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Les collabos
C’est un jour de grève et de guerre.
Je suis dans un car pour Lyon. Il est tard. Je suis fatiguée, après une longue journée à chercher des alternatives au voyage en train, tous les trains entre Genève et Lyon ayant été annulés. Enfin, à 18 h 30, j’ai pu prendre le bus. Arrivée à 21 h 10. J’y vais pour un projet d’écriture. Je dois passer une nuit blanche dans une ancienne prison devenue Mémorial de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, j’aurai un livre à écrire sur cette expérience.
Sur un écran à l’avant du bus défilent des informations. La circulation routière (pluies diluviennes en route, bouchons à l’entrée des villes etc.), mais aussi l’actualité du monde.
La guerre : les bombardements, le visage robotique de Poutine bougeant à peine les lèvres pour parler de menace et de haine, les yeux hantés des Ukrainiens, les décombres dont on s’imagine mal comment une reconstruction sera possible, après. Images familières ? Certes. Mais, comme d’habitude, les écrans ôtent toute puissance aux désastres. Le monde a assisté, atterré, à cette invasion. Le monde s’est habitué, désabusé, à l’invasion. Comme il s’est toujours habitué à tout, y compris à l’horreur. Malgré les grands titres des journaux, malgré les images télévisées, on ne s’intéresse plus forcément à cette guerre qui dure depuis plus d’un an maintenant. Un an après : les bombardements, le visage robotique de Poutine visitant une école (mais on ne sait pas si c’est lui ou un sosie, commente un journaliste anglais), les familles se terrant parmi les ruines, les yeux hantés, aveuglés de soufre. Combien de temps encore ? Y a-t-il une solution possible ? L’élan de solidarité initial s’est émoussé.
La grève en France : les transports, les éboueurs, les rats sur les immondices, les voix furieuses de ceux et celles qui protestent contre la réforme des retraites. Manifestations, casseurs réapparus avec les rats, consternation de ceux qui voient s’éloigner le temps du repos, qui voient avec effroi les prix flamber et la possibilité d’une retraite paisible disparaître ; eux aussi ont les yeux hantés comme dans un pays en guerre. Peut-être l’estil déjà. L’odeur du soufre plane. Qui dans les ors et le faste des sphères du pouvoir peut comprendre cette angoisse du pauvre ? Certains disent que les Français râlent toujours. Mais ce soir je me dis que cette résistance-là est nécessaire. Ils ne se laisseront pas faire. Face à la passivité, la révolte est préférable. Sans elle, nous serions des moutons condamnés à l’abattoir. Peut-être le sommes-nous déjà.
Notre époque. L’ère de la colère. Mais aussi de l’indifférence, puisque, au même moment, des bateaux de migrants sont repoussés en mer sans actes de rébellion pour s’y opposer. Au Royaume Uni, le plan sublime de cynisme de deux femmes issues de l’immigration, se succédant comme ministres des Affaires intérieures du gouvernement de droite, est de déporter les demandeurs d’asile au… Rwanda. Cent quarante millions de livres payées à l’État rwandais, et chaque avion affrété pour transporter les migrants coûtant des centaines de milliers de livres. Ceux qui sont menacés disent qu’ils préfèrent se suicider plutôt que de partir. Car au Rwanda, quel sera leur avenir ? Ils y seront envoyés pour mourir. C’est l’équivalent des camps, comme en Australie. C’est une déportation abusive. Ils y deviendront des esclaves, comme en Syrie, comme en Libye. Alors qu’ils sont menacés de mort dans leurs propres pays, pour cause de conflits civils (bien sûr, le néocolonialisme n’y est pour rien, n’est-ce pas ?), de désastres climatiques (et qui sont les pollueurs de la planète ?), de la mainmise du capitalisme sur les plus pauvres.
Singes cruels
Entre-temps, les deux ministres, Priti Patel et Suella Braverman (qui, ô honte ! est à moitié mauricienne), se gavent de l’intérêt des médias. Font des sourires aux caméras. Des grimaces de singes cruels, prêts à mordre à la moindre provocation. Elles se sentent tellement imbues de leur importance, ces filles d’émigrés, devenues ministres. Elles lécheront les bottes du populisme pour garder leurs acquis et leurs avoirs et pouvoir ainsi regarder de haut ceux de leur communauté qui n’ont pas fait le même chemin. Je suis ministre, ma peau est brune, mais j’ai fait ce qu’il fallait pour cela, qu’importe ces pauvres hères qui tentent d’envahir le pays ? Nous, on a réussi, qu’ils fassent de même ou meurent noyés ou dans des camps de concentration, pour ne pas les nommer.
Mais elles ne leur en donneront pas la chance, n’est-ce pas ? Elles veulent leur interdire ce qui leur a été autorisé, à elles. Un Premier ministre, deux ministres issues de l’immigration, et une virulence vénéneuse envers les migrants, pour bien prouver leur appartenance à la classe dominante, pour montrer leurs petites pattes brunes, devenues symboliquement blanches parce qu’elles sont rehaussées de griffes. Leurs petites faces brunes qui se voudraient blanches, si blanches, qu’ils sont prêts à tuer pour acquérir cette belle teinte des puissants. À envoyer dans les flots ou la géhenne ou les ténèbres ceux qui n’ont pas eu leurs chances, parce que c’est ainsi qu’ils feront partie des dominants.
Vous êtes plus méprisables que les esclavagistes. Car vous savez. J’ai honte de vous. Moi qui suis en colère contre les hommes qui dénigrent les femmes au pouvoir en les accusant d’avoir couché pour, je sais que vous ne faites rien pour la cause des femmes, mais pour la cause de vous. Rien d’autre ne compte. Je vous méprise. Je voudrais vous cracher à la figure pour votre abjection. Vous auriez courbé l’échine devant les génocidaires, qu’ils soient de l’Allemagne ou du Cambodge ou du Rwanda.
Vous auriez été de ceux-là.
Les collabos.
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