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Le dehors et le dedans

9 octobre 2021, 10:40

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On recommence, ces jours-ci, à voir les touristes, au coin des rues, en train de photographier des scènes de vie, auxquelles nous, habitants, sommes devenus blasés, pris sans doute par d’autres tourments. Le succès touristique de Maurice ne repose pas seulement sur son climat, ses paysages, sa culture et sa cuisine métissées, mais beaucoup sur le sens de l’accueil des Mauriciens, dont un bon nombre arrivent, tant bien que mal, à converser en anglais et en français. 

Le touriste qui a choisi notre pays comme destination va forcément chercher à discuter avec le Mauricien durant son séjour, que ce soit à l’hôtel ou au marché, ou encore dans le taxi. Risque alors de s’établir un choc de logiques, ou un croisement de perspectives intéressant. Pour le touriste, le voyage est un déplacement volontaire, une quête d’oxygène (surtout après le confinement), dans un monde souvent moins développé et rapide que le sien. La visite chez nous est temporaire ; elle est assez vite suivie d’un retour. Le Mauricien lambda, lui, a une autre conception du voyage. Celleci est souvent liée à la migration avec des motifs économiques ou politiques. 

Notre histoire est chargée de vagues migratoires qui ont produit ce métissage que nous voyons à chaque coin de rue, mais avec l’Indépendance, les Mauriciens ont aussi connu le chemin inverse, c’est-à-dire l’exil, forme radicale du déplacement d’un pays à un autre. Nous avons tous des amis, des voisins ou des proches qui ont choisi la migration (avec ses conséquences psychiques et sociales) dans l’espoir de trouver un bonheur qu’on ne retrouverait (pour certains) plus ici, dans ce même pays qui attire les touristes... 

Le XXe siècle, comme le XXIe, est à la fois celui des exilés/réfugiés et des touristes. D’un côté, les opprimés et de l’autre, les élites (tourisme et voyages d’affaires confondus). Les deux groupes sont à la poursuite du bonheur ou du succès. Dans le cadre de la réouverture des frontières, nous avons échangé avec de jeunes employés d’hôtels qui rêvent de partir sur des bateaux de croisière et découvrir le monde – puisque c’est leur seule chance de voyager et de sortir de leur village natal – et des touristes qui ne comprennent pas toujours pourquoi de nombreux Mauriciens ont fui ou veulent fuir le «paradis» (par ailleurs l’une des destinations les plus chères). Attardons-nous, cette semaine, sur le sort de nos compatriotes qui évoquent le manque de méritocratie et de débouchés à Maurice pour aller chercher l’égalité des chances ailleurs, dans un bassin bien plus grand, où les pistons des politiciens ne servent à rien.

Beaucoup de nos jeunes appréhendent le départ du pays. Le fait de quitter sa terre traduit certes, pour les jeunes, un besoin d’évasion, mais pour beaucoup d’entre eux, c’est aussi et surtout un exil forcé, qui va immanquablement entraîner un sentiment de nostalgie tenace. Les formalités du départ (avec le Covid-19, c’est encore plus compliqué), la séparation avec les siens, sont des épreuves qu’on essaie de surmonter en focalisant sur les péripéties pour s’installer dans un nouveau territoire. «Entre ici et là-bas, entre présent et passé, le désir et les projets de l’exilé semblent souvent s’être évanouis dans un entre-deux indicible (...) Le silence envahit alors l’espace de la relation à l’autre, parfois même au sein de la famille, et devient le symptôme d’un manque de mots pour dire la douleur, du fait d’être parti, mais aussi celle d’avoir à poursuivre sa vie ailleurs», écrit le Tanzanien Abdulrazak Gurnah, originaire de l’île de Zanzibar et prix Nobel de littérature 2021. Gurnah est récompensé pour sa narration «empathique du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents». Un destin qu’il connaît bien, puisqu’il a lui-même émigré de la Tanzanie au Royaume-Uni en 1968, pour fuir la répression religieuse et politique, instaurée par le régime du président Abeid Karume, principalement contre les musulmans. 

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Adieu Zanzibar, l’un des ouvrages les plus acclamés d’Abdulrazak Gurnah, illustre les amours et désillusions des habitants de Zanzibar de toutes origines : noirs, blancs, indiens, chrétiens, musulmans… Une belle palette de points de vue qui sont le reflet de la complexité d’une société insulaire ayant connu des vagues migratoires successives et pas toujours cohésives, car fruits sans compromis des effets du colonialisme. Depuis son exil en Europe, Gurnah fait un appel aux pays du Nord pour qu’ils voient les immigrés comme une richesse : «La compassion, c’est précisément ce qui manque aux riches pays européens, dans leurs méchantes déclarations et leur traitement de ces personnes désespérées, venues de divers endroits à travers le monde.» 

Enracinés dans l’histoire coloniale de l’Afrique, les récits de Gurnah sont aussi les nôtres. Ils naviguent entre le conte initiatique, l’exploration des douleurs de l’exil, l’introspection autobiographique et la méditation sur la condition humaine entre ceux qui viennent et ceux qui s’en vont – sans se croiser. Gurnah, un Proust africain et moderne, estime que «le dehors et le dedans ne sont jamais artificiellement séparés et l’appel de l’exil se confond souvent avec les préoccupations politiques, mais aussi éminemment intimistes».

 

 

 

FAITS HISTORIQUES : Parmi les 118 lauréats en littérature depuis la création des prix, 95, soit plus de 80 % sont des Européens ou des Nord-Américains. Ils sont 102 hommes au palmarès pour 16 femmes. Depuis 2012 et le Chinois Mo Yan – et jusqu’à Abdulrazak Gurnah –, seuls des Européens ou des Nord-Américains avaient été sacrés, et l’audace s’était plutôt manifestée dans l’éclectisme du genre – comme Bob Dylan en 2016. C’est la deuxième fois en trente-cinq ans qu’un auteur noir africain reçoit le prix Nobel de littérature après le Nigérian Wole Soyinka en 1986. (Source : Nobel Magazine)