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Le genre et la peur
L’élection présidentielle américaine de 2024, qui a vu la victoire de Donald Trump face à Kamala Harris, est riche en enseignements, bien qu’il soit trop tôt pour en saisir toutes les implications. Cette élection montre que les programmes électoraux et la vision politique ne suffisent pas toujours à convaincre l’électorat pluraliste. Bien souvent, c’est l’émotion brute qui prime, surtout lorsqu’elle est attisée au point de susciter des réactions instinctives. Aux États-Unis, cette dynamique est palpable : les électeurs républicains, galvanisés par des discours évoquant une sorte de mission divine, parlent de cette victoire comme d’une protection contre des forces qui menaceraient leurs valeurs profondes. Ce sentiment de «protection divine» cache une émotion centrale : la peur.
Cette peur, nourrie par des récits valorisant un certain conservatisme culturel, est-elle spécifique aux ÉtatsUnis ou trouve-t-elle écho ailleurs ? En Amérique, elle s’articule autour d’une méfiance à l’égard du changement, de la diversité et de la moder- nité sociale. L’élection de Trump face à Harris souligne un fossé persistant entre les genres dans le paysage politique américain. Harris a reçu un soutien fort, mais insuffisant, des femmes, alors que Trump a su rallier les hommes, séduits par une rhétorique exaltant la virilité et la tradition.
La campagne de Kamala Harris s’est particulièrement concentrée sur la défense des droits reproductifs et l’autonomie des femmes. Après la décision historique de la Cour suprême en 2022 révoquant la protection fédérale du droit à l’avortement, de nombreux États ont imposé des restrictions sévères, voire des interdictions. Cette décision a directement affecté les femmes les plus économiquement vulnérables, notamment les femmes noires et latino-américaines. En réponse, Harris a mis en avant une stratégie visant à sensibiliser les électrices, en soulignant l’importance de la santé, des droits reproductifs et de l’autonomie personnelle. Il semblait logique de penser que ce message mobiliserait les femmes de tous horizons et augmenterait la participation en faveur de la candidate démocrate.
Certains résultats préliminaires indiquent que Harris a su attirer les voix féminines, avec environ dix points d’avance parmi les électrices. Cependant, cet avantage est resté bien en deçà des attentes, et en dessous des gains réalisés par Hillary Clinton et Joe Biden parmi les femmes lors des élections précédentes. Bien que la majorité des femmes aient voté pour Harris, le sursaut de participation espéré n’a pas suffi.
En contraste, Trump a consolidé sa base en faisant appel à des récits valorisant la masculinité traditionnelle et une vision de la société qui semble résister aux changements perçus comme menaçants. Ce discours, bien qu’implorant la peur et l’incertitude, a trouvé écho parmi de nombreux électeurs masculins, dont beaucoup considéraient que les valeurs traditionnelles étaient en danger face à une société en pleine mutation. En fin de compte, la capacité de Trump à évoquer ces émotions, même de manière subtile, a pu s’avérer plus efficace que les efforts de Harris pour s’appuyer sur des enjeux spécifiques aux droits des femmes.
La persistance du genre comme facteur d’allégeance politique illustre une fracture sociétale plus large aux États-Unis, où la question de l’identité, des droits et des valeurs est omniprésente. Ce clivage est non seulement genré, mais s’exprime aussi au sein de chaque genre en fonction de la race, du niveau d’éducation et de l’âge. L’échec de Harris montre que, même lorsqu’une candidate incarne des enjeux fondamentaux pour les femmes, des dyna- miques sociales profondément ancrées – qu’il s’agisse du conservatisme culturel ou des préoccupations économiques – peuvent en neutraliser l’impact. Cette situation invite les démocrates à reconsidérer leurs stratégies. Peut-être est-il temps de construire des coalitions qui transcendent les barrières de genre et de formuler des messages capables de résonner de manière transversale.
Ainsi, l’élection de 2024 rappelle que si le fossé entre les genres demeure une force puissante dans la politique américaine, il ne prédit pas de manière systématique les résultats électoraux. Les identités intersectionnelles des électeurs américains ajoutent des couches de complexité, rendant les catégorisations simplistes inefficaces. La campagne de Harris a pu surestimer la solidarité de genre, notamment autour des droits reproductifs, comme un élément décisif. Mais la victoire de Trump démontre que, pour une partie de l’électorat, d’autres facteurs – tels que les anxiétés économiques ou l’identité culturelle – se révèlent tout aussi, sinon plus, déterminants.
À l’avenir, les démocrates pourraient être contraints d’élargir leur champ de vision, de dépasser les appels centrés sur des enjeux uniques et de développer une approche plus globale qui prenne en compte non seulement les préoccupations de genre, mais aussi les enjeux socio-économiques et culturels qui animent une large partie de la population. Une telle stratégie multifacette, en prenant en compte les aspirations et les craintes de tous les segments de l’électorat, pourrait être la seule voie pour surmonter le fossé persistant entre les genres, un fossé qui façonne encore le paysage politique américain.
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