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Film documentaire malgache

Chez les zébus francophones: «perdre la terre, c’est perdre l’âme»

18 mars 2024, 21:36

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Chez les zébus francophones: «perdre la terre, c’est perdre l’âme»

Derrière le jeu des enfants, c’est le drame d’une communauté rurale qui se joue sous nos yeux.

Poignante incursion à Sitabaomba, enclave rurale de la capitale de Madagascar. Depuis 2016, des petits planteurs se battent contre l’accaparement des terres par des promoteurs bénéficiant de puissants appuis. C’était lors d’une séance unique du film documentaire de Nantenaina Lova, «Chez les zébus francophones», samedi au MCiné à Trianon.

Une histoire malgache, une tragédie universelle. La persévérance des gens sans terres, sans titres de propriété contre l’implacable avancée du développement économique. Ajoutez-y le grain de sel de la coopération avec la Chine, qui aide à construire la route menant au malheur, et c’est pour le spectateur mauricien, une situation tellement parlante. lexp - 2024-03-18T202239.724.jpg Le réalisateur de «Chez les zébus francophones», Nantenaina Lova.

Des rizières, une orangeraie, des salades et des brèdes passés au bulldozer pour y planter du béton. Tout cela se déroule à deux heures d’avion de chez nous depuis 2016. Chez les zébus francophones, film documentaire de Nantenaina Lova a été diffusé le samedi 16 mars chez MCiné à Trianon. Une diffusion unique, hélas, faute de moyens.

le.png Le regard si pénétrant du paysan Ly, comme pour nous prévenir de la catastrophe imminente.

La fière âme malgache ne se laisse pas faire. Elle a pour proverbe «quand les crocodiles s’en vont, les caïmans les remplacent». Chez les zébus francophones, c’est l’histoire d’une résistance aux prédateurs de toutes sortes. Et pour ne pas sombrer face à l’injustice des décrets présidentiels, reste le théâtre d’objets et de marionnettes pour continuer de rire malgré les drames intimes des terres spoliées et des récoltes perdues.

L’objectif du réalisateur plonge notre regard dans celui, si expressif, de Ly, l’un des meneurs de la lutte paysanne. Sans dire un mot, rien qu’en se tenant immobile, face caméra, dos à sa terre, sa force tranquille s’oppose à la bande-son. Pendant que Ly nous met presque au défi à travers l’écran, on entend un extrait d’interview de l’ancien président malgache, Hery Rajaonarimanpianina (président de 2014 à 2018). Invité à expliquer pourquoi Madagascar est l’un des pays les plus pauvres au monde, il répond : «80 % de la population malgache travaille dans l’agriculture. Il faut qu’on développe cette agriculture.» Pendant tout ce temps, le regard pénétrant de Ly ne nous lâche pas. Semblant dire qu’il sait bien à quoi s’attendre. chez les.png

Au prochain plan, des enfants jouent avec l’une de ces petites voitures en bois si typiques de l’artisanat malgache. Le jouet roule dans la terre où est fiché un petit panneau. Dessus est écrit «projet présidentiel». Derrière le jeu des enfants, c’est le sort d’une communauté rurale qui se joue sous nos yeux. On assiste aux réunions de mobilisation des paysans. On rentre dans les maisons. On danse lors des fêtes rituelles. On se marie à la mode traditionnelle. Et l’ironie n’est jamais loin avec la narratrice Claudia Tagbo, actrice et humoriste.

La caméra de Nantenaina Lova va au plus près de l’humain. Ce qui accentue davantage la portée politique du film. Car au fil des régimes successifs, ces paysans voient leurs terres toujours plus convoitées et grignotées. Par des «généraux», par des proches du pouvoir, par un système corrompu. Le film ne se prive pas de montrer Andry Rajoelina qui, pendant la c a m p a g n e électorale, vient dans cette localité promettre de restituer la terre au peuple. Une fois le scrutin passé, ce sont des appartements de standing qui sortiront de terre. Une gated community comme on dit chez nous, qui n’est pas pour les paysans. Qu’à cela ne tienne, même si les karo de Ly ont été rasés deux fois, toujours l’espoir y refleurit.

le theatre.png Le théâtre d’objets et de marionnettes est omniprésent pour prendre du recul de la dureté de la vie quotidienne.


Récompense. Film primé au festival international de Leizig

«C’est la première fois que Ly voit le film dans une vraie salle de cinéma», a lancé le réalisateur Nantenaina Lova après la projection du samedi 16 mars. Avant d’expliquer que Chez les zébus francophones n’a pas encore été montré à Madagascar en dehors de la famille de Ly, acteur de sa propre vie dans ce film.

Tout commence en 2007, avec la rencontre du réalisateur avec Ly et sa fille Hasima.* «Je filmais mon premier court métrage avec eux, une histoire de rituel, de passage à l’âge adulte. Ce village c’était pour moi la campagne idéale typiquement malgache. Le temps passe. En 2016, j’entends dire qu’ils sont bousculés à cause des chantiers ouverts pour le Sommet de la Francophonie. Quand je suis repassé par-là, j’ai rencontré Ly, tout avait changé. Cela m’a fait prendre conscience de ce qui se passait»*, a confié le réalisateur. Démarrent sept ans de tournage, si on ne compte pas 2007. Il a pris son temps parce qu’il «avait espoir qu’il y aurait une grande victoire de l’association paysanne dont Ly est membre. Mais comme le dit l’un des intervenants dans le film, cela fait 40 ans qu’il se bat pour ses terres qui ont été accaparées par d’autres. Perdre la terre c’est perdre l’âme», explique le réalisateur. Ce film est pour lui un moyen de sensibilisation, pour attirer l’attention des autorités sur le drame de ces paysans que l’on a installé là dans les années 1960.

Comment le réalisateur a-t-il financé son film ? En se tournant vers les fonds internationaux réservés aux films des pays ACP, comme les aides de l’Organisation Internationale de la Francophonie, Clap ACP.

La première mondiale de Chez les zébus francophones a eu lieu en 2023 à l’International Leipzig Festival for Documentary and Animated Film en Allemagne. Le film de Nantenaina Lova y a obtenu le «Film Prize Leipziger Ring». Dans sa tournée des festivals, il est passé au festival du film francophone d’Albi en France, à l’International Documentary Festival à Amsterdam. Il était aussi en sélection officielle au Festival international Jean Rouch au musée du Quai Branly France.

Un parcours en festival qui ne va pas s’arrêter là. «On espère que grâce à la renommée de ce film que cela donnera des idées à l’État malgaches pour aider les boîtes de production. Les films c’est un moyen de faire connaître le pays. À Madagascar, il n’y a pas que les baobabs et les lémuriens. Les films font travailler des équipes, c’est une petite économie.» Il y a une suite de ce film qui se prépare. En première instance, l’association paysanne a réussi à annuler les titres des gens qui avaient envahi la plaine, mais ils ont fait appel, a indiqué pour sa part, Ly.