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Coronavirus en roue libre
Jeudi matin, 10 a.m., village de Tamarin. Je roule pourtant lentement, mais je ne vois personne. Absolument personne. Puis, soudain, des voitures en bordure de route, rapidement dédoublées d’une file de caddies bien rangés, bien alignés, souvent au soleil. Les humains, eux, sont sous les arbres, à l’abri d’un mur, d’un auvent ou d’un parasol. Enfin, je soupçonne fort que ce sont des humains : on ne les reconnaît pas du tout, aucun visage familier, cachés qu’ils sont derrière un masque qui efface leur bouche et leur nez à la fois. Si on peut, je le pense, reconnaître quelqu’un d’intime à ses yeux ou à son mollet, il reste qu’à deux mètres, cela devient un exercice qui n’est vraiment pas évident. Parfois même, risqué ! J’ai compté, un à un, une queue de 104 individus – je n’ai reconnu aucun mollet – attendant devant Super U. Proportionnellement à la surface des étalages, Il y avait un peu plus de monde à London Supermarket et, bien moins, devant Food Lovers et Carlos Superette. Faire la queue ne m’ayant jamais particulièrement botté depuis le «Au Suivant !» tonitruant du regretté Brel, je me suis éclipsé.
Avec quelques réflexions
Fallait s’y attendre que les citoyens veuillent être parmi les premiers afin d’avoir le choix maximal ? Ça ne peut être que cela, car une modeste tentative de modélisation mène à conclure que l’option retenue était la bonne, même si l’on peut regretter la disparition de l’heure réservée aux retraités, encore que sur cette question, je suis une partie que l’on doit décrire comme définitivement intéressée.
En effet, un tiers de la population sous les lettres de l’alphabet A à G, ce sont 447 000 individus, étrangers compris. En calculant 3,4 personnes en moyenne par unité familiale (household survey 2017), il y avait donc, en théorie, 131 000 visiteurs potentiels dans les 221 points de vente du type supermarché ouverts ce jeudi, auquel il faut ajouter 5 000 boutiques, dit-on. Admettant que 6 000 familles ne fassent pas la queue (comment font-ils ces parlementaires, ces ministres, ces PDG, ces ambassadeurs et ces grands kalipas du service public et privé de ce pays, que l’on ne voit pas dans les queues – du moins ne voit-on pas leurs grosses cylindrées et leurs estafettes), cela laisse 125 000 personnes, carte NIC en main, porte-monnaie prêt à décaisser ! Les instructions de la police (très variables apparemment) étant de 15 per- sonnes par batch de 30 minutes cela fait, entre 9 a.m. et 5 p.m. 8x2x15 = 240 clients par site de vente. Pour 221 supermarchés cela fait déjà 53 000 individus ! Dans certains hypermarchés, on accommodait proportionnellement à la surface occupée, plus de 15 personnes à la fois. 5 000 boutiques avec 10 clients chacune, ça fait facilement le compte ?
Évidemment qu’il y a des complications de concentration régionale de population, des consommateurs qui préfèrent un commerçant plutôt qu’un autre, etc. mais à la fin, le plan qui consistait à diviser la population en trois groupes alphabétiques, chacun avec deux accès par semaine paraît assez juste et fiable. Ce qui a déséquilibré ? Trop de monde au mauvais moment, c.-à-d., généralement le matin, parfois depuis l’aube, ce qui a produit les queues impressionnantes. D’autre part, tout le monde ne semble pas avoir joué le jeu de la distanciation d’un mètre ou deux dans le pays.
À 4 p.m., par contre, ceux qui étaient dans la queue devant Food Lovers avait accès en moins de 30 minutes, portaient tous un masque et balayaient d’un regard parfois furibond, un rayon de deux mètres, autour de leur personne. Un modèle de responsabilité civique dans tout Tamarin depuis le matin qui n’engendrera que moins d’infections et sûrement moins de morts… même si le lait n’était plus accessible à 4 p.m. Retour à la normale lundi ?
J’écoutais le Dr Joomye à la radio en fin de semaine et, après une bonne heure, je me faisais à nouveau la réflexion que cette pandémie est un vrai sac de nœuds et que l’on ne s’est quand même pas trop mal débrouillé jusqu’ici. Nous avons certes fait des erreurs, mais qui aurait pu prévoir en janvier qu’il nous faudrait bien plus que 150 respirateurs trois mois plus tard, d’autant que si, entre-temps, nous avons été sur le marché, tous les autres pays y étaient déjà, en même temps ! Ce qui rend étonnant l’absence de réaction du ministère de la Santé à une offre apparemment claire d’une compagnie locale d’un certain Mr Brunel. Quelle peut être l’explication ? Trop chers ? Pas fiables ? Comme les 950 respirateurs rendus par l’Espagne à la Chine pour déficiences diverses ? Ne me suggérez surtout pas le Tender Board...
Le problème principal du pays ne semble pourtant pas être tellement au niveau décisionnel, mais surtout au niveau de l’indiscipline de certains de nos concitoyens, pour qui le confinement a souvent été une occasion de ne pas aller au travail et d’aller glander à la plage, sur des berges de rivière, ou au bar sans aucune pensée structurée pour les risques qu’ils imposaient ainsi à leur personne, leur famille, voire leur quartier.
J’ai beaucoup aimé le graffiti, au style de Mai-68, qui disait que les médecins avaient réussi à convaincre 80 % de la population à l’idée de la distanciation sociale, y compris à celle de rester chez soi ; mais qu’il faudrait maintenant que les vétérinaires s’activent pour les autres 20 % !
Ou avez-vous été jusqu’ici, messieurs, dames les vétérinaires ?
Dernière réflexion pour ce dimanche. Si vous deviez établir un tableau sectoriel des employés qui risquent de perdre leur emploi en avril, peut être en mai, peut être même après, si la reprise n’est pas au rendez vous escompté, qui trouveriez-vous au haut du tableau ?
Beaucoup de postulants pour le podium, pas vrai ?
Mais ce qui m’intéresse encore plus aujourd’hui ce sont ceux qui sont au bas du tableau. Les chéris du système. C’est-à-dire, ceux qui n’ont aucune chance de perdre leur boulot ou de voir leur paie réduite dans l’avenir immédiat. Vous avez trouvé ? Ministres en tête, c’est tout le service public, évidemment !
Les ministres, parce qu’ils sont... ministres, les parlementaires, parce qu’il y a un point de non-retour du sacrifice au-delà duquel ils prendraient le Parlement en otage et voteraient en leur propre faveur (vous pouvez faire ça, vous ?), le service civil, parce qu’il est souvent service essentiel (policiers, infirmiers, éboueurs, professeurs, médecins...), les corps paraétatiques parce qu’ils sont invariablement des monopoles (STC, MBC, CWA, CEB, FSC, BoM, ICAC, météo, Beach Authority, MSB, WWA, CHA, MHC...) soit de production, soit de réglementation. Aucun risque là, du moins tant qu’il y aura assez de rentrées de taxes pour les payer, surtout en termes de taxes à la consommation. S’il n’y a pas assez pour payer, on peut emprunter sur la tête de la nation ou taxer ! Ou les deux à la fois ! Raison de plus de se sentir le devoir d’aller travailler… comme au Parlement, par exemple !
Dans le privé, en compétition farouche, c’est moins simple : on emprunte plus difficilement puisque la garantie n’est pas sur la tête et les actifs des autres et on ne peut pas taxer le client impunément...
Si la reprise prend du temps, ça va bientôt gazouiller avec encore plus de férocité dans les comités de management et les boardrooms !
Soyez en certains !
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