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Intellectuels: de la plume au pouvoir
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Intellectuels: de la plume au pouvoir
Dans la mémoire des Mauriciens, le 29 août 2020 restera sans doute comme l’un des plus grands événements politiques de ces dernières années, voire de ces dernières décennies. En bien ou mal. Mais rares furent les occasions où autant de citoyens mauriciens se sont rassemblés à l’appel non point d’un parti politique, mais de l’un des leurs et en cette qualité seule. Et ce sans doctrine partisane, sans manifeste électoral, sans bulletin dans les esprits. Une liesse populaire qui a résonné dans les cœurs et les têtes de nombre de compatriotes d’ici et d’ailleurs, encore soutenue par une ferveur virtuelle qui transcende les distances physiques et les contraintes matérielles du siècle précédent – le tout dans une litanie de slogans critiques, passionnés, dépouillés de politiquement correct et entonnés à l’encontre d’un exécutif à l’impréparation manifeste.
Mais que le mouvement du 29 août soit un « printemps mauricien » (pour reprendre l’expression de Nad Sivaramen de L’Express Maurice dans son éditorial du lendemain) ou le début d’une « révolution citoyenne » (selon l’historien Jocelyn Chan Low), il n’en demeure pas moins que c’est le caractère innovant de ce type de comportement politique qui saute aux yeux de tous. Innovant, car organisé sur le modèle d’une autogestion qui fleurit un peu partout dans le monde. Innovant, car défait des appareils politiques et des corps intermédiaires – qui certes, souffraient déjà d’un court-circuitage massif de la part des citoyens comme des autorités. Innovant, car le fruit d’une maturation d’ampleur rarement égalée et, surtout, rapide, quasi-éclaire. Que cette impression soit vraie ou fausse intéressera l’historien dans son cabinet et au milieu de ses archives. Mais l’intellectuel du moment, aux prises avec l’actualité, doit immédiatement réagir. Réagir, pour combattre.
Pourquoi combattre ? Parce que des intellectuels ont décidé de mettre leur plume au service d’un parti. Au service d’un gouvernement. D’un régime particulier. Et ce, en troquant leur savoir pour deux colonnes dans les arcanes du pouvoir. Parmi ces intellectuels, certains sont devenus, au fil de leurs analyses, des militants de régime. Ils ont entamé un travail de sape des fondements de cette révolte. Ils légitiment la position du régime et délégitiment les justifications populaires. Ce lent travail des chiens de garde du pouvoir n’est pas un travail de compréhension, mais de négation, en leur fondement, des revendications citoyennes. Fussent-ils docteurs, professeurs ou enseignants-chercheurs. Dans la conscientisation de notre actualité, il ne faut leur témoigner aucune forme de complaisance : l’intérêt général, le bien commun, est du côté de ceux qui ont fait le 29 août 2020. Contre les rouleaux-compresseurs d’une pensée qui vole trop près du soleil, il faut encore pointer du doigt ce fait et voir – bien voir – que ces intellectuels à la solde d’une tyrannie minoritaire se sont brûlés les ailes.
Ces intellectuels qui voient dans le mouvement du 29 août les germes d’un fascisme à la mauricienne
Ils privilégient les canaux traditionnels du pouvoir, les relais médiatiques qui taisent les contestations et mettent en branle le devoir suprême d’information. De ce qui demeurent cantonnés à une courtisanerie de comptoir ou une justification plus élaborée de certains mécanismes d’oppression proprement illégitimes dans une démocratie prétendument libérale telle que la nôtre.
Inutile de se cacher derrière son petit doigt : ces intellectuels ont un nom connu, ont écrit et sont lus. Et parfois, il est vrai, on ne les attendait pas sur le terrain de la simplification à outrance. Le 29 août, dans un média clairement pro-gouvernement, une tribune se fait le chantre de la démocratie face à la bête immonde qui semble naître des tréfonds de cette manifestation. Sont pourfendus, avec la vaillance d’une argumentation qui confine ici au ridicule, les pseudo-fascistes mauriciens qui descendent les rues de Port-Louis. Le parallèle avec la marche sur Rome des fascistes italiens est vite dressé - le tout, sans sourciller. Bref, chacun le devine : le 29 août serait un événement politique qui menacerait directement notre démocratie.
Ne sachant s’il faut en rire ou en pleurer, répondre avec raison semble la solution la plus adéquate. L’anachronisme n’effrayant pas, des mécanismes, des histoires, des siècles qui n’ont rien à voir entre eux sont transposés et, tout azimut, précipités dans une argumentation construite sur le tard. En quelques paragraphes sont mélangées – consciemment, il faut encore l’espérer ! – le jeu des partis, la politique politicienne, et les cultures politiques inhérentes aux logiques locales de politisation. Autrement dit, si les manifestants ont choisi le noir comme couleur et le slogan « Sel Solution Revolution » (SSR), ce serait parce qu’ils s’identifieraient à « un parti local », ce qui « dément d’emblée une démarche apolitique » (comme si Sir Seewoosagur Ramgoolam n’était pas devenu au XXIe siècle un référent commun à stature nationale et transpartisane !). Assurément, cette manifestation du 29 août est politique. Mais non dans le sens qu’on a bien voulu lui donner. L’événement touche à une transformation profonde des cultures politiques en présence dans notre pays. Et faire accroire que le lent développement d’une culture politique citoyenne de l’autogestion est calqué sur des querelles partisanes est un réductionnisme affligeant. Affligeant, parce que sa portée est celle de la délégitimation : délégitimer les fondements de ce mouvement citoyen d’ampleur. Et les tenants de cette tendance se divisent en deux camps : ceux qui affirment qu’il s’agit simplement d’une posture politicienne et ceux qui lui jettent l’opprobre en l’accablant de tous les maux. Ceux qui voient dans le mouvement du 29 août les germes d’un fascisme à la mauricienne s’inscrivent dans la seconde catégorie.
Au service de l’oligarchie politique et des institutions post-coloniales ?
Mais la fronde hostile aux manifestants ne s’arrête pas là. Elle récidive. Elle s’exporte sur un autre titre, plus aguicheur car plus exposé, moins confidentiel. Un grand quotidien de notre pays. Cette fois, c’est la pétition de recall qui sert de prétexte : la pétition serait un déni de démocratie, un outil de « dictature populaire ». Dans la même veine, cet article est davantage un pamphlet qu’une analyse ; un réquisitoire qu’une observation. « Déni de justice », « tribunal populaire », « logique de putsch », « fins antidémocratiques », « sédition », « dictature populaire »… qui dit mieux en terme de culpabilisation et de dénégation de légitimité ?
C’est un coup de force magistral qui s’opère sous nos yeux ébahis. Une vulgate traditionnelle à gauche, qui vilipende un « danger fasciste » (bien souvent largement exagéré) est réemployée contre les débuts d’un mouvement citoyen qui n’aurait sans doute pas déplu aux fouriéristes et autres socialistes utopistes du XIXe siècle. Sous couvert d’instruction, cette attaque en règle procède à la liquidation de toute initiative citoyenne en action. Non pas simplement théorique, sur le papier, dans le monde des idées, mais dans la vie des citoyens. Elle fige l’évolution de notre processus démocratique dans sa stricte constitutionnalisation telle qu’adoptée en 1968. Et fait du droit un simple instrument de coercition des initiatives citoyennes sur la base d’un faux choix : la république ou la rue. Le droit ou l’anarchie. La légitimité des actions gouvernementales (y compris les plus antidémocratiques) ou le recall et la dictature populaire. Le bien contre le mal. Et la foule, la masse, de ces traditions héritées d’un Gustave Le Bon, la masse grouillante qui menace la démocratie avec un grand D, celle-là ne saurait penser. Celle-là serait vouée à la « dictature populaire », au « fascisme », à la « sédition ». Même lorsqu’elle désire ardemment se mettre au service d’une idée renouvelée de la République et de la démocratie. Point aveugle, bien sûr, de la rhétorique anti-29 août.
Mais disons-le ainsi. Depuis quand une pétition émanant du peuple, par le peuple et pour le peuple, un peuple souverain, libre et réclamant la méritocratie et la transparence, entrerait-elle en contradiction avec le principe républicain alors même qu’elle veut le consolider ? Depuis quand réclamer une Seconde République (et donc, par voie de conséquence, une nouvelle Constitution) fait de ces manifestants des adversaires de la démocratie, alors même que la démocratie et le véritable esprit républicain (dans l’intérêt de la chose publique) sont les objectifs premiers de cette aspiration à une nouvelle Constitution ? Le mécanisme de révocation des mandats, évidemment renforcé par des garde-fous qui doivent être strictement définis et d’une exigence sans faille, est la quintessence de la démocratie. Elle démontre que les citoyens ne sont pas dans la confortable apathie démocratique de leur quotidien pendant cinq ans ; qu’au-delà des élections et du règne de l’opinion, c’est le processus démocratique qui mûrit, en constant perfectionnement. Non pas dans les pages arides d’une Constitution dont l’immuabilité théorique confine, chez nous, à une mollesse participative, mais dans les réflexions, les analyses, les cultures politiques. Et, pour une bonne part, dans le bon sens populaire, le sens commun, qui tranche toujours dans les faits – que cela prenne dix ans, vingt ans ou cinquante ans, loin des cabinets feutrés où le costume trois-pièces est la règle. Louer la pétition pour la pétition, sans conséquence plausible ni légitime, relève d’un mépris sans nom (certains de mes camarades crieraient volontiers au mépris de classe !). Aujourd’hui, les antidémocrates n’empêchent pas une manifestation de se dérouler, mais ils lui ferment toute possibilité d’aboutir sur un processus de concrétisation institutionnelle. Parce que « violation des principes républicains ». Parce que « tribunal populaire ». Parce que « sédition, au titre de l’article 283 du Code pénal ». Parce qu’au fond, il faudrait toujours jouer le jeu des oligarques pour rester dans une conception orthodoxe de ce que serait la démocratie. De cette démocratie qui s’est figée en 1968 pour se contenter d’être une incantation livresque qui sert le pouvoir en place et ne le dessert jamais. Une démocratie où le peuple, docile, ne peut pas se rebeller sous peine de sédition, d’atteinte à la République et de mépris de la Constitution.
Oui, mépriser l’esprit de cette Constitution post-coloniale est un droit, si ce n’est un devoir
Et oui, puisqu’il faut bien le dire : beaucoup d’entre nous méprisent effectivement l’esprit de cette Constitution-là telle qu’elle fut établie il y a cinquante-deux ans, qui cantonne les mécanismes d’expression démocratique à des intérêts particuliers, communalistes, qui éclatent la communauté nationale et tuent dans l’œuf toute tentative d’institutionnalisation du mauricianisme. Oui, mépriser l’esprit de cette Constitution post-coloniale lorsqu’elle méconsidère le peuple qui compose Maurice est un droit, si ce n’est un devoir. L’infantilisation qu’elle entraîne est détestable. Même la République de 1992 n’a pas réussi à annihiler ces ferments d’un complexe inséré au cœur de notre inconscient collectif : nous avons conservé les craintes, les peurs, les représentations institutionnelles des Britanniques. Ces Britanniques qui ne nous reconnurent pas comme un peuple, mais des populations. Non pas comme une nation, mais comme des communautés. D’où le best looser system. D’où la démocratie consociationaliste à la mauricienne. D’où le manque flagrant de confiance en soi d’un peuple que toute une pratique politique a cyniquement encouragé des années durant, et ce au nom d’un réalisme électoral mortifère, une realpolitik des suffrages élevée en philosophie politique première. Une réalité politique toute relative au fait de penser notre place à Maurice et dans le monde.
Mais les consciences s’éveillent progressivement. Sur ce point, ne nous trompons pas. Les manifestants du 29 août étaient du côté de la République et de la démocratie, c’est-à-dire dans le camp de la défense de l’intérêt général au-delà des intérêts particuliers (castes, religions, races et communautés diverses) et dans le camp du pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Que le recall soit évoqué par l’opposition ne fait pas de l’ensemble de ces manifestants et de ceux qui adhèrent à l’esprit de ce mouvement du 29 août les otages d’un parti, d’un groupement politique ou d’une alliance électorale. Ce sont bien plutôt ces derniers qui suivent la dictée populaire de revendications dont la légitimité est salie par des allégations grossières et historiquement faussées. Et faire fi du fait que le cadre structurel dans lequel évolue la plupart des Mauriciens du XXIe siècle et de la diaspora est en décalage avec les stratégies de realpolitik à l’ancienne où les données changent, mais les grilles fondamentales d’analyse restent les mêmes qu’il y a un demi-siècle, est ignorer volontairement (et à nos dépens) les profonds bouleversements qui se jouent dans la redéfinition perpétuelle d’une démocratie à la mauricienne – et non plus à l’anglo-mauricienne. Qu’on ne nous fasse pas le reproche de vouloir mauricianiser notre démocratie : c’est le défi de notre contemporanéité politique. Qu’on ne nous fasse pas de procès d’intention sur la base de parallèles qui n’ont à voir, ni d’Adam ni d’Eve, avec notre environnement politique.
Admettons avec Camus que « le devoir du gouvernement n’est pas de supprimer les protestations, même intéressées, contre les excès criminels de la répression. » Autrement dit, que le devoir du gouvernement mauricien n’est pas de brimer par la force policière ou de délégitimer par les armes intellectuelles (dans les deux procédés, des soldats bien ordonnés) un mouvement qui s’est élevé contre les excès, fussent-ils criminels ou non, du gouvernement. Devrons-nous rappeler constamment la répression de la parole libre de certains journalistes, intellectuels et citoyens ? Un « breach of ICTA », un « annoyance », un « Freedom of Information Act » toujours absent ? Et tout cela, contraires au libéralisme de cette Constitution dont est fait un éloge si fondamentaliste qu’on en est venu à réduire une démocratie à une Constitution dépouillée de toute notion de peuple ? Une télévision nationale dont la redevance scandaleuse ne fait point figurer les éléments principaux de l’actualité politique dès qu’ils contrarient un tant soit peu le gouvernement ? Où nul débat entre des hommes ou femmes politiques n’est organisé, où un monopole soutenu par ces législateurs dont vous semblez éprise empêche toute chaîne privée d’émettre ? Où, dans notre pays, les radios privées n’ont émergé qu’au début des années 2000 et où tout citoyen qui veut se tenir au courant des événements politiques de son propre pays est contraint de glaner les informations sur les réseaux sociaux ? Où la caricature d’un personnage public peut amener derrière les barreaux à renfort de trois, quatre ou cinq policiers dès six heures du matin ? Où les Mauriciens de l’étranger n’ont toujours pas acquis, en 2020, le simple droit de voter ?
Admettons enfin, et non pas avec moi, mais toujours avec Camus, que le devoir du gouvernement est au contraire « de supprimer ces excès et de les condamner publiquement, pour éviter que chaque citoyen se sente responsable personnellement des exploits de quelques-uns et donc contraint de les dénoncer ou de les assumer. » Que le gouvernement aurait dû remédier à ses torts en accordant davantage de latitude d’expression démocratique à l’ensemble des citoyens de la communauté nationale ; que le gouvernement aurait dû s’excuser publiquement pour ses inaptitudes et ses dérives. Ce, pour éviter que chaque citoyen de la République de Maurice ne se sente responsable personnellement des fautes, des méfaits et des errements inacceptables de ce gouvernement. Au lieu de cela, l’inverse a été fait ; les citoyens ont donc été contraints de dénoncer ou d’assumer les excès de leur gouvernement. Les dénoncer par ce mouvement et la marche du 12 septembre à Mahébourg. Les assumer, sans doute, viendra : la pétition de rappel du Parlement est une première leçon tirée, neuf mois plus tard, de ces élections de novembre 2019 où, encouragés par un système électoral désuet, les mandants prennent acte de ce choix minoritaire dans les urnes, mais gagnant dans la Constitution. Gagnant pour cette Constitution qui rend possible une victoire perdante et qui aime la démocratie tout en méprisant son peuple.
Dans la bataille des valeurs (positives ou négatives) assignées à l’événement politique du 29 août, il est de toute urgence de ne pas laisser s’écrire ce genre de récit. Un récit où des putschistes en marche, des fascistes en puissance, menacent le bon gouvernement démocratique de Maurice. Un récit « which is likely to cause or causes annoyance, humiliation, inconvenience, distress or anxiety » aux Mauriciens, aux jeunes révoltés comme aux plus vieux indociles, d’aujourd’hui et de demain.
Alors, breach of ICTA également pour ces hommes et ces femmes qui n’auront de cesse de chérir la conquête d’un droit fondamental, supérieur à la contingence d’une Constitution, d’être enfin, rêve d’ici et d’ailleurs jamais éteint, « enn sel lepep enn sel nasyon »… ?
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