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L'express 60 ans
Jean Fanchette, depuis la France
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L'express 60 ans
Jean Fanchette, depuis la France
D’octobre 1963 à novembre 1968, le poète, éditeur et neuro-psychiatre installé à Paris a tenu une chronique régulière dans «l’express». En partenariat avec l’Association Jean Fanchette, ces textes poétiques, politiques ou culturels sont désormais accessibles en ligne sur le site internet jeanfanchette.com. L’occasion d’esquisser à travers leur lecture le portrait de l’homme complet et complexe de ces années-là.
Lorsqu’il signe sa première chronique dans l’express, le 3 octobre 1963, Jean Fanchette inaugure une période charnière. Avant, il y aura eu les 12 premières années à Paris : la découverte de la «capitale des Arts» – qu’il a tenu à rejoindre en 1951 malgré sa Bourse d’Angleterre qui le destinait à Londres – , les débuts contrariés d’études de médecine (il était plus littéraire que scientifique), la rencontre avec l’amour d’une vie Martine Guyot (artiste peintre qu’il épouse en 1957), le lancement de la revue bilingue Two Cities – formidable succès éditorial, mais source de déconvenues financières. Et bien sûr la naissance de leurs filles aînées Frédérique et Sylvie. Il y aura eu aussi les années noires de 1962 et 1963 avec la profonde dépression de Martine qui laissera ses stigmates. De ce type d’épreuve qui fera pourtant dire à Jean Fanchette, en 1977, au micro du Père Sullivan à la MBC : «J’ai traversé le feu plusieurs fois dans ma vie, j’ai traversé le malheur. Mais avec à chaque fois la certitude de pouvoir en sortir intact.»
Après la collaboration avec l’express qui s’achèvera en novembre 1968, viendront l’installation en tant que médecin neuropsychiatre et psychanalyste à Paris, l’obtention de la nationalité française longtemps attendue et favorisée par des soutiens influents dont un député cousin de Martine, l’appartement Chaussée de la Muette dans les beaux quartiers du XVIe arrondissement. Une décennie heureuse et prolifique au cours de laquelle Jean Fanchette poursuivra ses activités littéraires en tant qu’auteur avec la parution d’un essai (Psychodrame et théâtre moderne, son mémoire de thèse, chez Buchet-Chastel), de deux recueils de poésie (Je m’appelle sommeil et La Visitation de l’oiseau pluvier) et d’un roman (Alpha du Centaure chez Stock).
Mais revenons aux chroniques de l’express. Lorsqu’il constitue son équipe de rédaction pour lancer le journal en 1963, «Philippe Forget cherchait à s’entourer de plumes aguerries et de jeunes pousses du milieu intellectuel mauricien», se souvient Rex Fanchette, dernier Mohican de la fratrie. Notre chroniqueur dispose déjà d’une solide expérience, amorcée avant même son départ pour la France grâce au frère aîné, Régis, qui lui fit une place dans la revue Sève dont il était le directeur. «L’ami Marcel Cabon lui a ensuite ouvert les colonnes du quotidien le Mauricien dans les années 1950, puis d’Advance au début des années 1960 pour des chroniques sur la vie culturelle en France, avant qu’elles ne gagnent l’express», rappelle Robert Furlong, président du Centre culturel d’expression française (voir encadré). Conscient de son talent d’écriture, le Dr Philippe Forget lui réserve d’ailleurs la meilleure place. «En première page, près du titre du quotidien ! En effet, Jean est avant tout poète. Mais, psychanalyste de profession, il connaît également le rapport au langage, la force des mots», écrit ainsi Issa Asgarally dans une préface à la centaine de chroniques accessibles sur le site internet www.jeanfanchette.com.
Qu’il s’agisse de son quotidien en France, de la vie politique ou culturelle, Jean Fanchette a carte blanche. Ces textes qui paraissent une à plusieurs fois par semaine sont pour lui une façon de garder le lien avec l’île d’origine, mais pas seulement. «Il s’agissait aussi de mettre du beurre dans les épinards pour nourrir sa famille car avec ses activités littéraires il a pas mal prolongé ses études», se souvient Rex Fanchette qui suivait un cursus en Suisse. «Lors de mes visites rue Ordener (dans la cité Montmarte aux artistes) ou à l’hôpital psychiatrique de Saint-Venant où il a travaillé et résidé trois ans en famille, je le trouvais régulièrement à sa machine à taper ces textes pour l’express. Il envoyait à Maurice une ouverture sur Paris et la France d’un point de vue politique et culturel. J’ai beaucoup aimé en particulier ce qu’il écrivait régulièrement sur les saisons, sur ses vacances dans le Sud à Octon, Collioure ou Castillon et sur les souvenirs de notre enfance rue Boundary à Rose-Hill.»
Que trouve-t-on dans ces chroniques? Une grande diversité de sujets. On pourrait reprendre le titre de l’une d’entre elles Miscellanées d’ici, terme qui désigne un ouvrage associant des textes variés littéraires et scientifiques. Politique française et internationale, bilan de la saison littéraire, sorties au cinéma et au théâtre (qui l’aideront sans nul doute dans la construction de sa thèse), voyages au volant de sa Dauphine dans une France qu’il finira par connaître «comme les lignes d’une main». Mais aussi en filigrane le quotidien d’un psychiatre confronté à «la douleur qui n’a plus de larmes». Les sujets choisis sont à l’image de l’homme, multiples, à la fois graves et poétiques, combatifs ou humoristiques. «De nous tous Jean est celui qui avait le plus d’humour, se souvient Rex. À la fois malicieux et espiègle, parfois méchant, avec beaucoup de mordant. Il aimait jouer avec les mots. Un jour, me parlant d’un ambassadeur qui aimait beaucoup les femmes, il le qualifia d’"embrassadeur" !»
Le style est riche en vocabulaire, précis, limpide. Et comme dit JMG Le Clézio de sa poésie qu’il compare à celle de l’auteur du Bateau ivre : «(...) ils se rencontrent surtout dans la valeur des mots. Aussi bien Jean Fanchette que Rimbaud sont des poètes qui ont une exigence vis-à-vis du vocabulaire, vis-à-vis de la langue. Ce sont des poètes qui ne manient pas l’ornement. Ils sont dans l’exactitude. (…).» Ainsi, dans ces articles journalistiques également on retrouve cette exigence et cette limpidité. Qu’il s’agisse d’évoquer les horreurs de la guerre au Vietnam, les mesquineries du monde de l’édition, la générosité des gens du Nord, ou la beauté des paysages du Sud – où Martine acheta grâce à un héritage une maison qu’ils nommèrent Chamarel pour le rouge oxydé de la terre. Certes le propos pourra sembler parfois daté ou trop pointu au lecteur d’aujourd’hui qui manque de références sur une actualité lointaine à tous points de vue. Mais subsistent un ton et un talent intemporel dans la description du monde et de ses habitants. Et quel plaisir de reprendre le dictionnaire ! Ce travail d’écriture régulier, les études à poursuivre, la vie de famille mettront un peu en suspens les autres activités littéraires pendant la période de collaboration avec l’express. Même si un neuvième et ultime numéro de la revue Two Cities sort en 1964 (les finances ne suivent pas) et qu’il publie le recueil de poésie Identité provisoire en 1965.
Les chroniques témoignent avec force de l’attachement de Jean Fanchette à la France, sa langue, sa culture, son histoire. Une pleine intégration qui ne l’empêche pas de critiquer ses travers comme un enfant du pays, y compris à l’égard du pouvoir en place. Ce sera peut-être un frein à sa naturalisation obtenue seulement en 1971. En même temps, Maurice est prégnante dans les chroniques malgré une absence de Jean Fanchette de 13 ans, entre la mort de sa mère en 1954 et la naissance de sa 3ᵉ fille Véronique à Curepipe en 1967. Pendant une année l’île a alors repris le rôle de cocon familial, pour Martine et les trois filles loin du tumulte de Paris où Jean Fanchette termine ses études. Maurice apparaît régulièrement dans les textes par ses auteurs, tel Malcolm de Chazal, sa nature ou sa cuisine. «Par rapport à d’autres membres de la diaspora il était resté très fidèle à Maurice et la cuisine lui permettait de l’ancrer dans son quotidien, témoigne Rex Fanchette. À l’hôpital de Saint-Venant il lui arrivait souvent de concocter un bon curry pour 40 personnes ! À mon retour à Maurice, il m’a fait signer un pacte : ‘Je t’envoie de la nourriture spirituelle, tu m’envoies de la nourriture terrestre’. Livres, disques, achards, épices, viande salée transitaient ainsi par des amis mauriciens ou par la poste.»
Le texte du 11 octobre 1967 titré De la gentillesse mauricienne est révélateur : «Je l’ai trouvée partout ici, dans tous les secteurs de la communauté mauricienne – je trouve insultant à l’âme de ce pays de parler des communautés. Je me souviens de la gentillesse de tel laboureur à qui je demandais un renseignement dans l’autobus et qui, d’un vieil étui qui n’en contenait que deux, m’offrit une cigarette de pauvre. Je me souviens (...) de la chaleur de l’hospitalité qui nous a été réservée, à ma femme et à moi, aux quatre coins de l’île. Évoquer les 80 jours que je viens de passer à Maurice appelle en moi un immense sentiment de gratitude, pour ce que cette terre qui porte leurs premiers pas peut donner aux hommes. Je voudrais et je m’emploierai à lui rendre un peu de ce qu’elle m’a donné.»
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Ses sixties en images
1962 : Jean Fanchette avec l’écrivain Lawrence Durrell lors d’une soirée de la revue Two Cities. © Collection association Jean Fanchette
1963 : boulevard Saint-Germain à Paris avec le poète Claude Royet-Journaud. © Collection association Jean Fanchette
1964 : avec sa femme Martine (à gauche) lors du lancement de Two Cities numéro 9 chez Shakespeare & Co près de l’île de la Cité. © Collection association Jean Fanchette
1966 : après les études généralistes de médecine, les années de spécialisation en neuro-psychiatrie. © Collection association Jean Fanchette
1963-1966 : à cheval entre l’hôpital de Saint-Venant près des plages de Béthune et la rue Ordener à Paris.
1968 : retrouvailles à Maurice avec sa 3ᵉ fille, Véronique, née sur l’île. © Collection association Jean Fanchette
Fait rare, sa thèse de neuropsychiatrie sera publiée en essai. © Collection association Jean Fanchette
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Témoignages
Issa Asgarally (extraits de sa préface aux «Chroniques de Jean Fanchette») La première qualité de ces chroniques, c’est évidemment l’écriture. Ce n’est pas pour rien que le Dr Philippe Forget les publiait en première page, près du titre du quotidien ! En effet, Jean est avant tout poète. Mais, psychanalyste de profession, il connaît également le rapport au langage, la force des mots. (…) Il ne faut pas croire pour autant que ce sont des chroniques d’esthète ! Il y a certes ses coups de coeur, mais les coups de gueule sont très fréquents ! (..) Un peu plus loin, il rappelle les guerres d’aujourd’hui, en particulier celle du Vietnam (…) Bien des années avant Julien Gracq et son pamphlet au vitriol, «La Littérature à l’estomac», Jean dénonce certaines pratiques dans les milieux littéraires. (…) Ces [textes] permettent de découvrir l’homme intégral derrière la plume (…) Dans ses [écrits], la cuisine n’est certes pas la seule «mémoire» de Maurice ! On y retrouve de nombreuses références au pays natal. «Textes de combat». C’est peut-être le meilleur qualificatif de ces chroniques de presse de Jean Fanchette. Parodiant un autre Jean, je dirai qu’il n’écrit pas pour passer le temps ! (...) la lecture de ces chroniques est salutaire.
Robert Furlong (président du Centre culturel d’expression française) Jean Fanchette a été un maillon culturel fort et certainement essentiel par ces chroniques permettant aux artistes, gens de lettres, penseurs mauriciens d’être au diapason de ce qui se passait en France, voire en Europe, dans le vaste domaine essentiel des idées et de la culture… L’intelligentsia mauricienne vivait ainsi par substitution, à travers les mots et la plume de Jean, les péripéties culturelles notables qu’elles soient poétiques, politiques, théâtrales, romanesques, picturales, cinématographiques… Les relire permet de revisiter des évènements ayant jalonné une période fébrile : entre Sartre refusant le Nobel, l’amorce de contestations préludant 1968, le renouveau de formes tant picturales que théâtrales, l’arrivée d’écrivains à l’écriture nouvelle… Ceci dit, au détour d’un paysage ou d’une senteur, Jean Fanchette revoyait et rappelait le quartier de son enfance de Rose-Hill, la route menant à Stanley… Son enfance mauricienne revient souvent, se mêlant au vécu de Paris, Amiens, Collioure, Londres et se nouant «comme un sanglot» dans sa gorge… «Je n’ai jamais cessé d’être mauricien et d’en tirer fierté» affirme-t-il ainsi dans ces textes.
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3 octobre 1963 : «La route de Dunkerque»
Je suis, depuis quelques semaines, médecinrésident dans un grand hôpital psychiatrique du Nord de la France. Hôpital pilote s’il en fut, où on expérimente les diverses facettes de ce qui sera la psychothérapie de l’avenir. J’y vis quatre jours par semaine et regagne Paris les autres jours, ce qui fait que je commence à bien connaître cette route qui mène de Paris à Dunkerque. Saint-Venant est en effet sur la «nationale» et Dunkerque est à cinquante-quatre kilomètres, la Belgique à trente seulement, par l’intermédiaire de ces marches émouvantes qui subirent les premiers coups de boutoir de la guerre, le breughélien Pays Noir.
Pour le Parisien que je suis depuis tant d’années, pour moi qui me réveillais depuis si longtemps parmi les rumeurs citadines, le dépaysement fut total. Et le sentiment d’exil, indicible. Je regagnais Paris, comme si je l’avais quitté depuis des lustres. Puis j’ai compris la beauté de ce pays âpre, avec ces basses terres où poussent le houblon et la betterave à sucre, avec ses «crassiers» et ses corons, et où les larges vents appellent la nuit tous les fantômes du monde. Ces seaux de vent déversés des hauteurs de l’Artois où s’arrêtent les dernières collines, je les reçois sur mes carreaux à l’heure où j’écris et je les vois drossant les grands arbres du jardin. Je songe à Fernando Pessoa qui disait dans l’un de ces plus beaux poèmes : «D’autres fois j’entends passer le vent. Et je trouve que, rien que pour entendre passer le vent, Il vaut la peine d’être né.»
Ambivalence du lieu où on ordonne sa vie. Voici que j’ai, que mon organisme a accepté cette vie à cheval sur Paris et une poignante province, la vie brillante de la capitale que je retrouve avec mes véritables amis, les foyers des théâtres, les galeries de la Rive Gauche, les terrasses du boulevard Saint-Germain, quelques adorables créatures qui ont, en même temps, une capacité crânienne normale et la vie d’ici dans les allées chuchotantes de la douleur qui n’a plus de larmes, en tête à tête avec mon métier et ses exigences. Paris-Flandres. Ma petite Dauphine ne met que trois heures pour parcourir les 225 kilomètres qui séparent la rue Ordener de Saint-Venant et je l’ai faite si souvent, cette route nationale, que je pourrais vous la décrire de kilomètre en kilomètre. Qu’il suffise de vous dire ses balises, depuis la porte de la Chapelle, à un jet de pierre de mon pied-à-terre parisien, à ce petit bourg qui dans le Petit Larousse n’a comme seul signe particulier que son hôpital psychiatrique.
Tout de suite après la porte de la Villette la route file vers l’aéroport du Bourget, raboté par les avions décollant ou atterrissant. Et à peine leurs vrombissements assourdis derrière la voiture, c’est la pleine campagne. On a peine à imaginer que la campagne est aussi près de Paris, comme le disait si bien le librettiste de Ciboulette. Voici en effet les roseraies du Louvres et ses taches écarlates dans le paysage vert-tendre de l’Île-de-France (ce «saladier» disait le peintre Marquet). Les majuscules effilées d’une machine-outil, les champs moissonnés ; un paysan dessinant, sans le savoir, un geste à la Millet. La route est belle ici et nous nous laisserons aller à une vitesse moyenne de cent à l’heure sans prendre de risque. Puis, c’est la bifurcation Senlis-Chantilly. Choisissons plutôt Chantilly. La forêt y est belle en cet automne précoce et les rousseurs mangent déjà les sous-bois. La route est étalée sous les arbres que traverse parfois un lièvre effarouché ou un faisan paré de toutes les couleurs, lui aussi, de l’automne. Déjà, nous apercevons les tourelles du château, un des plus beaux et des plus déliés de l’Île-de-France. Sur la pièce d’eau tranquille où glissent des cygnes et où se reflète, à peine brouillée, l’architecture de ce pur joyau, une brume légère dénoue ses écharpes et les laisse s’accrocher aux branches griffues.
«Défense de stationner». Ignorons ce panneau et, si vous le voulez bien, arrêtons-nous ici et goûtons l’instant. Les coqs chantent encore au loin, un vélomoteur esseulé peine dans le matin. La journée sera belle. Dialoguons un moment avec les fantômes qui vécurent autrefois les très riches heures de Chantilly.
Dans une prochaine chronique nous reprendrons la route. Il faut bien des haltes sur la route buissonnière qui est la nôtre.
Jean Fanchette
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