Publicité

La construction d’une nation

28 juillet 2019, 10:20

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

lexpress.mu | Toute l'actualité de l'île Maurice en temps réel.

 

Peut-on construire une nation autour d’une belle brassée de médailles d’or et, surtout, sur la notion d’avoir «battu les autres» ? Bien sûr que non, mais cela aide néanmoins, car cette circonstance réunit les citoyens autour d’une activité, d’une idée, d’un objectif qui fédère largement et qui ne souffre que de peu de dissension. De la dissension, il y en aura toujours et il faut toujours respecter ces points de vue dissonants, car les opinions majoritaires se trompent malheureusement parfois (souvent ?) et évoluent de toute manière avec le temps (voir plus loin). Cependant, quand ces opinions contraires sont minimisées bien au-delà de, mettons, 20 %, on ne peut que conclure à un «consensus large», ce qui est extrêmement utile pour la construction d’un sentiment national, au moins temporairement.

Au-delà d’une moisson de médailles, notre pays aura aussi eu l’occasion récemment de vibrer ensemble pour les Chagos dans le sillage de nos victoires moralement fortes devant la Cour internationale de justice et le Tribunal international du droit de la mer. Tant qu’il n’y aura pas un prix à payer plus fort qu’un cocktail annulé à l’ambassade britannique, gageons qu’une large majorité des Mauriciens se sentiront pousser des ailes à défier la Grande-Bretagne ! L’excitation sera évidemment à son comble si nous affrétons un bateau pour aller reprendre possession de Peros Banhos et des îles Salomon (Diego serait au-dessus de nos forces et de nos intentions), mais si le refrain est trop onéreux, le consensus tiendra-t-il…? Si l’Indépendance du pays en 1968 n’a pas été une occasion d’unité, la nation ayant été divisée en deux, un consensus s’est par contre dégagé par la suite, pour ceux qui sont restés et qui ont trouvé leurs comptes ici plutôt qu’en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud ou en France ou ailleurs… La République déclarée en 1992, fut strictement une affaire de politiciens et ne produisit aucune ferveur populaire. Certainement bien moins qu’une médaille de bronze aux Jeux olympiques (Bruno Julie) ou un prix Nobel de littérature (JMG Leclezio). Dans le quotidien, chez nous, la nation s’est aussi construite peu à peu et solidement, autour du partage de spécialités de cuisine, d’ouvertures sur les autres, de mariages mixtes, de difficultés partagées par tous (cyclones, robinets secs), de progrès matériels indéniables et de fantastiques élans de solidarité pour des victimes méritantes de toute sorte. Ces avancées étaient partiellement défaites, par contre, par la laideur du népotisme, la honte du trafic de drogue, le chancre de services défaillants, la corruption…

Bien sûr que nous sommes une nation ! Bien sûr aussi que sa construction 51 ans après l’Indépendance n’est ni parfaite, ni terminée. L’est-elle jamais ? Dans toute nation, dans tout regroupement d’hommes et de femmes, il y a invariablement des forces centripètes qui poussent à l’empathie et à la mise en commun et, en parallèle, des forces centrifuges qui favorisent l’ostracisme, l’égoïsme, le tribalisme. Nos dirigeants politiques, comme souvent ailleurs et à leur grand discrédit, jouent sur les deux claviers à la fois, selon ce que l’opportunisme suggère. On divise pour exciter sa «base» et récolter des votes, on essaie de fédérer quand l’intérêt national est menacé ou en cause ou… jugé capable d’envol, comme aux JIOI.

Note de caution cependant : il faut faire attention à ne pas déifier le consensus du jour. L’histoire est farcie de situations ou la majorité du jour s’effrite sous la poussée de la logique ou de l’intérêt ou de la morale pour faire place à de nouvelles convictions, souvent même opposées aux premières. L’esclavage en est un exemple cinglant. L’esclavage ne débute sûrement pas en 1619 à Jamestown, mais a été présent partout sur la planète depuis le moment où une tribu plus forte faisait des prisonniers ! Le Code d’Hammourabi (1754 av. J.-C.) est la première trace écrite de cette pratique qui est acceptée partout, même si sous diverses formes, souvent dans le sillage de guerres. Sous Charlemagne, de nombreux prisonniers européens sont vendus aux pays musulmans. Les Vikings vendront aussi leurs prisonniers, rendus eunuques, à Byzance et aux Abbassides. Les Mayas et les Aztèques avaient leurs esclaves aussi. La dynastie Tang achetait des esclaves juifs ou européens tout en faisant des raids pour de la main-d’œuvre servile en Corée, en Indonésie, et même en Turquie et en Perse ! Plus près de nous, évidemment, le commerce triangulaire des Africains. En Europe, point d’esclavage «à la maison» mais plutôt des serfs qui travaillaient en permanence pour repayer un maître, mais qui ne pouvaient être vendus et qui pouvaient même posséder un lopin de terre. L’humanité tout entière semble avoir été de la partie et même si l’assentiment des esclaves ou des serfs n’y était évidemment pas, eux-mêmes étaient souvent conscients de faire partie d’un système et la plupart s’y pliaient.

Et puis, pffft ! À partir du 3e tiers du XVIIIe siècle, des mouvements s’organisent partout; Wilberforce en Angleterre, Robespierre en France, Oglethorpe en Géorgie menèrent éventuellement à l’abolition, dans ces pays respectifs, en 1833 (y compris aux colonies, sauf en Inde !), en 1794 (l’esclavage fut cependant restauré par Napoléon en 1802 !) et en 1865 (13e amendement aux États-Unis). Le dernier pays à abolir l’esclavage officiellement fut la Mauritanie en 1981 !

Comme l’esclavage, la pratique généralisée de la torture, de la peine de mort, des privilèges royaux ou de l’infériorité des femmes seront éventuellement contestés et même si pas défaits partout sur la planète au même degré, les tendances progressistes sont aujourd’hui clairement établies.

Conclusion : le consensus général c’est fort, le statu quo aussi, mais ça ne nous dispense pas de réfléchir a mieux, même si cela dérange fortement au départ.

 La construction d’une nation n’est jamais sans peine, ni linéaire. Il y a des soubresauts inévitables (pensez à la déchirure du Brexit, aux gilets jaunes, à Tian’anmen, à ce qui se passe aujourd’hui dans l’État indien d’Assam ou à Hong Kong, au phénomène Duterte, aux Rohinghas, aux Ouïghours…). Mais quand on jette un coup d’œil sur l’histoire de l’humanité, on peut, sans peine, se dire que les grandes avancées dans la construction nationale se sont surtout faites autour de ce qui relève du positif plutôt que du négatif. Qui a le plus aidé à construire l’Afrique du Sud sur les promesses de sa diversité et malgré l’horreur de son passé? Mandela ou Zuma ? Quand Erdogan harcèle ses adversaires, marginalise les Kurdes, pratique le redressement fiscal comme arme de contrainte, y compris contre la presse, vous croyez que la nation devient plus fière ? Plus confiante ? Entre Donald Trump et Ronald Reagan, qui est le bâtisseur, qui est l’unificateur, qui aide mieux à établir la grandeur des États-Unis ? Inventer la pénicilline, sculpter la Vénus de Milo ou aller sur la lune n’enracinent-elles pas mieux la nation qu’une loi scélérate, le harcèlement de ceux qui critiquent ou le mensonge érigé en système ? Construire des ponts me paraît plus prometteur que d’ériger des murs…

 Dans notre pays aussi, nous avons le choix entre le minable, la mesquin et le médiocre d’une part et l’ouverture, le généreux, l’éclairé. La première voie divise, recroqueville, affaiblit. La deuxième élève, fait respirer, construit. Et quand je parle construction, je ne parle pas de béton, d’acier et de bitume, mais de plan mental, de principes et de normes civilisationnelles.

Avec nos médailles d’or en poche et notre bon droit établi aux Chagos, évitons, svp, de poursuivre la construction de cette nation sur le marécage de nos insuffisances ou sur le purin de nos bas instincts !

Un congé public en plus de nos médailles ? Allons bon !