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Cher pays bien-aimé

25 mars 2018, 09:11

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«Les gens qu’on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’être pas pris en flagrant délit», Stendhal*.

C’est désormais inscrit dans notre mémoire collective. Beaucoup d’entre nous n’oublieront jamais les 50 ans de l’Indépendance de Maurice. Oui, avouons-le crânement : la fête nationale, sur laquelle plusieurs comités planchaient depuis plus d’un an, a été gâchée par l'affaire Platinum Card, plus particulièrement par le bras de fer qui s'ensuivit entre la State House et le PMO.

À Port-Louis, en ce 12 mars-là, le cœur n’y est pas, comme si tous les drapeaux sont en berne. Pourtant, ils ne le sont pas. Le soleil brille, sans éclat. L’air demeure statique, lourd. Certes, les artistes virevoltent sur la tribune ; ils font de leur mieux pour assurer le spectacle et maintenir le rythme au son des ravanes et des maravanes, mais dans nos têtes, ce 12 mars 2018, quelque chose d’autre cogne, dans tous les sens, comme un tempo agité et désordonné, un cauchemar qui ne s’arrête pas, même quand l'on ouvre grand les yeux. À l’heure de ce qui devait être le bilan de notre pays, cela ne tourne pas rond du tout. L’angoisse et la mélancolie font face aux quadricolores déployés, qui restent étrangement immobiles, comme s’ils sont eux-mêmes sous le choc. Mais pour la galerie et les photographes qui mitraillent, on fait quand même semblant et on reste stoïque.

Cela se voit. Les parents, à la tête de l’État, sont fâchés, ils ne se regardent même pas, l’ambiance est pourrie le jour de l'anniversaire, mais il ne faut pas décevoir les enfants que nous sommes. Alors, le Premier ministre et la présidente de la République, séparés par les grandes épaules du président indien qui souligne l’harmonie exemplaire de notre pays, ont joué leur sinistre rôle comme dans un mauvais film de série B. Devant les caméras de tous. Avec des discours de circonstance. Et tout l’embarras que cela engendre.

Essayons de relativiser. Meade et Naipaul ont eu tort, avons-nous maintes fois souligné. La vie est belle à Maurice, avons-nous rappelé. Ce n’est pas le Soudan du Sud, le plus jeune État du monde, déjà décimé malgré toute l’attention internationale. Regardons la vie du bon côté. Positivons. À écouter Ameenah Gurib-Fakim durant les fêtes (qui n’entend nullement démissionner alors) et Pravind Jugnauh (dont le test de leadership est mis à rude épreuve), tout va très bien, Madame la marquise… «Resilience, diversity, economic success», on connaît le refrain. Par cœur.

Avant la crise institutionnelle entre le PMO et le Réduit, il nous semblait même possible que 2018 soit quelque peu l’année de sortie de la crise permanente qui nous pourchasse. Pas encore une année facile, certes (comme plusieurs années précédentes), mais l’année des investissements (pas qu’au Royal Park), des chantiers et des emplois, fruits de la réforme du gouvernement Lepep qui aura réussi le tour de force de prouver sa différence en plaçant, en 2015, une femme, de surcroît une scientifique de renom international, au Réduit… Mais les espoirs sont tombés à l’eau – et, en ce 12 mars, alors que la police défile fièrement dans son uniforme d’apparat, quelque chose en nous nous murmure que tout devient factice, de plus en plus, dans notre pays.

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Après la peau de banane européenne et les coups tordus de notre ancienne puissance coloniale, l’alternative d’un réalignement économique sud-sud a été rapidement brandie, une fois encore. On nous a une nouvelle fois vendu Maurice comme courtier et tête de pont entre les nouveaux tigres de l’Asie et les marchés africains. La réaction positive de l’Inde, positive pour nous, insignifiante pour l’Inde (si on enlevait Agalega de l’équation), en attendant qu’on en finisse avec le temps des guirlandes, a fait tiquer d'autres ambassades et a provoqué un certain relâchement de la sévérité dans un monde où chacun, du plus gros au plus petit, a, plus ou moins, le dos au mur.

Maurice étant un petit bassin où certains gros poissons font la loi, c’est sur le front international qu’on trouve le plus facilement des raisons de blâmer les autres ; c’est sur le front intérieur que l’héritage du gouvernement présent est imputable au précédent. Si Navin Ramgoolam revient au pouvoir, il pourrait dire qu’il n’y est pour rien, car Lepep a fouillé son propre trou. Reconnaître soi-même ses torts est un exercice qui dérange le mindset moderne. Mais n’est-ce pas en nous-mêmes, dans notre ADN, que pullulent les virus qui grippent la machine? Quand nous étions enfants, la défense classique était «Pa mwa sa li sa.» Nous sommes des bambins qui n’ont pas grandi, parce que nous refusons de grandir malgré nos 50 ans. Nous vénérons encore toujours les mêmes Dieux vivants, malgré leurs défauts existentiels, leurs vices de construction et leurs dates de péremption passablement dépassées.

Ainsi, si Lepep n’arrive pas à freiner l’actuelle descente aux enfers qui nous entraîne tous, le PTr pourrait revenir au pouvoir. Sans faire campagne, en misant sur l’usure des Jugnauth. Pourtant le travaillisme lui-même reste encore enroulé dans le vieux cordon ombilical qui l’attache au Labour anglais de la Fabian Society.

Aujourd’hui, chaque lobby chez nous pète plus haut que son nez. Les emplois recyclés lors du dégraissage du secteur public sont pré- sentés comme des crimes contre l’humanité et c’est sans rire que le gouvernement Lepep explique à l’opinion qu’il a baissé sept fois son pantalon pour faire accepter une petite réforme du marché du travail que tous les pays dignes de ce nom acceptent sans rechigner pour se moderniser. Dans le domaine des institutions, on ne trouve pas seulement la Mauritius Broadcasting Catastrophe (MBC), mais de plus en plus l’ICAC comme un bouclier politique contre les enquêtes journalistiques. La commission anticorruption, qui a englouti plus de Rs 2 milliards depuis sa création en 2002, reste frappée des mêmes malédictions. Elle se propose de verbaliser les victimes de vols pour négligence. Voilà qui va donner bonne conscience aux voleurs. En revanche, l’ICAC, nous en avons désormais l’assurance, ne compte pas ouvrir un dossier avec, disons, les six derniers rapports annuels de l’Audit pour donner la chasse à tous ceux qui, par négligence, laissent dilapider l’argent public. Ça n'aurait laissé pas beaucoup de mandarins debout ni même assis, ou endormis sur un maroquin.

On l’a plus d’une fois écrit : la cupidité, le farniente ne sont pas de bonnes fréquentations pour une réforme sincère de notre pays cinquantenaire. Le journaliste qui publie des informations fausses sur la base de documents fabriqués de toutes pièces ; l’ouvrier chargé d’un travail qui ne tient pas parole ; le journalier qui ne respecte ni les heures, ni l’esprit de son contrat ; l’emprunteur insolvable qui pousse des cris de putois ; ils illustrent tous la faillite de nos mentalités, l’habitude de l’indiscipline, la pourriture sociale que les institutions, comme la police, la MBC et l’ICAC, sont censées décourager et dont elles sont elles-mêmes de pernicieux exemples !

Non, chers compatriotes, tout ne va pas très bien, Madame la marquise. Votre jument risque de périr parce que vos écuries vont brûler, et si elles brûlent, c’est que le château va être englouti dans les flammes maléfiques de Sobrinho. Mais à part ça : ne pleure plus mon pays bien-aimé.

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Dans notre pays, tout est devenu affaire de clan, souvent de clique. Chacun gravite autour d’un centre de pouvoir et fait tout pour que son groupe l’emporte. Mais après un demi-siècle d’auto-gouvernance, les temps sont ivres de changement. Autour de nous, la nature, l’environnement et les groupes vulnérables lancent des SOS. Qui n’a pas mesuré l'aggravation simultanée des inégalités sociales et culturelles. Les équilibres sociaux chancellent, ceux du climat et du vivant s'effondrent. Les hommes et les femmes de Maurice craignent pour leur emploi, leur sécurité, leur environnement, leur santé et l'avenir de leurs enfants. La marche triomphante du progrès prend les allures d'un immense malentendu. Et le flux de ceux qui quittaient Maurice hier ne diminue pas. Car on leur demande pourquoi ils plient valises en quête d’horizons nouveaux : ils mettent en avant les conditions de vie qui se dégradent dans leur foyer, quartier, pays. Pour beaucoup de nos compatriotes, la peur quotidienne du chômage, du déclassement sociétal, de l’exclusion, c'est l'angoisse des factures et des fins de mois difficiles, le piège de l'endettement, le stress de la compétition pour des pistons, la perte des repères, la dissolution du lien collectif et des solidarités. Quand Salim Muthy affirme que la présidente ne peut pas porter des churidars à Rs 200, ou quand Raouf Bundhun trouve normal qu’on octroie Rs 200 000 à une présidente qui n’a pas joué cartes sur table avec le peuple et qui peut se cacher derrière l'immunité, le devoir citoyen nous oblige à changer de cap. On le disait pour les voeux : un autre Maurice est non seulement possible, il est aujourd’hui nécessaire. La créativité mauricienne ne fait pas défaut. Fixons des priorités sans confondre progrès et performance. L'économie, la technologie, l'argent lui-même, ne sont pas des fins mais des moyens. Leur donner du sens, c'est la seule expression de la modernité.

En 2019, il s'agira de choisir : prolonger le statu quo d'un système dynastique périmé en s'entêtant dans un modèle de développement qui n'est plus la solution mais le problème ou engager la dynamique du changement vers une société nouvelle, écologique et sociale. Il faut qu’on le réalise une bonne fois pour toutes, afin que l’affaire Platinum Card serve à quelque chose : un nouveau modèle de développement, que nous souhaitons pratiquement tous, n’est pas compatible avec les politiques que nos actuels dirigeants développent pour Maurice. Il faut remettre l'intérêt général au cœur de nos débats. C’est donc à l'opposé des choix qui privilégient inégalités et exacerbation des peurs et qui sacrifient les priorités écologiques et sociales. Et qui pensent, avec leurs clans et leurs cliques, avoir le pouvoir de nous couillonner en quasi-permanence. Pour changer la donne, il faut une nouvelle vision politique susceptible de mettre en œuvre une refondation de l’espoir mauricien. Explorons ensemble les champs du possible. Et ensemble, construisons l'alternative qui ne soit pas seulement une alternance de pouvoir. Le pays mérite bien mieux que les acteurs que nous avons.

*Citation partagée par un lecteur de l’express, révolté par la tournure de la crise politique que traverse le pays depuis le 28 février 2018.