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La loi du Far West

28 mai 2022, 08:32

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Chaque pays est confronté sans cesse à des batailles ou guerres, à des divisions et divergences des fois philosophiquement irréconciliables. Il y a la guerre conventionnelle et la guerre asymétrique. Il y a aussi la guerre psychologique, politique, sociétale, qui peut se traduire en la faillite durable de l’État de protéger ses enfants au nom de la liberté individuelle, garantie par la Constitution. C’est ce qui se passe aux États-Unis par rapport aux armes à feu, qui sont vendues, comme des jeux vidéo, en ligne ou dans chaque centre commercial.

En l’espace de ces dix derniers jours, à Buffalo et au Texas, plus de 30 Américains, dont une vingtaine d’enfants, ont été abattus en étant tranquillement à l’école ou en faisant leurs courses au supermarché. Ceux qui ont fait feu ont 18 ans et sont sans doute des cas psychiatriques sévères. Ce ne sont pourtant pas eux le problème. C’est la loi, la Constitution, l’incapacité des politiciens aux États-Unis de régler le problème évident de vente libre des fusils d’assaut. Parce que des adolescents déréglés, ou sous influence des drogues synthétiques ou des sectes, il y en a partout. Mais les tueries dans les écoles, qui dépassent de loin les coups de poing de chez nous, demeurent un problème strictement américain.

Depuis Columbine, quand deux adolescents avaient tué, le 20 avril 1999, 12 personnes dans leur lycée dans le Colorado, rien n’a changé. C’est triste. C’est révoltant. Mais c’est ainsi. Après la tuerie, la maman d’un des adolescents-tueurs a confié à la presse : «Je crois que mon enfant a souffert de harcèlement à l’école et qu’il était sous l’influence d’un ami très dérangé, dominateur et probablement psychopathe.»

Les tentatives de réguler la vente d’armes par les démocrates ont été toutes tuées dans l’oeuf par les républicains – qui parlent d’actes isolés qui ne devraient pas bafouer les droits des autres. Dès son entrée à la Maison Blanche en 2008, Barack Obama a jeté tout son poids dans la bataille, mais a été impuissant contre le puissant lobby de la National Rifle Association, défendue par les Républicains et Donald Trump. Et aujourd’hui, face à l’impuissance des politiciens de réguler la vente et l’usage des armes, il ne reste plus à Joe Biden que de pleurer. À sa question «Quand, pour l’amour de Dieu, allons-nous affronter le lobby des armes ?», le président américain sait pertinemment bien que c’est un cri dans le désert, puisque les armes à feu ont été à la base de la fondation du pays de l’oncle Sam et de son influence ensuite sur le reste du monde.

Cho Time! Revenons en 2007, l’année où je débarque aux États-Unis pour y vivre, épuisé par l’immobilisme politique qui s’est emparé de Maurice. Un jeune de 23 ans va bientôt se projeter au-devant de la scène. Il s’appelait Cho Seung-Hui. Il voulait tout simplement sortir de l’anonymat du campus de Virginia et devenir une tête d’affiche de série noire.

Pour parvenir à ses fins morbides, ce jeune Américain, né en Corée du Sud, n’a pas fait dans la demi-mesure. Il a scénarisé sa démesure. Ce «Natural Born Killer» auto-proclamé et autoproduit, après avoir froidement fusillé ses deux premières victimes, dans une aile du campus à l’abri des regards, s’est rendu tranquillement à la poste pour envoyer un colis à la chaîne de télévision NBC News. Puis, il est revenu faire feu sur une trentaine d’étudiants et d’enseignants, avant de retourner ses deux revolvers contre lui. Au milieu d’un bain de sang, Cho s’est donné la mort. Dans un geste jubilatoire.

Deux jours plus tard, alors que des milliers d’enquêteurs (de la police criminelle et de la presse sensationnelle) passent au peigne fin le passé de Cho Seung-Hui, pour tenter de comprendre ce qui a pu le pousser à commettre l’une des plus sanglantes des tueries universitaires de toute l’histoire des États-Unis, le colis de Cho arrive, par le biais du facteur, dans les locaux de NBC News! Scoop journalistique ou piste policière. En tout cas, ce colis semble tomber du ciel. Tel un envoi satanique. Après «maintes hésitations et réflexions», la chaîne new-yorkaise NBC décide de rendre public le contenu du colis : un enregistrement vidéo de Cho, des photos de lui avec des armes à feu, dignes de Robert de Niro dans Taxi Driver, ainsi qu’un message de haine envers tous ceux qui ne l’ont pas reconnu jusqu’ici à sa juste notoriété. Selon NBC News, l’enregistrement a été remis au FBI. Mais juste avant, la chaîne a pris soin d’en faire une copie et a choisi, dans un «souci purement journalistique», de diffuser un extrait «soigneusement édité». «Sans visée commerciale», les extraits ont accessoirement pulvérisé tous les records de l’audimat. Et en quelques secondes seulement, ces images inédites de Cho ont fait le tour du monde. Du coup, la presse a oublié les 32 victimes de Cho ; leur meurtrier leur ayant volé l’espace, au-delà de leur existence.

En metteur en scène et auto-producteur, Cho a posé devant sa caméra avant de passer à l’acte meurtrier. Il a choisi son meilleur profil. Il a aussi choisi de poster, au lieu d’envoyer par courrier électronique, le contenu digitalisé de son script et de ses «rushes». Ce jeune branché savait que les services postaux, mode de transmission de courrier qui lui est pourtant peu conventionnel, lui donnaient suffisamment de temps pour réaliser son massacre de scénario. Il voulait qu’à sa mort, on privilégie sa version et ses images à lui : «You thought it was one pathetic boy’s life you were extinguishing. Thanks to you I die to inspire generations of the weak [?] like Eric and Dylan?» La référence posthume à Eric (Harris) et Dylan (Klebold) se rapporte, pour les initiés, à la tuerie de la Columbine High School en 1999, où 13 morts étaient à déplorer. Cho voulait battre ce record. Il l’a fait. Et il l’a fait savoir. À la face du monde entier.

Le droit de porter des armes est protégé par la Constitution aux États-Unis, mais il y a une différence entre un petit calibre et un gros fusil automatique. Aujourd’hui, sous l’impulsion de Biden, la Chambre des représentants pourrait voter un certain nombre de dispositions. Mais au Sénat, les républicains ne les voteront pas; ils seront même soutenus par certains démocrates. Sur des sujets aussi clivants que le port d’armes, il faut une majorité de 60 sièges qui permette de passer outre le filibuster, une technique de blocage qui permet aux républicains de faire obstruction au vote des lois.

Beaucoup d’Américains restent obsédés par l’interventionnisme de l’État dans leur vie. Le deuxième amendement de la Constitution américaine, qui garantit le droit de porter une arme, a été conçu précisément afin de pouvoir s’armer contre le risque de tyrannie de l’État ou du pouvoir central. Là-bas, les républicains pensent que la nature est ainsi faite : il y aura toujours un «méchant avec une arme» et face auquel il faut opposer un «gentil avec une arme». Ainsi, pour freiner les tueries dans les écoles, les républicains préconisent d’armer les enseignants, ces «gentils» qui pourraient alors devenir des héros de l’autodéfense ! Le Far West n’est pas un mythe, enterré. Il est bien vivant, lui.