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Constitution versus Bail Act

24 février 2023, 16:33

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  • … ou l’incompréhensible décision du bureau du DPP de vouloir faire appel

Ne tournons pas autour du pot. Les conditions imposées par la magistrate Jade Ngan Chai King dans son ruling pour libérer, après quatre longs mois, l’activiste Bruneau Laurette sont exceptionnellement draconiennes ! Mais l’objection verbale logée par la représentante du DPP, Me Manjula Kumari Boojharut, est encore plus étonnante ! La suite des événements, en début de semaine prochaine, s’annonce donc épique. Essayons d’y voir plus clair.

Alors qu’il prenait officiellement ses fonctions comme DPP, le 22 décembre 2022, Me Rashid Ahmine, souvent salué pour sa témérité comme procureur de l’État, affirmait à l’express qu’il continuerait à exercer ses fonctions «sans crainte, ni faveur». Ainsi, sa décision imminente relative à l’appel de son bureau contre la libération de Laurette sera attendue tant des milieux juridiques que politiques ou sociaux. D’aucuns n’hésitent pas à dire que ce sera son premier véritable test par rapport à l’indépendance qui doit caractériser son bureau, qui est considéré comme l’un des derniers remparts contre l’État policier ou la dictature constitutionnelle qui s’installe. Une dictature constitutionnelle, pour rappel, s’empare des institutions publiques (dont celles liées à l’administration de la justice) en les plaçant sous tutelle pour ensuite les mettre au service de la dictature qui se prépare. Nous le disons depuis longtemps : la dictature constitutionnelle est, au départ, difficilement attaquable ; elle reste dans le cadre de la loi, mais en la détournant de son esprit pour n’en retenir que la lettre. Les lois existantes sont complétées ou remplacées par d’autres lois plus favorables aux intérêts des oligarques.

Dans le cas de Bruneau Laurette, en l’absence de tous les détails contenus dans le volumineux dossier de la cour, l’on pourrait que s’étonner de la décision de la représentante du DPP, Me Boojharut, qui aura, en moins de sept jours, à convaincre Me Ahmine de résister à la semi-libération de Laurette décidée par la magistrate Jade Ngan Chai King – qui a pris toutes les précautions du monde sous la Bail Act pour que Laurette puisse jouir de sa liberté, sans qu’il ne s’évapore dans la nature, ni ne pervertisse le cours de l’enquête policière. Rarement aura-t-on vu des conditions aussi strictes que celles imposées par la magistrate : deux cautions de Rs 1 million chacune ; une reconnaissance de dette de Rs 50 millions ; pas un, mais deux pointages quotidiens au poste de police ; un couvre-feu entre 20 h 00 et 05 h 00 ;l’obligation d’informer la police de toutes ses activités ; le suivi par GPS de tous ses déplacements sur son téléphone qui ne devra jamais être éteint ; aucun appel international, et l’interdiction de s’approcher des côtes à moins de 500 mètres. Suivant cette logique, quelles conditions devraient alors être imposées au dénommé Franklin, qui, lui, a pignon sur mer et des hors-bord rapides ?

La décision du bureau de Rashid Ahmine est d’autant plus déterminante dans le sens où la défense de Bruneau Laurette n’y peut rien, selon les dispositions de la Bail Act, sauf si elle envisage de s’attaquer à la constitutionnalité de la loi elle-même. Ce qui prendrait alors des mois. Ce qui signifierait que Laurette devra prendre son mal en patience après déjà quatre mois entre quatre murs. Le DPP, s’il voulait prolonger la détention de Laurette, a donc techniquement un avantage sur la décision de la magistrate et sur les avocats de Laurette.

Car devrait s’ensuivre un débat académique entre la Bail Act et la Constitution, qu’aurait à trancher la Cour suprême, dans sa sagesse, et dans sa lenteur procédurale.

Ce qui est rassurant, c’est que Rashid Ahmine est pleinement conscient de ses pouvoirs quasi absolus par rapport aux charges provisoires et à la liberté des citoyens. Il insistait, en décembre dernier, que «le poste de DPP est l’un des postes constitutionnels les plus importants à Maurice (…) On doit faire montre d’une indépendance absolue. Je me laisserai guider dans mes décisions, comme je l’ai toujours fait, seulement par le droit et l’intérêt public. J’ai toujours exercé ma fonction avec intégrité, humilité, et passion et je continuerai dans la même direction.» D’ailleurs, il compte émettre des lignes directrices pour guider la police sur les charges et la détention provisoires ainsi que les prohibition orders.«Le système comprend des lacunes. On peut trouver des solutions en identifiant les problèmes. Il faut accélérer les dossiers de l’enquête pénale et voir dans d’autres juridictions comment cela se fait.».

Dans le cas de Laurette, outre la décision finale du DPP de contester ou pas sa libération sous caution, il y a aussi le fait (même si c’est une affaire logée séparément qui a été entendue par la Cour suprême, hier) que l’activiste et son fils, dans une plaint with summons, ont formulé de graves allégations contre l’assistant surintendant de police Ashik Jagai par rapport à leur arrestation du 4 novembre dernier. Outre le fait qu’ils n’ont pas pu avoir accès à leurs hommes de loi, ils évoquent une rencontre du chef policier avec le dénommé Franklin, le 19 octobre 2022 ; rencontre qui pourrait être confirmée par les caméras de Safe City, si les images n’ont pas disparu comme dans le cas de Kistnen.

***

Dans une interview accordée à l’express, le 27 septembre 2022, l’ancien chef juge Eddy Balancy affirmait que le judiciaire est l’une des rares institutions à continuer, envers et contre tout, à garder la tête haute et à jouir du respect du peuple, grâce à la Constitution du pays, «qui protège farouchement l’indépendance du judiciaire en rendant sacrosainte la séparation des pouvoirs selon la formule consacrée par Montesquieu, c.-à-d. que les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires sont séparés et qu’aucun de ces pouvoirs ne peut empiéter sur le terrain de l’autre». Sur la liberté conditionnelle précisément, Balancy avait eu ceci à dire :«Il fut un temps à Maurice où la liberté conditionnelle (release on bail) était accordée ou refusée sur des critères absolument illogiques, la législation sur la question étant inappropriée et incapable d’assurer des décisions (rulings) empreintes de justice. Puis, vers la fin du XXe siècle, il y eut des amendements aux lois relatives au bail. C’est ainsi que la Bail Act1999 fut promulguée en vue de ‘‘rationalise’’cette législation. Mais les mauvaises habitudes sont coriaces et les juges et magistrats qui ont adopté et perpétué ces mauvaises habitudes sont souvent réfractaires au changement.»

L’ancien chef juge devait poursuivre : «C’est ainsi que, malgré les changements apportés à la Bail Act, certains juges de la Cour suprême s’obstinèrent à vivre dans le passé en donnant des interprétations ‘‘tirées par les cheveux’’ pour ainsi dire aux provisions de notre Bail Act“as amended’’. En l’an 2000, un bench de la Cour suprême, composé des juges K. P.Matadeen et moi-même, rendit un jugement qui devait “rationalise the Law of Bail’’. C’était le jugement Maloupe (Maloupe v District Magistrate of Grand Port 2000 SC.J 223). La Cour suprême analysa le libellé de la section 4(i) de la Bail Act 1999 et déclara, pour la première fois dans l’histoire de la jurisprudence mauricienne sur la liberté conditionnelle, quel était le raisonnement à la base de la liberté conditionnelle : une formulation qui a été par la suite citée moult et moult fois dans les jugements sur des demandes de liberté conditionnelle.» Cette formulation historique fut la suivante : «The rationale of the law of bail at pre-trial stage is, accordingly, that a person should normally be released on bail if the imposition of the conditions reduces the risks referred to above – i.e. risk of absconding, risk to the administration of justice, risk to society – to such an extent that they become negligible having regard to the weight which the presumption of innocence should carry in the balance.When the imposition of the above conditions is considered to be unlikely to make any of the above risks negligible, then bail is to be refused.» Ce pronouncement s’inséra dans la lignée du jugement Noordally v A.G and DPP, où la Cour suprême avait reconnu pour la première fois qu’il y avait dans le droit mauricien «a right to bail», un droit constitutionnel et fondamental à la liberté conditionnelle, aussi appelée la liberté sous caution.

«The wording of section 4(I) of the bail act 1999 makes it clear that release on bail at pre-trial stage is the release upon conditions designed to ensure that the suspect appears for his trial,if he is eventually prosecuted;- in case he happens to be the author of the offence of which he is suspected, does no further harm to society whilst being at large; and - does not interfere with the course of justice should he be so minded.»
 

Selon Balancy, le chef juge à l’époque où le jugement Maloupe fut rendu refusa de reconnaître la validité de ce jugement et soutint que Maloupe était un jugement erroné. Les magistrats, conscients de cela, se sentaient dans une situation embarrassante : Maloupe était cité avec insistance par les avocats des suspects dans les applications for bail.

Mais comment appliquer Maloupe sans déplaire au chef juge ?

Le juge Balancy eut l’occasion en 2005, dans l’affaire Deelchand [2005 SCJ 15] de consolider la jurisprudence Maloupe en élaborant, dans un jugement d’environ une cinquantaine de pages, sur la Bail Act,telle que formulée dans Maloupe, en citant la récente jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui était semblable à la jurisprudence introduite à Maurice dans Maloupe.

Au paragraphe 4.14, le juge Balancy écrivit : «It is interesting to note that the jurisprudence of the European Court of Human Rights reflects a similar approach to that adopted in Maloupe…» S’ensuivit une pléiade de références à de nombreux jugements de la Cour européenne des droits de l’Homme sur la question et une explication détaillée de chaque aspect de la formulation initiée dans Maloupe.

Une parenthèse doit être ouverte pour expliquer pourquoi, bien que la cour dans l’affaire Deelchand fût composée de deux juges (E. Balancy et P. Balgobin), toute la jurisprudence introduite par Deelchand fut en somme celle du juge Balancy. En effet, la juge Balgobin refusa de signer le jugement écrit par le juge Balancy et écrivit un jugement séparé où elle déclara simplement qu’elle était d’accord avec la décision finale du juge Balancy quant au sort du suspect Deelchand, indiquant ainsi de manière tacite qu’elle n’était pas prête à s’embarquer dans la locomotive du changement révolutionnaire initié dans Maloupe et poursuivi dans l’ébauche du jugement Balancy dans l’affaire Deelchand.

Dans Rangasamy v DPP & anor (2005 SCJ 249),où le jugement fut rendu le 7 novembre 2005, un full bench de la Cour suprême, présidé par A. Pillay, le chef juge alors en fonction, déclara que Deelchand avait été mal décidé et ne représentait pas la loi mauricienne sur la liberté conditionnelle. Mais Rangasamy fut désavoué par le Conseil privé (Judicial Committee) dans Hurnam [2005 2 UKPC 49],un jugement en date du 15 décembre 2005, où les Law Lords déclarèrent que Deelchand était un «careful judgement» qui représentait la loi mauricienne relative à la liberté conditionnelle (bail) et qui était «consistent with the jurisprudence of the European Court on Human Rights».

En guise de conclusion, Eddy Balancy ajoutait : «Le Judicial Committee, en approuvant Maloupe et Deelchand, a bien fait comprendre que, suivant une demande de liberté conditionnelle par un suspect suite à son arrestation par la police,“bail is the rule and refusal of bail, the exception”.»En effet, en vertu du droit à la liberté et à la présomption d’innocence consacré dans notre Constitution, le rôle du magistrat (de la Bail and Remand Court, d’une cour de district ou de la cour intermédiaire) à la suite d’une demande de bail est de voir s’il y a vraiment une raison valable de détenir le suspect nonobstant son droit à la liberté et à la présomption d’innocence. Le raisonnement de la loi sur la liberté provisoire a été clairement expliqué dans le jugement Maloupe dans le passage suivant qui est régulièrement cité dans les «rulings» relatifs aux demandes de liberté conditionnelle :

«The wording of section 4(i) of the Bail Act 1999 makes it clear that release on bail at pre-trial stage is the release upon conditions designed to ensure that the suspect appears for his trial, if he is eventually prosecuted; - in case he happens to be the author of the offence of which he is suspected, does no further harm to society whilst being at large; and - does not interfere with the course of justice should he be so minded.

The rationale of the law of bail at pre-trial stage is, accordingly, that a person should normally be released on bail if the imposition of the conditions reduces the risks referred to above – the risk of absconding, risk to the administration of justice, risk to society – to such an extent that they become negligible having regard to the weight which the presumption of innocence should carry in the balance. When the imposition of the above conditions is considered to be unlikely to make any of the above risks negligible, then bail is to be refused.

There is yet one further consideration which our courts have been prepared to weigh in the balance: if the evidence is, by its nature, unreliable, the presumption of innocence should weigh more heavily in the balance in favour of the applicant’s release on bail