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Seigneur et saigneur

25 mars 2017, 07:23

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Notre Anil Gayan national, du haut de sa morale politique, l’a traité de meilleur dirigeant de l’Afrique. Rien que pour cela, Gayan a eu droit à un carton rouge de notre nouveau quotidien BonZour ! Que ce soit dans Weekly en particulier ou dans les médias en général, y compris chez nous, Robert Mugabe a eu droit à une mauvaise presse. Qui a réduit le nonagénaire en dictateur, solidement boulonné au pouvoir (il se prélasse au sommet depuis 1980). Il était surtout vu comme celui qui triche aux élections et qui a mis son pays, jadis prospère, à genoux.

Ce n’est pas anormal qu’on soit ainsi conditionné. Dans la presse internationale que nous lisons, Mugabe est dépeint comme un monstre sanguinaire, pas comme un seigneur de la lutte contre le régime colonial, précisément contre celui des Britanniques.

 

Le Zimbabwéen le plus connu de la planète arbore plusieurs casquettes à la fois. Il est un personnage haut en couleur, qui a, comme tous les humains, sa part d’ombre et sa part de lumière, son âme de révolutionnaire et son sens de la dictature. Laquelle part privilégier ? C’est là tout le dilemme, car l’homme est devenu un tout continu, flou, brouillé, une caricature presque.C’est dommage.

Dans la remarquable œuvre de la dramaturge britannique Fraser Grace, Breakfast with Mugabe, le vieux dirigeant a droit à un portrait bien plus nuancé, aux traits contrastés et profonds. Ce qui laisse des sillons dans son visage au regard pénétrant qui rétablissent l’équilibre, en opposant ses malheurs aux titres moqueurs de la presse internationale.

«Quand Mugabe faisait les gros titres, il était décrit comme un monstre et mon point de départ était que les monstres sont fabriqués mais qu’on ne naît pas monstre.» Tel est le postulat de Grace. Qui poursuit son analyse : «Il y a peu de doute que la manière dont il se comporte est monstrueuse, et pourtant il a fait des expériences très similaires à celles de Nelson Mandela (leader sud-africain anti-apartheid) : libération, prison, et tous les deux ont subi l’oppression et des humiliations terribles sous le régime colonial.»

La pièce qui ne compte que quatre personnages (Mugabe et sa femme Grace, le garde du corps Gabriel et le psychiatre zimbabwéen blanc Andrew Peric) permet de découvrir un Mugabe sous une lumière autre, plus humaine. Cette lumière éclaire des passages douloureux de la vie de Mugabe : la trahison de sa première femme, son abandon par son père quand il était enfant et la mort de son fils de quatre ans quand il purgeait onze années de prison sous le gouvernement blanc de Ian Smith. (Le leader de la Rhodésie d’alors ne l’avait pas autorisé à assister à l’enterrement de son fils au Ghana, où Mugabe s’est inspiré de la lutte socialomarxiste de Kwame Nkrumah - qui a été, lui, victime d’un coup politique…)

Breakfast with Mugabe aborde aussi la nature du pouvoir politique - et comment celui-ci détourne un dirigeant, qui croit fermement en sa mission libératrice, indépendamment de ce que son peuple puisse dire de lui…

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 À 93 ans, le Mugabe, qui vient de trinquer avec Pravind Jugnauth, avant de s’accorder un petit somme à côté d’Ivan Collendavelloo, est devenu un fou de pouvoir et prêt à tout pour le conserver. «Seul Dieu peut m’arrêter», dit le seigneur.

Alors que son peuple meurt de faim, il maintient, malgré son grand âge, de somptueuses fêtes d’anniversaire, lors desquelles il défile dans ses tenues impeccables. Il ne veut pas lâcher prise, ni se reposer, ni passer la main.

En fait, c’est parce qu’il veut rester debout, fier, victorieux, droit comme un doigt d’honneur à la Grande-Bretagne, pas forcément à la reine (jadis son amie personnelle), mais aux locataires du 10 Downing Street, qui n’ont pas respecté les accords de Lancaster, précédant l’indépendance de la Rhodésie du Sud.

Et quand il a énoncé sa doctrine «Zimbabwe for Zimbabweans», tout a basculé. Le héros est devenu un dangereux criminel à éliminer.

 

En 2008, sur les conseils du chef de la diplomatie britannique David Miliband, la reine lui a retiré le titre honorifique de chevalier. «Son ressentiment envers les Britanniques semble venir de ce qu’il perçoit comme des tentatives volontaires de l’humilier», souligne Heidi Holland, journaliste.

 

Mugabe avait reçu le titre de chevalier d’honneur en 1994 au moment où il était considéré comme un héros anticolonial. En 1989, feu le président Nicolae Ceausescu a été dépouillé de ce même titre, au plus fort de la révolution roumaine.

Chez nous, sir Seewoosagur, sir Gaëtan, et sir Anerood, entre autres dirigeants, ont été anoblis… pour services rendus au pays de sa Majesté ?

À force d’encaisser et de résister, «Camarade Bob», le révolutionnaire marxiste, qui a inspiré Bob Marley, a fini par renier ses idéaux de justice sociale et de démocratie. Ses services secrets le protègent, sèment la terreur et font disparaître les voix contestataires. «Au lieu de mener son peuple à la terre promise, il a amassé une fortune pour lui, sa famille et ses alliés et braque son peuple contre l’Occident. La riposte de celui-ci n’atteint pas Mugabe, mais son peuple qui meurt de faim», constate l’historien Andrew Norman.

 

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 Gayan, à moins qu’il ne soit resté figé sur la période anticoloniale, ne peut pas avoir raison, en flattant Mugabe en 2017. Il n’est plus un seigneur à vénérer, même si son histoire passée mérite d’être saluée et d’être racontée.

L’Afrique est complexe. Malgré une histoire souvent commune, elle produit des personnages aussi extrêmes qu’un Mandela qui inspire, ou qu’un Mugabe, seigneur, hier, de l’indépendance, saigneur de son peuple, aujourd’hui. Qui pose la question terrible : à quoi sert une indépendance politique s’il n’y a pas d’indépendance économique ?

Sur Mugabe, Mandela a eu ceci à dire : «Je note une défaillance tragique du leadership.» Il a évité les mots blessants. Mais c’est dit !

Mandela aurait pu demeurer chef de l’Afrique du Sud jusqu’à la fin de ses jours, sans que qui que ce soit ne trouve à y redire. Mais Mandela a choisi un seul mandat, ayant compris qu’il faut passer la main et non pas s’accrocher au pouvoir coûte que coûte, avec des alliances artificielles.

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Comme chacun peut marquer l’histoire, à l’encre de ses principes et de son caractère... Au lieu d’attendre qu’un jour les Britanniques lui enlèvent son titre de «sir» qui, de toute façon, est un non-sens dans un régime républicain, SAJ ne devrait-il pas inverser le cours de l’histoire, en restituant, de son propre chef, son titre, en espérant donner ainsi une nouvelle impulsion à sa lutte pour récupérer les Chagos (pour Mugabe, la bataille s’articule autour de la question des terres) ? SAJ est-il un seigneur anticolonial comme le Mugabe d’antan ou un saigneur du peuple, en version mauricienne ?