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Y a-t-il des limites à la liberté d’expression ?
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Y a-t-il des limites à la liberté d’expression ?
La liberté d’expression est, dans le langage des économistes, un bien collectif, c’est-à-dire accessible à tous comme l’air pur. Elle est une liberté relationnelle, puisqu’on parle en s’adressant à des gens. C’est une liberté publique qui concerne tous les propos, pas seulement les critiques sur les radios. Elle englobe aussi la liberté de la presse écrite et la liberté de parler sur le web. Ici, il n’y a pas de véritable régulation du monde numérique, d’où l’épineuse question de limites à la liberté d’expression. Il serait dommage que les fausses nouvelles qui circulent en toute impunité sur les réseaux sociaux conduisent à un verrouillage progressif de la parole en général. Il faut bien attaquer ce problème particulier de la liberté d’expression, et le meilleur moyen de s’y prendre est… la liberté d’expression elle-même.
Au Sommet pour la démocratie, organisé par le président des États-Unis, le Premier ministre, Pravind Jugnauth, s’en est pris aux médias numériques qu’il considère comme une menace pour la démocratie eu égard à la désinformation et aux discours haineux qu’ils véhiculent. L’incident dont a été victime Nikhita Obeegadoo sur les réseaux sociaux témoigne de leur pouvoir de nuisance. La tribune qu’elle a publiée en guise de réfutation a fait la une de l’express, preuve qu’un journal peut avoir, s’il le veut, une responsabilité éditoriale qui fait office d’autorégulation.
(…)
Au lieu d’en faire des alliés, les journaux et les radios gagneront en crédibilité s’ils agissent comme des modérateurs des réseaux sociaux. Les préoccupations des citoyens ne sont pas nécessairement bien représentées par les campagnes fomentées par des activistes de l’internet. Les Mauriciens finiront bien par faire la distinction entre ceux qui veulent informer le public et ceux qui cherchent à le manipuler dans le dessein d’exercer un pouvoir par l’émotion.
Les dérives sur les réseaux sociaux appellent à une réflexion dépassionnée sur la liberté d’expression. Il est de bon ton de défendre une liberté d’expression inconditionnée dans son principe et ayant un fondement moral. Mais la liberté d’expression est un droit qui doit être limité si son emploi cause un dommage à autrui. (…)
Normes et valeurs
Dans son livre Sauver la liberté d’expression, publié cette année, Monique Canto-Sperber nous invite à repenser la liberté d’expression en se focalisant non plus sur sa valeur morale mais sur les limites qu’exige son adaptabilité à la nouvelle réalité de la parole publique, que les outils numériques ont radicalement transformée en démocratisant l’accès à la parole. Pour cette normalienne, agrégée et docteur en philosophie, «régler la liberté d’expression est une question de limites, non de morale». (…)
C’est que la liberté d’expression relève du juste, pas du bien. Chacun est libre de penser comme il le souhaite, selon ses valeurs personnelles, mais il doit respecter les normes communes qui ne privent personne de sa capacité de parler. Il ne faut pas confondre normes et valeurs. Si vous soutenez une politique de censurer vos adversaires, demandez-vous ce qui arrivera quand cette même norme sera utilisée par eux contre vous.
Une norme claire qu’il convient de fixer, c’est l’argumentation raisonnée (à coups de faits et de chiffres) à la place du chantage émotionnel. La pression sociale et l’envie de paraître plein de compassion peuvent nous interdire de porter la contradiction à des arguments émotionnels, à la bien-pensance. (…)
La parole déchaînée
Dans la tradition libérale, née au XIXe siècle, tous les propos sont permis, sauf ceux sanctionnés par la loi. Un seul motif peut justifier de restreindre la liberté de parole : éviter qu’un dommage ne soit fait à autrui. Ce mode de régulation de la parole pouvait fonctionner tant qu’ils étaient peu nombreux à avoir accès à la parole publique, et qu’ils partageaient des valeurs communes. Aujourd’hui, les valeurs sont comprises de façon de plus en plus extensive, et tout un chacun peut s’exprimer dans le domaine public grâce à l’internet, sans nuance ni débat.
Sur le web, il n’y a pas de «market place of ideas», cher à John Stuart Mill. La libre compétition entre les idées consolide la démocratie dans la mesure où elle constitue le meilleur moyen de découvrir la vérité. Une concurrence d’opinions est préférable à une conformité d’opinions. Or, le fonctionnement des plateformes numériques favorise l’emballement des émotions (…)
Le web promeut une «liberté de parler qui contribue à ruiner écoute mutuelle et échange argumenté», pour citer Canto- Sperber. Car le web s’avère être une caisse de résonance des propos extrêmes, renforcés par les algorithmes, charriant des torrents de haine jusqu’au lynchage. C’est la parole déchaînée, sans filtres ni codes de décence, qui prospère sur les réseaux sociaux où sévissent les séides de la parole libérée et prétendus justiciers des propos, avec la volonté d’intimider, voire des velléités d’hégémonie d’une pensée, une forme d’intolérance que justifierait la grandeur de la cause qu’ils plaident.
La justice dépassée
C’est peu dire qu’il faut combattre la haine en ligne, tout en préservant un équilibre entre le droit de parler et le contrôle des propos. Soulignant que «les codes législatifs des pays libéraux imposent tous des restrictions à la parole publique», à l’exception des États-Unis, la philosophe écrit que «la loi impose certes des limites à la liberté de parler à la fois pour protéger les personnes et pour préserver l’ordre public, mais la définition de ces limites reste ambiguë».
L’île Maurice n’est pas en reste. Il ne suffit pas de dire que le tort à autrui peut être réparé devant un tribunal. La justice est dépassée par les réseaux sociaux, étant peu armée devant l’anonymat et l’usage de pseudonymes. Elle peut certes exiger des plateformes une levée rapide de l’anonymat. Mais, face à la surenchère dans la parole désinhibée, l’autorité judiciaire ne réagit qu’avec délai, étant trop lente et prise de vitesse par la réactivité des internautes qui surfent sur la diffusion maximale que permet l’internet. Et puis, ils n’éprouvent aucun scrupule à fouler au pied la présomption d’innocence, l’examen des faits et l’impartialité de la loi.
Même si la justice n’arrive pas à mettre au pas les déviances de la liberté de parler sur le web, il n’y a pas lieu de s’aplatir devant le pouvoir du numérique. La dernière chose à faire, c’est d’établir une police de la pensée. Nul sujet ne mérite d’être censuré sous prétexte qu’il choque. Le seul cas où une parole puisse être bannie, suscitant l’intervention légitime de la force publique, c’est lorsqu’elle conduirait à une action criminelle. Sinon, la censure est la meilleure couverture pour ceux qu’on combat, alors qu’un ennemi connu de tous est une cible facile et vulnérable. Ainsi que l’écrit Canto-Sperber, «quoique légalement punissables, les pires opinions ne sont pas sans utilité, et les réduire au silence nous prive d’un aiguillon nécessaire pour que nous restions en alerte».
On ne transige pas avec la liberté d’expression. Pour la philosophe, qui reprend Tocqueville («vous étiez parti des abus de la liberté, et je vous retrouve sous les pieds d’un despote»), on ne doit pas censurer la parole qu’on désapprouve, mais on doit plutôt la priver d’effet, la rendre inaudible, la délégitimer, par des contrediscours, bref «neutraliser l’effet des propos haineux tout en encourageant l’accès à la parole». Pour cela, il faut des acteurs engagés, notamment parmi les universitaires, les formateurs, les conférenciers, les commentateurs, les blogueurs, les artistes, les militants de la liberté. Favoriser un maximum d’opinions en circulation doit rester la visée de toute régulation de la liberté d’expression.
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