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Boîte de Pandore
Deux ans après les Mauritius Leaks et cinq ans après les Panama Papers, les Pandora Papers – véritable boîte de pandore livrant des secrets financiers d’intérêt public – viennent confirmer l’ampleur des dérives de l’industrie offshore et des sociétés anonymes, ou écrans.
Le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), en partenariat avec 150 médias internationaux, dont l’express, a pu accéder aux données de 14 cabinets spécialisés dans les paradis fiscaux (près de 12 millions de documents !). Les 14 cabinets concernés opèrent à Anguilla (territoire britannique d’outremer),Belize, Singapour, Suisse, Panama, Barbade, Chypre, Dubaï, les Bahamas, îles Vierges britanniques, les Seychelles et le Vietnam.
Et c’est ainsi que les dossiers confidentiels de 300 responsables publics, 35 chefs d’État, 130 milliardaires ont été exposés. Cette enquête journalistique nous montre surtout comment le secteur offshore est (mal ?) utilisé par des responsables politiques, et surtout comment certains nouveaux paradis fiscaux prennent le relais, à mesure que les anciens se convertissent à la transparence, sous la pression des organismes internationaux comme la Financial Action Task Force (FATF), ou, plus près de chez nous, l’Eastern and Southern Africa Anti-Money Laundering Group.
Alors que nous nous apprêtons à sortir de la liste grise de la FATF, nous avons approché Sattar Hajee Abdoula, l’actuel président de la holding qui détient la State Bank of Mauritius, administrateur qui a vendu les avions d’Air Mauritius, et homme de confiance du Premier ministre, pour nous expliquer comment il s’est retrouvé actionnaire aux îles Vierges britanniques, alors qu’il aurait bien pu faire ses transactions ici même ? Ce n’est forcément pas illégal, mais où est la logique d’aller si loin là-bas, loin des regards mauriciens ?
Qui est paradis fiscal et qui est centre financier respectable ? Les Pandora Papers révèlent aussi comment les États-Unis, souvent considérés comme le shérif du monde, se positionnent comme l’un des centres financiers offshore les plus importants de la planète. D’une main, la politique étrangère des États-Unis mène la lutte contre les paradis fiscaux étrangers, mais laisse opérer, sur son territoire, des zones défiscalisées et opaques dans le Delaware, le Nevada ou le Dakota du Sud. Un fait remonte à la surface : les immensément riches vont vers les paradis fiscaux pour rester discrets. The Guardian, autre partenaire-média de cette enquête collaborative, est aussi d’avis que «those wealthy enough to organise their financial affairs in places such as the Cayman Islands and Monaco expect to be shielded from public scrutiny. Yet public scrutiny is precisely what awaits some of the clients of 14 offshore providers. Leaks such as these raise valid questions about the balance between confidentiality, privacy and the public interest». Un confrère du Washington Post observe :«In deciding to review the leaked files, the investigative journalists began from the starting point that tax havens deserve scrutiny and that leaks of this kind have in the past proven a major public service.»
Transférer des fonds d’un centre financier à un autre n’est évidemment pas illégal en soi. Il y a des raisons légitimes qui sous-tendent ces activités et qui sont à la base de son succès. Cependant, l’industrie offshore s’est développée de manière spectaculaire au fil des deux-trois dernières décennies, en surfant sur la vague de la mondialisation, donnant lieu à une complexe architecture qui repose sur l’opacité et qui propose des solutions pour… l’optimisation fiscale (il n’y a qu’une ligne infime à franchir ensuite pour aller vers l’évasion fiscale, voire carrément le blanchiment d’argent ; activités qui sont, elles, illégales et condamnables).
En juillet 2019, dans le sillage de la publication des Mauritius Leaks, sur lesquels nous avons travaillé de concert avec l’ICIJ et d’autres médias libres et indépendants, l’express avait subi les foudres du gouvernement. Maurice entre «optimisation et évasion fiscale». Maurice, «l’île qui siphonne les rentrées fiscales de l’Afrique». Ou encore Maurice, «havre de paix et paradis fiscal des Sud-Africains». Face à ces bandes-annonces, c’était tout à fait normal que le gouvernement et les opérateurs du secteur offshore montent au créneau, d’autant que notre pays avait entrepris, à l’époque, pas mal de réformes sous les pressions combinées de la Grande péninsule (qui, du reste, a préféré enterrer son DTAA avec nous, quitte à nous dédommager en milliards et à financer le Metro Express, et aussi l’impressionnante piste d’atterrissage d’Agalega), de l’Union européenne et de l’OCDE. Mais là où nous n’étions pas d’accord avec le gouvernement, c’est quand il nous accusait d’avoir agi de mauvaise foi en collaborant avec l’ICIJ, comme si l’express pouvait, ensuite, dicter la ligne éditoriale du Times of India, du Monde, de la BBC, RFI, du Washington Post, etc.
Dans notre article liminaire qui a révélé les Mauritius Leaks aux Mauriciens (en date du 23 juillet 2019), nous avions pris soin d’écrire : «Les documents ne démontrent pas des pratiques illégales, comme dans le cas des Panama Papers, mais ils suffisent pour démontrer le modus operandi traditionnel – et légal – des Management Companies mauriciennes pour aider leurs clients à fuir les taxes élevées dans leurs pays d’opération. Tout en garant leurs fonds à Maurice, où les sociétés offshores ne sont taxées qu’à hauteur de 3 % maximum. Ces révélations choquent le monde, mais particulièrement les pays africains avec qui Maurice a signé des traités de non-double imposition (…).»
Entre les réalités plurielles et les perceptions, tout n’est ni tout à fait blanc ou tout noir, il y a beaucoup de zones grises, comme le démontre l’analyse des documents, facilitée par l’utilisation de l’intelligence artificielle et le travail collaboratif des journalistes. Jouer à l’autruche ou se prévaloir d’une logique strictement insulaire n’est plus possible dans un monde interconnecté, où la transparence et les lanceurs d’alerte vont occuper de plus en plus l’espace public.
Pour combattre un réseau, fut-il de terroristes, de trafiquants d’armes ou de diamants, de dictateurs, de leaders politiques qui détournent l’argent destiné aux projets nationaux (comme le Kenyan Uhuru Kenyatta, le Congolais Denis Sassou N’guesso ou le Gabonais Ali Bongo ?), il fallait monter un autre réseau. Un réseau de journaux libres et détachés des actualités quotidiennes. Leur mission : révéler au grand public ce que les puissants ou les grands criminels à col blanc aimeraient nous cacher. Ils facilitent des enquêtes que les médias traditionnels n’ont pas le temps – ou les moyens – de mener, et rassemblent les différentes pièces du puzzle de la mondialisation et de ses travers. Et puis chaque média, sur le plan national, contextualise en se servant des éléments surgissant de la boîte de Pandore…
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