Publicité

La littérature, labyrinthe secret des humains

9 janvier 2022, 09:24

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

La littérature, labyrinthe secret des humains

Généralement quand on est amené à parler de littérature, ou d’écriture en général, l’on reste en surface et l’on se contente de demander, mécaniquement ou naturellement, de quoi, en gros ou pas, parle le livre en question.

C’est, sans que l’on sache, un possible faux-pas. Une sorte d’esquive, une fuite ou une dérobade de notre subconscient d’humain, aux confins cachés de la réalité et du rêve. Les humains, certes, se mêlent, mais les cultures se tournent, encore trop souvent, le dos. L’écrivain africain se retrouve en face de la France et de la francophonie. Nous a-t-il vraiment fallu que Paris nous apprenne que Chazal et Masson ont du talent pour qu’on daigne, enfin, les lire, se lamentait le poète Pierre Renaud, qui regrettait que Montaigne n’ait jamais rencontré Confucius, tout comme la Bhagavad-Gita n’ait jamais vu, en face, l’Imitation de Jesus-Christ. Chacun demeure sur son rayon. Cloisonné. Confiné.

Les écrivains peuvent changer la donne du réel. Ils libèrent la pensée et nous montrent les labyrinthes de l’humain et de l’inhumain. Un peu comme le fait l’oeuvre maudite de l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), Le devoir de violence, qui a obtenu le Prix Renaudot en 1968 avant d’être brûlée sur la place publique. Ouologuem parle des sources partagées du colonialisme, aux racines multiples : «les notables africains, la conquête arabe, et, enfin l’homme blanc». Le livre et son auteur, un demi-siècle plus tard, ont inspiré le fictif Labyrinthe de l’inhumain, du mystérieux et ténébreux T.C. Elimane, livre et personnage qui sont au cœur de La plus secrète mémoire des hommes, un véritable livre-événement.

***

Un conseil. Surtout n’essayez pas d’interroger le sujet ou message essentiel de La plus secrète mémoire des hommes, ce majestueux roman, véritable chef-d’oeuvre, du Sénégalais de 31 ans, Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, publié chez notre compatriote Philippe Rey – un précieux cadeau de Noël que nous avons pu lire, et relire, cette semaine.

On commence la lecture du livre avec une rare agitation (tellement on a entendu parler de la magie entourant l’oeuvre et la personnalité de Mbougar Sarr, digne successeur de Senghor, mais dans un style propre à lui et à son époque). Avec sa fresque virtuose, Sarr peint une réflexion sur la puissance et l’impuissance de la littérature, en puisant de l’identité africaine sur près d’un siècle. Comme si une génération avait enfin atteint son but, alors qu’une autre se met en route, débarrassée des pesanteurs du passé, courant librement vers le firmament.

Dès les premières pages de La plus secrète mémoire des hommes, l’on se rend à l’évidence : le génie littéraire n’est pas mort avec Twitter ou TikTok; l’idéal de beauté et le temps dilaté des grands écrivains se manifesteront toujours, de temps en temps. Le génie d’un écrivain comme Sarr n’attend pas le nombre des années pour s’exprimer, et évidemment avec son chef-d’oeuvre, notre solitude d’insulaires, accentuée par les restrictions de la pandémie, ne peut que se réveiller pour s’enrichir, alors que l’on s’immisce dans l’univers particulier des écrivains, dont le seul pays demeure la Littérature (avec un L majuscule) sans frontière aucune, et sans Premier ministre.

Le style de Sarr est captivant. Voilà un auteur qui ne tombe jamais dans le piège de la facilité. Tout est inventé dans son livre, chaque tournure de phrase est imaginée dans son récit fantasmé, tout est faux, ou presque. Mais rien ne donne l’air d’être factice. C’est avant tout une oeuvre où l’on sent qu’il prend son pied avec la langue française, qu’il est heureux d’écrire, parce que «cela [me] rend humain (…) c’est ce qui [m]’interroge le plus sur ce qui est d’être humain».

On ne peut poser le livre, on y revient souvent, «comme les lamantins vont boire à la source». On ne sait pas si c’est une enquête, une fiction, un récit, un roman, un grand reportage, une réalité, un long questionnent philosophique, ou un errement total. Tout est entremêlé. Une narration «polyphonique» qui rappelle l’Argentin Jorge Luis Borges. Ou davantage une mise en abyme, qui nous entraîne au bout de la nuit et de la logique des écrivains qui boivent et qui fument. La simplicité troublante des phrases, le style apparemment proche d’un «Rimbaud nègre», la profondeur et l’originalité de l’analyse et du choix des mots. C’est bien plus tard que l’auteur (qui joue en permanence avec nous) explique pourquoi son livre aux récits et portraits entrecroisés ne parle de rien mais de tout : «Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est. Ne retombe plus jamais dans le piège de vouloir dire de quoi parle un livre dont tu sens qu’il est grand. Ce piège est celui que l’opinion te tend. Les gens veulent qu’un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité (…) c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout.»

Sarr, dont la maturité impressionne, lui-même grand fan de Milan Kundera, a inventé un grand livre dans un grand livre, architectural, le tout construit en récits enchâssés, dans lesquels on s’égare avec bonheur sans jamais se perdre, sur les différents niveaux. Il nous embarque dans un labyrinthe d’histoires, vécues ou inventées, qui nous portent du Sénégal au Paris de la Seconde Guerre mondiale, d’Amsterdam jusqu’à Buenos Aires, en passant par les rues noircies du charbon de Dakar. Il décrit, entre 100 personnages, un roi sanguinaire qui brûle ses ennemis, puis demande qu’ils soient transformés en arbres, avant de se perdre au milieu de la forêt des âmes. «Mais pourquoi continuer, tenter d’écrire après des millénaires de livres comme Le Labyrinthe de l’inhumain, qui donnaient l’impression que plus rien n’était à ajouter ? […] On ne savait pas ; et là était peut-être notre réponse: nous écrivions parce que nous ne savions rien, nous écrivions pour dire que nous ne savions plus ce qu’il fallait faire au monde, sinon écrire, sans espoir mais sans résignation facile, avec obstination et épuisement et joie, dans le seul but de finir le mieux possible, c’est-à-dire les yeux ouverts: tout voir, ne rien rater, ne pas ciller, ne pas s’abriter sous les paupières, courir le risque d’avoir les yeux crevés à force de tout vouloir voir, pas comme voit un témoin ou un prophète, non, mais comme désire voir une sentinelle, la sentinelle seule et tremblante d’une cité misérable et perdue, qui scrute pourtant l’ombre d’où jaillira l’éclair de sa mort et la fin de sa cité.»

Comme Yambo Ouologuem, Mohamed Mbougar Sarr est lui-même fascinant comme personnage, précisément parce qu’il incarne le rapport toujours compliqué, mais essentiel, entre l’écrivain, l’écriture, la lecture et la vie.