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Comment répondre à la rue

19 septembre 2020, 15:23

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Le premier éditorial de l’express a été publié le 27 avril 1963. Y étaient clairement décrits, les défis qui guettaient le pays et les dangers qui pourraient l’avilir.

«À la base de notre action, et en conformité avec notre idéal d’union et de progrès», y était-il écrit, «nous érigerons en citadelle le mauricianisme bien compris. L’avenir de notre pays, nous ne cesserons jamais de l’affirmer, est entre les mains de tous les groupes ethniques qui le composent». Ce courant naissant de mauricianisme n’a pas connu que de l’élévation sans heurts. Il y a eu les bagarres communales de 1967-68, l’émergence (et les subsides de l’État) aux organisations religieuses et socio-culturelles, les appels crus à ne pas laisser le pouvoir échapper de «nou lamé», le communalisme (et le castéisme) scientifique, les clubs privés sectaires et/ou exclusionnistes, les propos discriminatoires de Soodhun qui le menèrent à la démission forcée en 2017, le racisme ou l’extrémisme pur et dur de certains…

Cependant, en parallèle, le courant du mauricanisme se construisait aussi, touche par touche ; pas à pas. Il prenait corps dans les fraternités retrouvées face au malheur des autres, dans les cuisines typiques qui transgressaient toutes les barrières culturelles, dans l’humour bien compris, dans le brassage scolaire, dans les mariages inter-religieux de plus en plus fréquents qui sanctionnaient l’authenticité des sentiments et châtiaient le recroquevillement tribal. Si cette construction nationale se faisait sans tambour ni trompette, elle paradait quand même de temps en temps, affichant ses couleurs plurielles : le meeting de remerciement MMM/ PSM du 20 juin 1982 au Champ-de-Mars, les Jeux des îles tenus à Maurice, les marches citoyennes du 29 août ou du 12 septembre. Fait marquant de ces grands rassemblements : la liesse populaire, la bonne humeur, y compris pour les marches citoyennes récentes qui évoquaient pourtant des appels à la démission de certains responsables du pays en sus de références sonores à des sujets d’importance, comme le népotisme, les inégalités, la démocratie, la corruption, les libertés individuelles, l’écologie…

Ces sujets, c’est ce à quoi l’express faisait aussi référence, dès 1963, comme «les problèmes réels» du pays. Pour bonne mesure, l’express souhaitait, par ailleurs, «éviter… des discussions stériles sur des problèmes fictifs».

Or, nous sommes souvent tombés dans l’illusion que le problème le plus important parmi tous était le pouvoir et donc le jeu politique qui y mène. Les Mauriciens s’abreuvent de politique en toute saison et à toutes sauces, lisent les signes comme un chasseur Khoisan le ferait dans le Kalahari, formulent leurs thèses et leurs histoires à chaque fois qu’ils trouvent une oreille amicale et prédisent avec grande conviction, et avec force détails, le prochain développement d’importance, comme si seul l’homme politique comptait.

Cependant, ce super appétit des citoyens pour la politique escamote et cache les «problèmes réels» qui méritent pourtant d’être révélés dans tous leurs faits et qui appellent à de vrais débats. En effet, les politiciens ont graduellement profité de nos fixations sur eux pour s’accaparer la quasi exclusivité de la prise de décision, sans partage d’opinions. L’opacité étant devenue de seconde nature, les discussions sur la plupart des sujets ne peuvent se tenir de manière adulte et raisonnée, dépendant de fuites partielles d’information (aussitôt sujet d’enquête !) ou de débats ponctués de «on croit comprendre que…». Même le select committee regroupant les compétences sur une base supposée non-partisane pour discuter de ce qu’il y a «de mieux pour le pays» a disparu de la scène parlementaire. On décide donc du métro ou de l’école gratuite, de la pension de vieillesse ou de la CSG, de Safe City ou du Petroleum Hub unilatéralement, sans débat aucun ou presque. Évidemment que la large majorité de la population n’a pas l’expertise, ni l’envie d’ailleurs d’analyser ces dossiers. Comme la large majorité de la majorité (et de la minorité) parlementaire d’ailleurs ! Mais il me semble sain que nos gouvernants aient au moins l’esprit suffisamment démocrate pour présenter publiquement leurs dossiers détaillés en amont de toute décision d’importance afin que tout citoyen qui veut (ou qui est capable d’) apporter son commentaire, puisse le faire en toute liberté. Un site Web par projet invitant au dialogue serait une avancée démocratique fabuleuse ! La décision finale reste au gouvernement, c’est clair, mais cette ouverture vers l’opinion des autres pourrait au moins, des fois, mener nos princes, actuellement tout-puissants, à éviter ou tout au moins à adapter leurs décisions les plus inopportunes ?

Parmi les «problèmes réels» dont on parle peu ou pas et où il faudrait s’affranchir de politique politicienne pure si on veut avancer, citons l’éducation nationale à réformer (et notamment, d’abord, à travers un test normatif, style PISA(1)), la réforme constitutionnelle (pour au moins centraliser moins de pouvoirs entre les mains d’un PM, enlever la modification de 1982 donnant le pouvoir aux politiques de «hire and fire» dans la fonction publique, mieux garantir les libertés, assurer plus de transparence dans les affaires de l’État, réformer le système électoral et le financement des partis et redonner du tonus aux institutions devant absolument être indépendantes), une loi de responsabilité fiscale, la santé publique à améliorer – lire (2), les inégalités sociales, les contraintes à une meilleure productivité nationale, la gestion des déchets, etc…

Les foules rassemblées le 29 août et le 12 septembre sont de véritables bénédictions pour le devenir national parce que le peuple mauricien, de toutes conditions et pour la première fois depuis bien longtemps, s’est arraché de son confort et s’est libéré de sa peur pour afficher son «Y en a marre !» Ouvertement ! Ses revendications sont multiples et souvent disparates. C’est ce qui en fait sa faiblesse principale. Beaucoup d’aspirants chefs vont d’ailleurs tenter de mobiliser ce ras-le-bol en faveur de leurs propres agendas personnels au cours des prochaines semaines, ce qui va, à ce moment-là, éparpiller le mouvement. Cependant, ces revendications disparates se retrouvent toutes solidement ancrées sous un parasol commun duquel il est exigé du gouvernement qu’il change son ordinaire et qu’il modifie sa façon de gérer le pays. C’est cela qu’il faut bien comprendre.

L’ironie est que les diverses oppositions au gouvernement et à sa manière de faire sont majoritaires dans le pays, mais morcelées et que ce sont les hommes au pouvoir et leur bilan récent qui les fédèrent et qui les poussent ensemble ! La logique veut donc que les oppositions multiples se tirent le moins possible dans les pattes et que nos gouvernants tentent de délier la grande coalition de tous les mécontentements, en modifiant leur ligne de conduite pour les contenter un maximum.

Les nominations récentes au conseil d’administration de la SBM ne sont pas faites pour rassurer les foules inquiètes de leur avenir et anxieuses du comportement de ceux qui ont la haute main sur celui-ci. Manquons-nous, à ce point, de compétences et d’hommes indépendants ou est-ce que le «contrôle de tout ce qui bouge» est la seule politique qui compte pour ces hommes au pouvoir ? Même au prix de dérapages de moins en moins contrôlés et de plus en plus coûteux ?

Si ça reste le cas, les foules vont immanquablement toujours se faire entendre dans la rue…

https://www.oecd.org/pisa/test-2012/ (2) https://www.researchgate.net/publication/339748269_Assessing_health_system_challenges_and_opportunities_for_better_noncommunicable_ disease_outcomes_the_case_of_Mauritius