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Décryptage
La pertinence de l’économiste
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Décryptage
La pertinence de l’économiste
Seriez-vous confiants en la profession médicale si les écoles de médecine avaient très peu d’expérience dans le traitement des malades et très peu de contacts avec les praticiens du métier ? Auriez-vous plus de confiance si la recherche médicale ne s’intéressait pas aux questions que se posent les médecins sur leurs patients ? C’est à peu près la même description qu’on fait de la profession des économistes. Ils sont si cloisonnés entre eux – les académiciens, les conseillers d’entreprise et les analystes des politiques publiques – qu’on se demande quelle est la pertinence de l’économiste dans une économie insulaire comme Maurice.
John Maynard Keynes (1931) s’attendait à voir les économistes devenir des «humble, competent people on a level with dentists». Humbles et compétents dans leur domaine de spécialisation, les économistes universitaires à Maurice peuvent être ces dentistes dont le travail n’est pas de faire de la prévision, mais de résoudre des problèmes. Certes, ils ne donnent pas toujours des solutions concrètes, mais on déplore surtout leur manque d’indépendance d’esprit vis-à-vis du pouvoir politique. Préférant courir derrière des études payantes, ils s’expriment très peu en public sur les sujets d’actualité, contrairement à un Paul Krugman, professeur engagé, qui prend même des positions politiques.
La prévision, c’est pour les économistes d’entreprise, vus comme des météorologues. C’est ce que pensent la plupart des patrons, note John Kay dans «The Business of Economics» (1996). L’entreprise étant dictée par le profit, ses économistes sont appelés à interpréter les données statistiques (si elles sont fiables et fournies à temps) et à évaluer l’impact des politiques publiques sur le compte de résultat. Ils aident à la décision, ils ne décident pas. Ils agissent en tant que conseillers stratégiques, conscients de l’incertitude du futur.
Hélas, rares sont les firmes mauriciennes qui y croient, où il est beaucoup plus facile de rencontrer un comptable qu’un économiste. Elles préfèrent consacrer un budget à un département de communication plutôt qu’à une équipe d’économistes. C’est qu’elles les considèrent comme des macroéconomistes.
Mais justement, la science économique traite de l’interdépendance de tous les phénomènes de l’action humaine. On ne peut pas saisir les problèmes économiques si l’on aborde un secteur de production séparément. C’est impossible d’étudier les salaires sans analyser les prix, les crédits, les taux d’intérêt et les taux de change. Il n’existe pas une «économie du travail» ou une «économie de l’agriculture» : il n’y a qu’un ensemble cohérent de l’économie.
C’est cette vision qu’on attend des économistes du secteur public, qui estiment néanmoins que c’est une discipline pratique pour régler des problèmes. Pour Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019, «economists are more like plumbers; we solve problems with a combination of intuition grounded in science, some guesswork aided by experience, and a bunch of pure trial and error». Les plombiers que sont les économistes doivent savoir bricoler avec le système de tuyauterie qu’est l’économie dès que les fuites ou les blocages deviennent visibles.
Un système ouvert et complexe
Toutefois, l’économie n’est pas un système fermé : il n’existe pas de tuyaux précis. Lorsqu’on parle de «chaînes d’approvisionnement», c’est seulement une métaphore utile. Ni expérimentale ni empirique, l’économie est un système ouvert et complexe, dans lequel des millions de désirs individuels sont répartis dans le temps et dans l’espace, et auxquels répondent des milliers d’entrepreneurs par un raisonnement logique. Ces informations étant éclatées et dispersées, l’économiste ne peut être ni plombier, ni dentiste, ni météorologue : il ne saurait prétendre posséder un savoir qui n’est accessible à personne. Comme l’écrit Friedrich Hayek (1988), «the curious task of economics is to demonstrate to men how little they really know about what they imagine they can design».
C’est un point de vue libéral que très peu d’économistes oseraient épouser dans une économie insulaire. Car les gens aiment avoir des réponses définitives à leurs questions, et des solutions claires aux problèmes. Ce qu’ils attendent des économistes est au-delà du pouvoir du commun des mortels. Il est vrai que les économistes se laissent prendre à leur propre jeu en se hasardant à des prévisions pour répondre aux journalistes. Mais, quand éclate une crise économique ou financière, comme celle de 2008, ils deviennent des boucs-émissaires pour ne l’avoir pas prévue. En fait, on ne prête une oreille attentive qu’aux économistes qui confirment nos croyances ou nos convictions (biais cognitif), pas à ceux qui disent la vérité qu’on ne veut pas entendre.
Très minoritaires, ces derniers prêchent dans le désert pour plusieurs raisons. D’abord, on leur colle une étiquette politique selon que leurs critiques visent soit le gouvernement soit l’opposition. Ils sont pareillement soupçonnés d’être à la solde du secteur privé, ou d’être influencés par leur classe sociale, alors même qu’ils ne sont que de pauvres salariés. En somme, on ne regarde pas la validité de leurs idées, mais l’objet de leurs commentaires.
Ensuite, l’inculture économique de la population joue en leur défaveur. D’autant que les journaux et les radios ne donnent pas aux économistes suffisamment d’espace ou de temps d’antenne pour leur permettre d’expliquer en détail. Les médias cherchent la superficialité plutôt que la profondeur pour faire un gros titre. S’ils n’ont pas compris l’économiste, c’est qu’il a tout faux.
Enfin, les économistes souffrent du nombrilisme de leurs concitoyens. Dans une île loin des centres du monde, nous ne sommes pas exposés à leurs nouvelles économiques : même la récente baisse du taux directeur de la Fed n’a pas fait la une ici. Pour cela, il faudra que se déclenche une crise boursière ou pétrolière. Et l’on reprochera ensuite aux économistes de ne l’avoir pas vu venir…
La presse, les partis politiques et les groupes de pression ont une influence beaucoup plus forte sur les citoyens que les économistes. Pourtant, chacun, sans le savoir, a l’esprit préoccupé par les principes économiques. La science économique concerne tout le monde, car elle s’attaque aux problèmes fondamentaux de la société. Aux économistes de se montrer pertinents.
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