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Les enfants Kaya
Cette terrible image de policiers qui semblaient prendre un malin plaisir à arrêter – en attrapant par les «dreadlocks» – des rastas réunis paisiblement au Jardin de la Compagnie m’est restée en travers de la gorge. Je me dis que manifestement les autorités policières n’ont rien appris, alors là rien du tout, des émeutes ayant suivi la mort en cellule de Kaya, un dimanche 21 février 1999 de triste mémoire. Dix-sept ans après, l’on a oublié les affrontements entre émeutiers et policiers, qui n’avaient pas tardé à réveiller le spectre des violences interethniques ; des violences qui ont failli embraser le pays à cause de l’incompréhension des uns et des autres sur un aspect pourtant banal à l’origine : la consommation du gandia.
Si Kaya n’avait pas avoué avoir fumé un joint sur scène, il n’aurait sans doute pas été arrêté, comme ces dizaines d’autres qui fumaient ce jour-là, et, aujourd’hui, il aurait sûrement signé d’autres morceaux légendaires. Si un avocat était parti plaider sa cause au centre Alcatraz, Kaya aurait pu être libéré sous caution, et il n’y aurait pas eu d’émeutes. Mais si l’on ne peut pas refaire le passé, en revanche, l’on doit apprendre du passé pour ne pas commettre les mêmes erreurs de parcours…
La récente déclaration du Premier ministre, selon laquelle il va repousser toute tentative de dépénaliser le gandia, s’éloigne de la voie progressiste – Kaya aurait dit «simé la limier». Car valeur du jour, les décideurs décident sans même qu’il y ait eu, jusqu’ici, une étude scientifique sur le plant (c’est ce que nous avait expliqué la présidente Ameenah Gurib-Fakim, spécialiste mondiale des plantes, alors qu’elle entamait son mandat présidentiel). On reste précisément figé sur des politiques d’hier en occultant les évolutions sociétales (faillite de la police face aux drogues dures comme l’héroïne, apparition des drogues synthétiques qui menacent nos jeunes, etc.) alors que la recherche médicinale sur le cannabis local, ou même international, n’a pas encore atteint un stade avancé.
“Few questions have been answered about marijuana (...) Now that nearly half the states in this country (NdlR, États-Unis) allow medical marijuana, voters in four states have legalized pot for recreation, and a majority of Americans favor legalization, research about how marijuana affects our brains and bodies is an urgent issue (...) there is less hard science about marijuana than you might think”, relevait un article du National Geographic intitulé «A Hard Look at a Soft Drug».
À bien des égards, accepter une légalisation du cannabis comme dans le Colorado aux États-Unis, promouvoir sa culture et encadrer sa commercialisation seraient un basculement politique audacieux pour un pays comme Maurice. Pour cela, il faut commencer par débattre du sujet brûlant de manière dépassionnée (comme on a essayé de le faire hier dans nos locaux). Un dialogue franc et sincère pourrait solutionner plusieurs de nos problèmes actuels liés à la montée en puissance du cannabis synthétique, fabriqué n’importe comment. Depuis 2015, nous écrivons que le «synthetic powder» a déjà remplacé le romantique «flower power»…
Sur le plan de l’ordre et de la paix, on pourrait redéployer à des fins plus utiles des centaines de policiers qui ne peuvent pas vraiment contrôler un commerce illicite d’héroïne qui se fait au nez et à la barbe de tous (et dans les prisons), libérer des centaines de fumeurs du dimanche qui croupissent en prison aux côtés de dangereux criminels (qui les forment à la délinquance). De plus, cela réduirait matériellement l’invasion croissante de toutes ces substances chimiques et nocives (dont les dangereuses drogues de synthèse) sur le marché local justement parce que le gandia «bio» est introuvable, trop cher, réservé à une élite qui y dépense une fortune.
Si nous n’avons pas les expertises locales pour cerner le gandia, nous devrions nous inspirer de ce qui se passe ailleurs, à condition de faire face à la triste réalité locale : la répression contre les drogues a empiré la situation à Maurice. La commission d’enquête présidée par le juge Lam Shang Leen, qui est une bonne chose en soi, a compris qu’il importe d’analyser cet aspect répressif. Ce qu’il faut c’est, justement, un regard neuf, basé sur des recherches et des enquêtes sérieuses.
Au final, il nous faut savoir ce que nous voulons : allons-nous rester en retrait d’un monde qui évolue ? Les enfants Kaya sont aujourd’hui opprimés et leur voix complètement étouffée par une pure hypocrisie de notre société. On préfère regarder ailleurs alors qu’on martyrise ceux qui portent des «dreadlocks»... Pourtant, exercer un nouveau regard sur le gandia est devenu une cause qui nous concerne tous, de près ou de loin. Faisons-le au moins pour Kaya. Comme cela, sa mort n’aurait pas été vaine…
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