire le processus électoral. Cela permettrait de sortir des schémas stupides, concordés par des Commissions Electorales et Conseils Constitutionnels qui, souvent ne jouissent d’aucune indépendance, ni d’aucune fiabilité ; se révélant de ce fait comme facteurs de violence sociale et d’instabilité politique.

L’armée en tant qu’institution, et des officiers réputés pour leur intégrité, sont à même de jouer, dans le processus électoral, un rôle de sécurisation et de médiation salvateur, afin que le dernier mot revienne aux urnes. Le Général Lamine Cissé, en gérant avec méthode et impartialité le processus électoral, qui a abouti à l’alternance au Sénégal en 2000, s’est ainsi imposé comme un « soldat de la démocratie » à qui l’histoire rendra hommage.

Diplômé de Saint-Cyr, chef d’état-major des armées, le Général Lamine Cissé fut en janvier 1998 nommé Ministre de l’Intérieur par le Président Abdou Diouf, avec pour mission d’organiser des élections législatives, sénatoriales et présidentielles libres et transparentes. La tâche à lui confiée était loin d’être facile et le contexte était périlleux. Comme il le souligne dans ses Carnets secrets : un soldat au cœur de la démocratie, le Parti Socialiste, en charge de l’Etat pendant quarante ans, était frappé d’une certaine sclérose, et ses leaders pouvaient difficilement envisager des élections susceptibles de remettre en course le statu quo qui leur assurait privilèges et honneur. Dans le camp adresse, le parti Démocratique Sénégalais, dirigé par Abdoulaye Wade, après des décennies dans l’opposition, était marqué par l’exaltation et la certitude d’une sortie du tunnel, pour la prise du pouvoir d’Etat. Au lendemain du scrutin, la tension était telle que chacun des deux partis était prêt à annoncer la victoire de son candidat, ce qui aurait plongé le Sénégal dans le chaos. Lamine Cissé témoigne : « pendant ces quelques heures, j’ai touché du doigt combien une action malintentionnée d’un ministre de l’intérieur pouvait être dangereux pour la démocratie ».

Lamine Cissé aura réussi là où un civil, dans le même contexte, aurait sans doute échoué. En militaire expérimenté et rigoureux, il élabora une stratégie et mit sur pied un système de renseignement qui lui permirent de maîtriser, en temps réel, une situation fluctuante et potentiellement explosive. Le processus électoral suivit son cours normal, les résultats furent proclamés dans la sérénité générale ; le perdant, Abdou Diouf, téléphona à son challenger victorieux, Abdoulaye Wade pour le féliciter. A ce propos, Lamine Cissé témoigne : « l’alternance politique n’est plus ce pas vers le chaos, cette chose abominable que certains redoutaient. Elle est devenue une règle banale de notre vie politique normalisée».