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Le pays maudit

9 juillet 2021, 11:30

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«Vers une heure du matin, dans la nuit du mardi 6 au mercredi 7 juillet 2021, un groupe d’individus non identifiés, dont certains parlaient en espagnol, ont attaqué la résidence privée du président de la République et ainsi blessé mortellement le chef de l’État, Jovenel Moïse», fait ressortir un communiqué, cette semaine, signé par le Premier ministre (PM) sortant d’Haïti, Claude Joseph. Ce dernier devait être remplacé, le lendemain du drame, par un nouveau PM.

Cet acte barbare vient non seulement détériorer l’environnement sécuritaire d’Haïti, mais il vient surtout exposer, dans une lumière crue, la crise durable que traverse l’un des pays les plus pauvres du monde, où la seule institution qui fonctionnait encore était précisément la présidence du pays. C’est dire que l’attaque par balles n’était pas uniquement contre une personne mais contre le système politique lui-même.

Aux sources multiples et variées du chaos haïtien : une ambiguïté autour de la Constitution, par rapport à la fin du mandat de Jovenel Moïse. Élu en novembre 2016, il a pris ses fonctions tardivement, soit en février 2017. Selon la Constitution, son mandat devait prendre fin cinq ans plus tard, soit le 7 février 2022. Mais une grande partie de l’opposition et de la population avaient une lecture autre ; elles estimaient que Moïse devait rendre le pouvoir au peuple en 2021, prenant pour base la date du vote.

Ainsi, depuis le début de cette année, les saccages, les kidnappings et les meurtres et assassinats, déjà légion dans ce pays de tontons macoutes, se sont intensifiés. «Être Haïtien, c’est naître dans le sang, grandir dans le sang – ou souvent ne pas avoir le temps de grandir – et finir dans une flaque de sang. Être Haïtien, c’est attendre sa balle. C’est attendre la balle qui vous dévorera le souffle, où que vous soyez dans le pays. Être Haïtien, c’est presser le pas vers l’au-delà», résume de manière cynique le poète et dramaturge haïtien Jean d’Amérique.

C’est surprenant à quel point le créole parlé mauricien ressemble au patois haïtien. Pourtant nos deux pays sont géographiquement et culturellement éloignés. Si chez nous, les institutions ont perdu leur indépendance, en Haïti, elles sont quasi-inexistantes – l’autocratie étant à un stade bien plus avancé. Les clans et les gangs, dans la rue, dans la violence, ont depuis longtemps pris le relais des institutions. Et depuis des décennies, crise sécuritaire, crise économique, crise politique s’enchaînent, emprisonnant les Haïtiens dans un destin maudit (avant même l’esclavage et la colonisation européenne), comme s’ils étaient les damnés de la terre, comme en Somalie ou en Afghanistan.

Et alors que le Conseil de sécurité de l’ONU se penche sur Haïti, il convient de souligner que l’aide internationale – environ US$ 13 milliards depuis 2011 – n’a nullement fait avancer le pays et ses habitants, au contraire, elle a surtout contribué à corrompre ses élites politiques et économiques, qui ont, à leur tour, détourné, pour mieux les paralyser, institutions et fonctionnaires.

Ainsi, Haïti se retrouve en chute libre, sans Parlement depuis un an, sans président de la Cour de cassation (emporté, lui, par le Covid-19, décidément le destin…), sans un PM intronisé (le président a changé sept PM en quatre ans !).

En 2018, l’indice de développement humain d’Haïti le classait 168e sur 189 pays. Plus de 6 millions d’Haïtiens, soit quelque 60 % de la population, vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2,4 dollars par jour, et plus de 2,5 millions sont tombés en dessous du seuil de pauvreté extrême, ayant moins de 1,2 dollar par jour.

Aujourd’hui, à l’insécurité, viennent s’ajouter sur le tableau sombre la tension sociale face à la hausse des prix des produits de consommation, le chômage, la misère, la dégradation environnementale, la mauvaise gouvernance, la corruption quasi-généralisée, la dépréciation inconsidérée de la monnaie locale face au dollar américain, l’impunité et une opposition plurielle, incapable de proposer une alternative ou une sortie de crise, ainsi qu’une diplomatie inexistante.

Au niveau de la situation économique, il n’y aucune embellie possible si on ne recommence pas à zéro, tant les fondations sont pourries. La production nationale est quasi nulle, la balance commerciale largement déficitaire, la croissance économique négative… L’inflation galopante étant hors de contrôle, les autorités économiques et monétaires sont dépassées.

Le drame de ce monde, c’est que la voix des pays pauvres comme Haïti n’est pas tellement audible, sauf en cas d’une catastrophe naturelle comme le tremblement de terre de 2010 (plus de 300 000 morts et autant de blessés, et environ 1,3 million de sans-abri), ou, aujourd’hui, après l’assassinat politique du président Moïse.

L’histoire d’Haïti se doit d’être une leçon à retenir pour nous tous. Quand les institutions sont détournées à des fins politiciennes, et quand la mafia et la corruption «roulent» un pays, le chaos s’installe inévitablement…