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Exode des jeunes : la croissance du secteur financier menacée
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Éclairage
Exode des jeunes : la croissance du secteur financier menacée
Si une dizaine d’années de cela, le secteur financier faisait miroiter aux jeunes gradués et professionnels pour y faire carrière, avec des packages financièrement attrayants, la situation n’est plus la même. Au contraire, elle se complique. Résultat : ils sont nombreux à claquer la porte, tentés par l’herbe plus verte dans d’autres juridictions, et l’espoir de doubler, voire de tripler, leurs salaires.
Mais il y a mieux : c’est la satisfaction de pouvoir opérer au Luxembourg, en Afrique du Sud, à Londres, à Philadelphie ou encore à Toronto. Un rêve personnel devenu aujourd’hui une réalité, doublée d’une volonté de se défaire d’une structure salariale qui favorise les hauts cadres et, accessoirement des actionnaires, quand les sociétés génèrent des profits.
Aujourd’hui, les professionnels de ce secteur tirent la sonnette d’alarme car, au fil des mois, la situation ne s’est guère améliorée. Au contraire, elle empire avec des départs massifs de jeunes diplômés vers ces juridictions, délaissant les banques commerciales, les sociétés de gestion ou encore les firmes d’audit. Pour le moment, on ne peut chiffrer le nombre de démissionnaires mais ils doivent dépasser plusieurs centaines. À tel point que les professionnels de ce secteur se sont réunis le 22 septembre à l’initiative de Mauritius Finance (MF) pour une prise de conscience sur ce nouveau phénomène auquel est confrontée cette industrie.
Au coeur des discussions, les principales conclusions d’une étude commanditée par MF et réalisée par la société Kantar du 14 juillet au 14 août 2023 et portant sur un état des lieux des salaires pratiqués par une quarantaine de sociétés tant locales que celles affiliées à des multinationales étrangères.
Or, pour le moins que l’on puisse dire, le constat dressé par Kantar est glacial et suscite forcément l’opinion publique. Car il y a des observations qui sont susceptibles de choquer plus d’un. C’est le cas du salaire minimum, relativement bas, offert à un diplômé ayant moins de deux ans d’expérience professionnelle, soit Rs 15 000 ou moins.
D’autres conclusions de cette étude présentées aux acteurs de cette industrie démontrent de grosses disparités salariales entre des employés ayant différents niveaux d’éducation. À titre d’exemple, le salaire maximum d’un simple diplômé se voit plus élevé qu’un employé totalement qualifié, possédant un diplôme de troisième cycle ou encore un niveau 1 ou 2 d’ACCA ou autres qualifications ; une situation qui peut potentiellement fausser la hiérarchie salariale.
Alors que dans d’autres cas, des salaires, note-t-on, restent figés malgré les qualifications de l’employé sans tenir en ligne de compte les exigences salariales du marché. Dans la foulée, sur la base des renseignements fournis, on saura que les employés de ce secteur ont tous droit à un bonus de performance, l’équivalent d’un à deux mois de salaire mensuel, peu importe leur niveau hiérarchique au sein de leur organisation.
Il va de soi que les grilles salariales d’une catégorie d’employés à une autre dans les services financiers apportent certainement un éclairage, loin de la perception trop longtemps entretenue par rapport à l’image projetée dans certaines sociétés phares. Or, savez-vous qu’un degree holder sans expérience, opérant à un niveau inférieur, démarre avec un salaire minimum de Rs 12 000 mensuellement pour atteindre un maximum de Rs 40 000 ?
En revanche, s’il a une année d’expérience, un degree holder peut débuter à Rs 20 000 jusqu’à un maximum de Rs 45 000. S’il grimpe l’échelle hiérarchique et qu’il est partiellement ou totalement qualifié, disposant en plus d’un diplôme post-universitaire et exerçant à un niveau de mid-management avec deux à quatre ans d’expérience, il peut se retrouver avec Rs 20 000 ou 25 000 au début, et au bout d’une certaine période, toucher entre Rs 60 000 et Rs 90 000 mensuellement. Alors qu’un team leader, ayant des responsabilités managé-riales, avec six à huit ans d’expérience, peut espérer un salaire maximum de Rs 180 000 après quelques années.
À bien des égards, au vu des réalités salariales dans ce secteur suivant la présentation de MF, ce qui saute aux yeux, c’est que selon les spécialistes, la grande majorité de jeunes qui quittent Maurice se retrouve être ceux qui touchent plus de Rs 50 000 à monter. Soit ceux qui, selon Sahed Hoolash, directeur exécutif de Vistra Ltd (une société de gestion), ne sont pas payés pour des heures supplémentaires conformément à la définition d’un employé dans la Workers Right Act. «Un employé, rémunéré jusqu’à Rs 50 000 mensuellement, a légalement droit à des heures supplémentaires et autres bénéfices. Une fois qu’il dépasse le seuil de Rs 50 000, tous ses avantages sont éliminés, sauf peutêtre le bonus de performance. Faut-il revoir le cadre légal pour étendre les avantages liés aux heures sup et autres fringe benefits au-delà de Rs 50 000 pour l’inciter à rester avec l’idée de pouvoir doubler son salaire ?»
Le Managing Partner de KPMG, John Chung, a une tout autre analyse. Il part du postulat que ce phénomène d’exode des jeunes dépasse largement les considérations salariales vu qu’il est plus complexe et implique d’autres facteurs, les uns plus pertinents que d’autres. Il ne croit pas d’ailleurs qu’en étendant les heures supplémentaires à ces jeunes, ils vont mettre fin à leur rêve. «Il ne faut pas discriminer contre ceux qui touchent moins de Rs 50 000 qu’il faut protéger financièrement. Il existe une combinaison de facteurs qui influencent leur décision. Notre main-d’oeuvre est convoitée par d’autres juridictions vu l’expertise que nous démontrons et la qualité de notre work ethics. Nous sommes en quelque sorte victimes de notre succès. Je crains que le brain drain va se poursuivre.» Il ajoute qu’au niveau de KPMG, certains jeunes professionnels qui ont exprimé le souhait de quitter la firme ont pu poursuivre leur carrière dans le réseau de ce Big Four en Afrique, en Europe et aux États-Unis.
Pour autant, l’exode de jeunes professionnels n’est pas limité à la juridiction mauricienne. Ben Lim, Managing Partner d’Anderson (Mauritius) et CEO d’Intercontinental Trust Ltd, note que c’est un phénomène global qui touche tous les centres financiers. «Notre challenge est de pouvoir retenir tout en encourageant les fils du sol, ceux de la diaspora, de retourner à Maurice. Il faudra que l’EDB soit plus proactif et fasse des roadshows dans des pays où il existe des compétences mauriciennes, qu’elles soient à Londres, Paris, au Luxembourg, en Australie ou au Canada, pour qu’elles retournent au bercail et qu’elles soient au service du secteur financier.»
Uttum Rughoobur, Manager de l’Occupation Permit Unit chez EDB, souligne que des efforts ont été déployés sous le Mauritian Diaspora Scheme, introduit en 2015, pour encourager des Mauriciens à retourner à Maurice pour participer à l’activité économique. «Nous travaillons sur un nouvel Action Plan pour dynamiser ce scheme en vue de mieux répondre aux interrogations de ceux qui veulent prendre avantage de ce scheme.»
Faut-il s’attendre à ce que ce secteur soit fragilisé et sa croissance fortement compromise si le pays n’arrive pas à renverser cette tendance ? Selon les spécialistes, le risque est déjà présent et le manque à gagner en croissance du PIB pour le pays pourrait tourner jusqu’à 5 %, selon une étude de Maurice Stratégie, une filiale de l’EDB. Celle-ci inclut la pénurie de main-d’oeuvre dans d’autres secteurs, dont le tourisme, souligne Uttum Rughoobur. Sans doute l’impact sur le secteur financier, qui connaît actuellement une croissance moyenne de 13 % annuellement, employant plus de 10 650 personnes, des expatriés inclus, dont plus de 50 % se retrouvent dans les Management Companies, devrait être plus conséquent.
Le CEO de MF, Samade Jhummun, souligne à cet effet que si cette tendance se poursuit avec une pénurie prononcée de professionnels, cela pourrait avoir des conséquences graves pour l’industrie des services financiers à Maurice, notamment en termes de capacité à répondre aux besoins des clients de concurrence internationale et aussi de croissance du secteur.
Qu’on ne se voile pas la face. Ce phénomène de fuite des cerveaux est compliqué et nécessite une approche multidimensionnelle. D’ores et déjà, il a quitté les bureaux feutrés de la cybercité d’Ébène, considéré comme le haut lieu de la finance pour être sur les plateformes politiques, devenant aujourd’hui une thématique de campagne. Il en sera ainsi à l’approche des élections, vu qu’elle touche majoritairement les jeunes, une clientèle que chaque formation tente d’attirer à coups de promesses.
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