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L’elles presse
Un homme, qui vous fixe au-dessus de ses lunettes en demi-lune, sourcils froncés, face à une assemblée de confrères/sœurs tremblants d’avoir laissé une erreur dans un texte ou d’avoir raté une nouvelle, réfléchissant déjà à ce qu’ils pourraient bien annoncer comme scoop pour le journal du lendemain, apeurés que la news ne soit pas à la hauteur…
Cette image, 60 ans après ni même 20, ne tient plus. L’homme de fer a pris du plomb – celui qui a disparu de la presse – dans «l’elle». À la place, une femme, derrière un écran sur Zoom ou au bout du fil encrypté de WhatsApp. La figure patriarcale, du mâle dominant, omnipotent, colérique, imposant, a disparu au profit d’une collégialité féminine. L’express en 2023, c’est une rédaction en cheffes… Anju Ramgulam, Karen Walter, Mélissa Millien, à l’édition, et moi, qui chapeautons tout ce beau monde : journalistes, secrétaires de rédaction, photographes… jusqu’à l’organisation du transport.
8 mars 2000 : les prémices s’enclenchaient sur la rotative : l’express 100 % réalisé par les femmes, de la conception à la rédaction en passant par les photos et la mise en page. L’éditorial, sous la plume d’Ariane Cavalot de l’Estrac, secrétaire de rédaction à l’époque, expliquait :
«...Si elle savait cette pionnière qui fut une des rares de son temps à embrasser la profession (France Boyer de la Giroday), que trois décennies plus tard, les femmes y seraient à ce point nombreuses qu’elles pourraient prétendre composer seules tout le rédactionnel d’un journal national de 24 pages ! Car nous en sommes là : c’est exclusivement des mains de femmes qu’est né ce présent numéro de l’express. Des reportages aux analyses, des photos (signées Marie-Noëlle Derby) à la conception, le quotidien a choisi en ce jour anniversaire de ne conjuguer ses titres qu’au féminin. Notre propos est simple : montrer que cette édition ne diffère aucunement en apparence de celles des autres jours. Une uniformité qui est significative à plus d’un titre. En premier lieu, plutôt que de disserter de la place de la femme dans le monde actif, ce numéro fait la preuve de la manière dont ses aptitudes sont aujourd’hui reconnues. Les femmes journalistes de l’express maîtrisent tous les secteurs de la vie du pays – social, économique, éducatif, sportif, culturel – et sont versées à tous les types d’enquête. Grâce à cela, elles peuvent ici répondre sans mal à la nécessité de diversité qu’impose toute nouvelle parution. (...) Ensuite, souligner ainsi ostensiblement la présence féminine au sein de l’express, c’est reconnaître en quelque sorte la part déterminante au progrès de l’entreprise de cet apport anonyme journalier. C’est dire que ces femmes, ce sont d’abord des gens de métier, qui ne portent pas leur «genre» en étendard, mais leur savoir. Si, naguère, on aura davantage parlé de l’intégration de la femme au monde du travail «au nom d’une idée de justice ou d’humanité”, aujourd’hui, c’est au nom de la loi du marché qu’on leur ouvre les portes des bureaux. (…)»
Les signatures, pour l’actualité générale, étaient : Saphira Kallee, Jane Lutchmaya, Sylvia Edouard-Gundowry, Myette Ahchoon, MarieAnnick Savripène, Arlyne Jeannot, Audrey Ramjit (Harelle), pour le sport : Marie Pigeot, Neeta Persand, Priscilla Huet et Kelly Liu Tsze Chung, ainsi qu’Anne Robert et Shyama Soondur pour l’économie. Caroline Fernand était au secrétariat de rédaction et Priscilla Allagapen, Audrey Constantin, Marie Lina Quirin et Marie-Ange Cléopâtre à la PAO. Certaines ont quitté le pays, ou hélas, cette terre, d’autres ont changé de média, ou de métier, certaines sont restées jusqu’à la retraite, et d’autres travaillent encore pour l’express. Comme dans toute entreprise vivante, à une époque où l’on ne fait plus carrière toute sa vie au même endroit, il y a eu des départs et des arrivées. Mais la constellation féminine s’est étendue.
Aujourd’hui, dans l’ours, au niveau de l’actualité générale, ce sont 16 journalistes femmes pour dix hommes : Aline Groëme-Harmon, Melhia Bissière, Shelly Carpayen, Christine Turenne, Marie-Annick Savripène, Vilorsha Armoogum, Joëlle Elix, Olivia Edouard, Laetitia Melidor, Hansa Nancoo, Nafiisah Peerbaye, Shivanee Runghen, Lovina Sophie, Selvanee Vencatareddy-Nursingen, Razeenah Kureeman et Reshma Gulbul-Nathoo. Seule la rédaction sportive et turfiste résiste encore et toujours à l’envahisseuse (les photographes aussi d’ailleurs) ! Alors, saluons Jennifer Pénélope-Lebrasse, seule journaliste au milieu de cette quinzaine de collègues, et Poospanjali Seerutun au secrétariat de rédaction.
Outre Annie Cadinouche dans les années 70, Deepa Bhookhun, rédactrice en chef adjointe dans les années 2010, et d’autres journalistes, les filles sont aussi entrées nombreuses via le secrétariat de rédaction, un poste dans l’ombre de l’univers de l’encre, mais non moins essentiel. Petit à petit – est-ce lié au fait que l’intitulé comporte «secrétaire» et qu’au fur et à mesure, il n’y ait plus d’anciens journalistes pour le remplir ? –, les femmes monopolisent cette fonction, après avoir été correctrices, sous le Dr Forget.
À partir du milieu des années 2000, les Julie, Christine, Helena, Roselys, Bérénice, Lysie, Marie-Claire, Stéphanie, Shanedy, Natacha, Caroline, devenue documentaliste, et bien d’autres assurent la correction et l’édition des textes. Avec l’arrivée de Nad et le départ de Raj et d’Ariane, le rôle de Lubina Rampersand, SR aussi, s’accroît, coordonnant le print et le web et s’occupant de l’organisation au jour le jour. Vers 2015, sont nommées des «responsables de bouclage», sous l’impulsion du directeur des publications. Il donne aux «ouvrières» les manettes de commande. Des femmes qui, soit par leur expérience journalistique, soit du secrétariat de rédaction, soit des deux, remplissent le rôle d’un rédacteur en chef, chef d’édition, secrétaire de rédaction, journaliste, parfois couplé au web. Multitâches à la maison comme au boulot. Fonction formalisée par la nomination des rédactrices en cheffe, en 2022. Qui discutent, se consultent, se complètent, même si le dernier mot et l’éditorial ne leur reviennent pas… encore. Il faudra résister à l’épreuve... du temps. La chape masculine de la direction générale, des ressources humaines, du conseil d’administration s’effacera peut-être elle aussi comme l’encre sympathique...
Le Covid-19 et le déclin de la presse imprimée face au numérique façonnent une nouvelle manière de fabriquer le journal. Dans laquelle les femmes peuvent trouver leur compte. Le télétravail permet une plus grande flexibilité avec la vie de famille. L’express se conçoit et se produit à distance, les journalistes, les SR «work from home», la salle de rédaction est vide, la relecture se fait sur écran, des maillons de la chaîne ont disparu… Il n’y a plus de jeunes journalistes sous la main à terroriser – même si ce n’est pas toujours une mauvaise chose car cela forge le caractère et le perfectionnisme. Cette présence masculine impression…nante a été gommée par le virtu…elles.
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