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Le dernier « dieu vivant »
Le « dieu vivant » est en voie de disparition. Le monde, tel qu’il est devenu, ne le laisse plus naître. Le problème, c’est qu’il ne laisse pas non plus mourir en paix celui qui est déjà en vie. C’est ce qu’on peut se dire en constatant le psychodrame qui se joue autour de la fin de vie de Nelson Mandela.
Si l’on enlève à Madiba son aura de figure mythique de l’histoire, il reste l’homme. Qui a dû se battre contre un cancer de la prostate dès la fin des années 1990. Depuis une décennie, l’ancien président de l’Afrique du Sud compose ainsi avec une santé précaire qui n’a cessé de se dégrader. A presque 95 ans, après une longue et intense vie de lutte, l’homme Mandela mérite de se reposer. Mais le monde semble irrésolu à cette idée.
Cette attitude est sans doute dictée par un sentiment de crainte. Une peur du vide. Car le départ de Mandela marquera la fin d’une ère. Celle des personnes d’exception qui ont changé le monde. Time Magazine a ainsi placé Mandela parmi ceux qui ont le plus marqué le 20e siècle et qui continuent à influencer celui en cours. Dans le classement de Time, Mandela côtoyait mère Teresa, le mahatma Gandhi et Martin Luther King. Ils sont tous morts. Et bientôt Mandela ira les rejoindre. Sans avoir laissé au monde un successeur.
Ce n’est pas le médiocre actuel président sud-africain Zuma qui pourra prétendre au legs de Mandela. Ni même Barack Obama, le symbolique premier président noir américain. Pour une raison simple, la surmédiatisation et la « peopolisation » de la vie des personnalités ont annihilé le processus de naissance des « dieux vivants ». Si Napoléon, Lincoln, Gandhi ou Che Guevara vivaient à l’ère de l’information en temps réel et des réseaux sociaux, ils n’auraient sans doute jamais acquis leur aura mythique.
A l’ère de Facebook, Twitter et Instagram, chaque incartade, turpitude ou geste banal peut être capturé, répertorié et livré à la terre entière. Déjà dans les années 1930, un hongrois avait déterminé que chaque humain pouvait être relié à n’importe quelle autre personne dans le monde à travers les relations individuelles de cinq autres personnes (la théorie des six degrés de séparation). Avec son milliard d’utilisateurs, Facebook prétend avoir ramené le degré de séparation à 4,74. Ce rétrécissement de la distance entre les hommes a inévitablement mis à mal la divinité des « dieux vivants ».
Les grandes personnalités n’ont jamais été rendues aussi facilement accessibles, ordinaires… vulnérables. Car leurs faits et gestes les plus triviaux, capturés par la caméra d’un smartphone ou vus et relatés par un utilisateur de Facebook ou de Twitter se trouvant au bon endroit au bon moment, peuvent désormais être diffusés, commentés et disséqués par des millions de personnes.
Si Che Guevara vivait en 2013, des milliers de « followers » et de « subscribers » scruteraient ses moindres apparitions, rendant impossible sa guérilla. Si Gandhi arpentait encore l’Inde, il y aurait sans doute des personnes pour émettre des théories complexes à l’aide de photos volées sur sa relation avec ses suivantes. Faisant passer au second plan la lutte politique du mahatma.
Mais Gandhi, Che Guevara, mère Teresa et les autres ont disparu depuis longtemps. Il ne reste que Mandela. Consciente qu’elle est en présence du dernier « dieu vivant » à exploiter, la société de la surinformation s’est arrangée pour ne rater aucune miette des derniers instants de sa vie. A coups de dizaines de camions de télévision parqués en permanence devant l’hôpital de Pretoria, de fausses nouvelles de sa mort, et même de théories du complot sur le fait que son décès est dissimulé depuis plusieurs jours, le flot d’informations – parfois totalement futiles – demeure ininterrompu. Le hashtag #mandela continue à « trender » sur Twitter…
C’est cet intérêt outrancier qui a amené Makaziwe Mandela, la fille aînée de Madiba, à s’en prendre aux « vautours »(1) et « racistes » des médias étrangers, en dénonçant leurs préjugés et leur manque de retenue à l’égard de sa famille et de l’Afrique du Sud en général. C’est ce qui a également conduit un journaliste sud-africain à écrire un article incendiaire(2) dont l’ironie cinglante a dérouté jusqu’à ses propres compatriotes.
Par ces temps de morosité planétaire marqués par l’incapacité des hommes les plus puissants – Obama en tête – à régler les problèmes de leurs peuples, le monde cherche désespérément un héros. Mais il ne le trouvera pas. Car le temps des héros est révolu. Le temps de Mandela aussi. Reste l’heure du deuil…
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