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Pourquoi Maurice se drogue...

17 juin 2017, 07:41

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Pourquoi Maurice se drogue...

Le ballet devant l’ancien juge Lam Shang Leen nous renvoie l’image d’un pays vraiment malade – en fait, l’envers de notre décor. Souvent, nous préférons détourner le regard pour ne pas trop s’inquiéter des ravages de la drogue sur notresociété. Pourtant, depuis les années 70-80, bien avant les Amsterdam Boys, la drogue s’est infiltrée et s’est propagée. Nous ne sommes pas un pays à haut revenu, mais nous sommes déjà devenus un pays notoire en termes de consommation, de trafic de drogues dures et d’enrichissement illicite. Lors du Budget, Pravind Jugnauth a essayé de raidir la ligne face aux trafiquants : «It is a war that we must win and we will win.» Or, la guerre ne sera pas gagnée au Parlement ou dans les cours de justice, mais sur le terrain.

L’intrigante comparution, cette semaine, de l’inspecteur Assaad Rujub, Mauricien de l’année de l’express en 2012, devant la commission sur la drogue lève le voile sur les guerres intestines au sein de nos services et agences gouvernementaux, en particulier dans la police. Il y avait de la tension dans l’air avant, pendant et après le témoignage de l’ancien limier de l’Anti-Drug and Smuggling Unit (ADSU) de Plaine-Verte (il y est resté en tout une année) qui a démantelé le réseau de Gro Derek, arrêté à Petite-Rivière par l’escouade de Hector Tuyau. Pourtant, on se serait attendu à un échange d’infos susceptibles de faire progresser le travail des autorités.

Les enquêteurs de la commission Lam Shang Leen (eux-mêmes des policiers seconded for duty), des membres de l’ADSU, la Mauritius Revenue Authority, l’Independent Commission against Corruption font, chacun de leur côté, un travail. Mais le problème, précisément, c’est que chacun travaille de son côté, avec ses méthodes et ses intérêts. L’absence d’une stratégie de lutte nationale, voire régionale, se fait cruellement sentir, et les barons de la drogue en profitent pour écouler leurs marchandises, en tirant profit des lois répressives et dépassées. Le marché florissant des drogues synthétiques, qui représente un véritable danger pour nos jeunes collégiens, est une conséquence de notre politique répressive.

Les travailleurs sociaux, comme Danny Philippe et Cadress Runghen, vous diront que le marché noir de notre pays profite à une poignée, qui deviennent de puissants multimillionnaires, qui corrompent politiciens, hommes de loi, policiers, gardes-chiourmes, hommes religieux, artistes, etc. Il faudra écouter ceux qui sont dans la rue tous les jours avec les drogués, si on ne veut pas que le National Drug Control Master Plan, qui devrait être finalisé dans les deux trois prochains mois, soit un échec retentissant.

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S’il est facile de blâmer les autorités et les lois, il nous est difficile de faire notre examen de conscience. Pourquoi sommes-nous des leaders mondiaux selon les rapports de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime ? Pourquoi l’on se drogue tant à Maurice ?

Plusieurs sociologues avancent que les addictions constituent un «fait social total» au sens où Marcel Mauss (2001) le conçoit : soit un fait social «où s’expriment à la fois toutes les institutions, et qui nécessite qu’on se penche sur tous les domaines de la vie sociale (religion, politique, économie, histoire, etc.) pour le comprendre».

Historiquement, toutes les drogues n’ont pas toujours été illicites : l’héroïne était un médicament et l’opium un plaisir culturellement prisé à la Chinatown de Port-Louis. Cette division entre licite et illicite se doit d’être analysée dans une perspective socio-historique. De même, les représentations et l’acceptation par la société d’un produit peuvent souvent varier malgré son statut juridique. Prenons par exemple la cocaïne. À Maurice, elle circule dans les milieux cossus. Ingérée dans la plupart des cas par voie nasale, elle s’intègre sans problème, à l’abri des regards des autorités, dans un contexte festif ou de performance. La cocaïne n’est pas connotée négativement, contrairement à l’héroïne ou au brown sugar, produits de gamme inférieure qui sont fortement stigmatisés tant socialement que géographiquement.

Sur un plan plus personnel, pourquoi se drogue-t-on ? Selon le chercheur Patrick Pharo, on entre dans la drogue en quête de plaisir et pour se libérer de sa vie ordinaire. Alors, pour de nombreux Mauriciens, à tort ou à raison, boire ou se droguer sont des échappatoires. «Consommer de la drogue a été un acte de transgression pour l’un, un antistress pour un autre, une façon de se désinhiber pour un autre encore. Mais à terme, la vie du drogué ou de l’alcoolique est devenue insupportable, la souffrance a pris le pas sur le plaisir et la personne sent qu’elle a perdu le contrôle sur soi. C’est donc pour se libérer de ses chaînes et retrouver un plaisir à la vie que les drogués cherchent désormais à se sortir de leur dépendance. Tel est le grand paradoxe de la drogue : on entre dans la drogue et on en sort pour la même raison – pour le plaisir de vivre et pour se sentir libre.»

Paradoxe mauricien : c’est en prison, privé de liberté, que le gros du commerce de la drogue se déroule. Comme si on avait mis sur place un incubateur pour générer des milliards…

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Derrière les avocats qui seront convoqués par Lam Shang Leen, outre le Deputy Speaker, quelques hommes de loi, proches du pouvoir en place, risquent de laisser quelques plumes. Pourvu que cela ne tourne pas en vindicte populaire. Mais il faut espérer que l’ancien juge aura le courage de remonter toute la filière. Derrière les avocats Junior, il y a des Senior. Derrière les Senior, il y a, au moins, un cerveau, connu sur la place comme étant la pièce maîtresse du puzzle. C’est un homme de loi, bien connecté au pouvoir, ayant même reçu un poste dans l’administration publique. Et il se retrouve dans pratiquement 75 % des affaires criminelles auxquelles sont liés les trois ou quatre barons qui sévissent dans nos prisons. Déjà épinglé, l’homme de loi semble avoir tout compris du trafic mauricien. Si Lam Shang Leen arrive jusqu’à lui, avec des preuves irréfutables, ce sera une victoire importante dans ce combat ou cette «war» déclarée contre la drogue. À l’aube de nos 50 ans d’Indépendance.