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Mauritius leaks: Les savants et les ignares

31 juillet 2019, 09:30

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«The authors show a complete ignorance of the sector», analyse Rama Sithanen après la publication des Mauritius Leaks par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en partenariat avec, initialement 40, puis 54 journalistes de la planète. Cette propension à s’autoproclamer maître de la science infuse en traitant tous les autres – surtout ceux qui osent résister au désordre établi – d’ignares est maintenant bien courante à Maurice. Après les «ou enn avoka ou?», «ou enn medsin ou?», «mo p*** ar zot!» de SAJ, Rama Sithanen a exprimé, en version certes plus polie, ce que SAJ aurait dit dans son langage coloré : «Ou enn expert ofsor ou?»

La réponse à cette question est évidemment «non». Ainsi, à cause de notre incapacité à tenir un discours aussi technique que Rama Sithanen et du fait que nous ne touchions pas le dixième de son salaire chez SANNE (ex-IFS), le géant de l’offshore à Ébène, nous sommes des ignares qui n’auraient pas dû participer à la publication des Mauritius Leaks.

 

«La MRA ne serait-elle pas contente de notre aide ?»

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Vous remarquerez que c’est le seul sujet qui arrive à faire que Rama Sithanen, Reza Uteem, et Pravind Jugnauth se tiennent par la main, se serrent les coudes et fassent cause commune. La conjugaison de ces voix d’habitude si discordantes – quel venin ne se sont-ils pas crachés dessus – est remarquable.

«United they stand! Reading the names of the people involved, we see how although political divides and temporary interests may sometimes cause collisions within the ruling class, their wealth always unites them», écrivaient deux bloggeurs marxistes après la publication des Panama Papers (par le même ICIJ), où l’on trouvait aussi bien les noms des amis de Poutine que celui de son ennemi Poroshenko, le président ukrainien d’alors.

Mais puisque tous les marxistes sont des fous et des ignares, et que le trio Sithanen-Jugnauth-Uteem* sont des savants, concédons gentiment que le «wealth-unite» n’est qu’un mythe et que la nouvelle unité Jugnauth-Sithanen-Uteem, soutenue par quasiment tous les opérateurs de l’offshore, est sincèrement fondée sur le patriotisme et le besoin de protéger un secteur où n’opèrent que des Saintes-Nitouches pour leurs clients qui eux sont tous des enfants de chœur. Au-delà des journalistes que nous sommes, voyons aujourd’hui qui sont les autres ignares qui ont réagi aux Mauritius Leaks.

Wayne Swan, ex-vice Premier ministre et ex-ministre australien des finances (Rama Sithanen n’est donc pas le seul ex-ministre des finances de la planète) : «L’île Maurice a été un rouage clé dans le monde de l’évasion fiscale internationale, exploitant les mêmes faiblesses du système que des pays de l’OCDE comme l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suisse et le Royaume-Uni.» Nous sommes donc en bonne compagnie.

Gabriel Zucman, économiste français, ancien enseignant à la London School of Economics, aujourd’hui assistant professeur à l’Université de Californie : «Ces dernières révélations montrent comment les bénéfices des entreprises et les actifs des riches ont été protégés par un réseau de banques privées, d’industries juridiques, comptables et d’investissement exploitant le secret.»

 

Alvin Mosioma, directeur exécutif de Tax Justice Network Africa : «Maurice n’est pas un gateway (portail) de l’investissement vers l’Afrique, mais une getaway car (voiture de fuite) pour les corporations peu scrupuleuses qui ne veulent pas assumer leurs responsabilités fiscales.»

 

Linda Ambrosie, chercheuse à l’Université de Calgary (au sujet des investissements durables en Afrique via l’offshore mauricien) : «Durables ? Pfft ! La durabilité est avant tout une question de taxe. Quoi que vous fassiez pour rendre une destination plus durable comme offrir de l’eau potable et des routes, il faut des taxes pour cela.»

 

Sol Picciotto, Professeur Émérite en droit à l’Université de Lancaster : «Ils jouent le jeu de manière à ne pas être dénoncés comme non-cooperative, mais ils peuvent manœuvrer dans les zones grises des règlements. Ils disent qu’ils opèrent selon les règles, mais les règles sont remplies d’astuces techniques, et Maurice dispose de très bons techniciens.»

Et c’est justement cela, le principal argument des savants qui sont en train d’assassiner les ignares: Les Mauritius Leaks ne démontrent aucune pratique illégale.

C’est incontestablement vrai et c’est ce qui est écrit noir sur blanc dans l’article de l’express du 23 juillet, et les Mauritius Leaks ne sont nullement censées accuser qui que ce soit de pratiques illégales. Les révélations de l’ICIJ et de l’express, ainsi que celles des journalistes du monde qui ont épluché les documents ne relèvent que des faits qui, on le note, ne sont nullement contestés. Chacun, les opérateurs de l’offshore, les autorités censées réglementer le secteur, le lecteur, le citoyen mauricien, africain, indien ou de n’importe quelle nationalité, est libre de tirer ses propres conclusions de ces vérités établies et de placer, ou pas, ces faits devant sa conscience morale respective, si il en a. Qu’importe si les ignares diront que l’esclavage était tout aussi légal que le régime fiscal mauricien aujourd’hui. Le mentor des savants n’a-t-il pas un jour dit que «moralité pa ranpli vant» ?

Ceux que l’Afrique accuse aujourd’hui d’être immoraux – que voulezvous, ce sont des savants et ils en ont le droit – brandissent subitement l’armada légale quand il s’agit de la source de la documentation des Mauritius Leaks. «Les serveurs de Venture (la Management Company dont les 200 000 documents constituent la base de l’enquête) ont été piratés», clament-ils tous. «C’est illégal et nous allons prendre des actions.»

Un peu comme Ravi Yerrigadoo qui a vainement tenté de faire du #Yerrigadoogate un #lexpressgate ou, plus récemment, en France, François De Rugy qui veut transformer son scandale en un «scandale Mediapart», les savants tentent de faire diversion. Ce n’est pas à l’express d’y répondre. L’ICIJ affirme avoir reçu une clé USB de manière anonyme, et l’express n’a aucune raison de douter des auteurs des enquêtes comme les Panama Papers, qui ont démasqué des dirigeants du monde entier et des cabinets comme Mossack Fonseca, tout en permettant au fisc de nombreux pays de récupérer $ 1,3 milliard de dollars en termes de taxe.

Ce que les savants refusent par contre de faire – peut-être qu’ils le font en privé mais ne l’avoueront jamais aux ignares – c’est d’essayer de comprendre pourquoi quelqu’un qui a (ou qui avait) accès à tous les documents de Venture (donc peut-être un employé) va-t-il jusqu’à tout copier et envoyer par voie postale à l’ICIJ ? Disparité salariale ? Un employé s’est-il senti frustré de voir que son patron touche en une heure – sur le dos de nos voisins africains – ce qu’il touche en deux mois ? Nous ne le saurons jamais.

Il faudra donc qu’on se contente de ce dont se vantent les savants : C’est un secteur qui emploie 15 000 personnes et les salaires y sont généralement meilleurs que dans d’autres secteurs.

Tout ce que veulent les Africains, c’est une petite part du gâteau, et cette requête ne remonte pas au 23 juillet 2019. Depuis des années, les «partenaires» africains des traités de non-double imposition crient dans le désert. «Ils sont très durs comme négociateurs et ils savent ce qu’ils font», raconte Setsoto Rantocha, Senior Manager du bureau de la politique fiscale de la Lesotho Revenue Authority. Ils demandent aussi un peu de «substance». L’abolition sur papier des GBC2 (Global Business Company 2) ne garantit hélas pas l’abolition des recours aux compagnies coquilles, car la Financial Services Commission (FSC) n’a pas les moyens – même si elle le voulait – de vérifier que toutes les compagnies offshore ont bien un bureau ici et que leurs activités offshore méritent bien d’être taxées ici et non dans le pays où elles tiennent leur «core taxable activity». Elle a délégué cette tâche aux Management Companies qui sont – il faudra expliquer aux ignares cette logique – elles-mêmes grassement payées par ces sociétés auprès de qui elles sont censées faire la police. Mais ça, ce sont les ignares qui le disent, ceux qui «show a complete ignorance of the sector»

Oui, nous sommes des ignares, parce qu’il y a une élite locale, faisant partie d’un réseau mondial, qui garde jalousement ses secrets: les noms de ses clients. Les noms des actionnaires de toutes les compagnies du monde – dont celles enregistrées à Maurice grâce à l’excellent service du Registrar of Companies – sont consultables en un clic. Or, pour l’offshore, le registre public de la FSC ne contient que les noms des sociétés. Quelle en est la logique ? Elle est toute simple, selon Wayne Swan, cité plus haut: «Le fait de ne pas obliger les juridictions offshore à établir des registres publics de la propriété effective des sociétés, fiducies et fondations permet à l’industrie des paradis fiscaux de continuer à prospérer.» En somme, sans le secret, selon cet ignare, le secteur offshore pourrait continuer à opérer, mais cette fois sous la surveillance publique. Les savants vont prétendre que les ignares, étant des ignares, ne savent pas que l’échange d’informations bilatérales entre autorités existe. Si, bien sûr que nous le savons. Mais ignares que nous sommes, nous voulons voir. Pourquoi devrions-nous avoir confiance dans les autorités qui, avec, et sous l’égide de, l’OCDE ont jusqu’ici failli lamentablement à réglementer le secteur à la satisfaction de toutes les parties ?

Les savants mauriciens, à la manière des Britanniques et des Américains sur le dossier chagossien, jouent aux plus forts, qui ne veulent rien entendre, en adoptant la ligne dure. Il a fallu que surviennent les Mauritius Leaks pour que Rama Sithanen concède qu’il faudrait peut-être songer à donner «un peu» au continent. Mais il est à craindre que ce soit «too little, too late». Car au-delà de ça, les savants persistent à jeter la pierre au messager, soit l’ICIJ, l’express et tous les journaux du monde qui ont travaillé sur cette enquête, en affirmant que «tout est beau dans le meilleur des mondes». Mais attention, ça peut être un dangereux couteau à double tranchant.

Et si, d’ici peu, en cherchant dans les différentes bases de données de l’ICIJ on tombait sur une compagnie (fondée aux Bermudes, opérée par une Management Company de Hong Kong, et détenue par trois niveaux de trusts) dont l’ultime bénéficiaire est un homme aux initiales «A.G.», prête-nom européen d’une illustre personnalité politique mauricienne ? La MRA ne serait-elle pas contente de notre aide ? Peut-être pas, car ce sont des savants, ils savent sans doute déjà.

Les savants mentent sciemment quand ils prétendent que l’enquête de l’ICIJ vise seulement Maurice. C’est un système mondial d’opacité financière qui est dénoncé par la même organisation qui a dévoilé les Swiss Leaks ou encore les Luxembourg Leaks. Mais cela, les savants ne vont jamais vous le dire puisque cela détruirait leur théorie inventée du complot anti-mauricien orchestré par les Américains.

Et si, d’ici peu, on apprenait, preuves à l’appui, que l’offshore mauricien abrite, en 2019, malgré les élucubrations des Sithanen-Uteem-Jugnauth-VentureEconomic Development Board-Sesungkur-Association of Trusts and Management Companies-FSC, certaines des richesses dilapidées par des chefs d’État du monde ?

Mais cela n’a aucune chance d’arriver. Puisque ceux qui défendent le secteur sont des savants. Ils ne pratiquent pas juste le KYC (know your customer) sur les Politically Exposed Persons (PEPs), ils font même du KTOC (know the others’ customer). Ils connaissent tous les clients, savent d’où provient chaque roupie, dollar, livre, shilling, rand, dinar, dirham, pula, rouble, yuan, euro qui alimente le secteur et leurs salaires. Puisqu’ils savent tout aujourd’hui, espérons qu’ils assumeront toujours quand vous saurez aussi demain.

 

***

Il est important avant de refermer cette page, en attendant d’autres révélations – hélas pour les savants, les ignares vont revenir à la charge prochainement – d’établir la vérité et les faits sur un paragraphe du communiqué de Venture :

«The journalist from ICIJ wrote to us in June 2019 alleging that they had certain documents on our firm and our clients. We requested a copy of those documents from them so that we could answer their questions. They never came back to us

Voici ce qui s’est réellement passé. En juin 2019, lorsque le responsable du projet Mauritius Leaks est à Maurice, l’express appelle Venture pour une rencontre. Sameer Tegally, un des directeurs, veut savoir pourquoi, et nous refusons initialement de le lui dire au téléphone. L’express et l’ICIJ décident enfin d’accéder à sa requête et, lors d’un second appel téléphonique, nous disons à M. Tegally que nous avons eu accès à une certaine documentation de Conyers Mauritius que nous voulons lui montrer pour obtenir éventuellement des réponses à des questions. «Je vais en parler à mes partenaires et je reviens vers vous d’ici ce soir», nous dit-il. Ce qu’il ne fait pas. Nous décidons le lendemain de nous rendre au bureau de Venture, où une employée éprouve toutes les peines du monde à nous expliquer qu’il n’y a personne, «éna zis bann ti dimounn ordinér kuma mwa ki la». Sameer Tegally, en colère de notre visite, va nous rappeler durant la soirée pour nous dire, avec le ton et la tonalité habituels des savants, que Venture n’a aucune explication à donner puisque Venture n’a plus rien à voir avec Conyers. Prétendre donc que les auteurs de l’enquête n’ont pas voulu leur communiquer la nature des documents obtenus, n’est ni plus, ni moins qu’un vulgaire mensonge.

Au-delà de pratiquer et d’exploiter le culte du secret, les savants savent donc aussi mentir. Ignares, taisez-vous.

Axcel CHENNEY

Un des 54 partenaires mondiaux de l’ICIJ sur le projet Mauritius Leaks.


* Rama Sithanen, ancien ministre des Finances, considéré comme «le père du Global Business», est le président et directeur de la branche mauricienne de SANNE, qui offre toute une panoplie de services d’investissement interfrontières. SANNE gère environ 8 000 structures de fonds comptant environ 250 milliards de livres sterling. Pravind Jugnauth, ministre des Finances titulaire et bénéficiaire du Sun Trust. Reza Uteem, qui allait être le ministre des Finances si l’alliance Parti travaillisteMouvement militant mauricien avait remporté les législatives de 2014, est le président de la commission économique du MMM. Il dirige Uteem Chambers, cabinet d’avocats spécialisé dans le secteur bancaire, la fiscalité internationale ou encore les trusts.