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Les gestes d’un dernier voyage

26 juin 2024, 09:05

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cortège funéraire de Siddick Chady.jpg Le cortège funéraire de Siddick Chady serpentait à travers les rues de Belle-Rose, lundi soir, marquant la fin d’un homme dont la vie et la mort ont captivé le microcosme politique mauricien. © Aurélio Prudence

La vie et la mort de Siddick Chady ont pris le microcosme politique de court. Parce qu’elles sont avant tout un puissant rappel que la vie et la mort sont les deux faces d’une seule pièce de théâtre. Mais aussi parce que les politiciens sont avant tout des êtres vulnérables dans un jeu sans pitié qui peut les aspirer au fond d’un tunnel sans aucune perspective de lumière. Aujourd’hui, plusieurs politiciens, et non des moindres, ont le sentiment d’avoir lâché un des leurs parce qu’ils ne voulaient pas s’afficher avec lui à un moment donné de sa vie.

Isolé dans son combat pour sortir de l’affaire Boskalis, qui a duré de 2008 à 2022, Siddick Chady est passé de vie à trépas 40 jours après sa sortie de prison. Bien évidemment, «après la mort la tisane», il a eu droit, comme Bhinod Bacha et Dev Manraj, à des éloges formidables de tous ses «amis» de la classe politique, qui n’ont pas manqué de rappeler, face aux caméras, à quel point il était un ardent serviteur du public, qui a servi le pays et le Parti travailliste, sans se servir. Et ce, malgré les trahisons, l’hypocrisie, le manque de loyauté et le backstabbing auxquels font face les politiciens, pour reprendre les termes de Shakeel Mohamed (à qui Siddick Chady a ouvert les portes du PTr et du n°3), aux funérailles de celui qu’il considère comme son «aîné» – qui a ouvert une brèche dans la citadelle mauve tant à Rose-Hill que dans les circonscriptions portlouisiennes. Depuis, le MMM ne cesse de glisser, hormis peut-être le Mauve Aadil Ameer Meea, qui n’est autre que le gendre de Siddick Chady.

Pour saisir la complexité des personnages publics comme Chady, il faudrait relire Milan Kundera. «Mais l’homme ne se définit-il pas, et un personnage de roman plus encore, comme un être unique et inimitable ?» La réflexion de Kundera est la suivante : «Si notre planète a vu passer près de quatre-vingts milliards d’humains, il est improbable que chacun d’eux ait eu son propre répertoire de gestes. Arithmétiquement, c’est impensable. Nul doute qu’il n’y ait eu au monde incomparablement moins de gestes que d’individus. Cela nous mène à une conclusion choquante : un geste est plus individuel qu’un individu. Pour le dire en forme de proverbe : beaucoup de gens, peu de gestes.»

Siddick Chady a connu bien plus de déboires que les autres politiciens qui savent éviter le piège de la justice. Ce qui le rend immortel aujourd’hui, ce n’est pas le fait qu’il a accepté de purger sa peine en prison, mais qu’il a refusé, même s’il était malade, de quitter sa cellule pour aller à l’hôpital ou en clinique comme beaucoup de politiciens ou notables avant lui et ou après lui l’ont fait ou le feront. Ses paroles, quelques jours après sa libération, recueillies par notre confrère Nawaz Noorbux, sont lourdes de sens et d’innuendos que beaucoup n’ont pas vraiment saisies. «Alors que j’étais dans ce van sombre en route vers la prison, j’étais seul. En raison de la hauteur du véhicule, je ne voyais pas la route, mais que les feuilles des arbres qui me saluaient. C’était comme si j’étais déjà mort, en route vers une destination qui m’était inconnue… dès lors je me suis mis entre les mains de mon créateur.»

Et le nouveau monde qu’il a connu, c’est l’univers carcéral avec ses acteurs, ses règles et gestes pour rester en vie, sans se faire lyncher par des malades mentaux. Il en a parlé avec un rare détachement, tout en plaidant pour les prisonniers avec qui il a appris à vivre. Les gestes quotidiens du Dr Chady avaient changé, forcément. Il avait compris qu’on ne peut considérer un geste ni comme la propriété d’un individu, ni comme sa création (nul n’étant en mesure de créer un geste propre, entièrement original et n’appartenant qu’à soi), ni même comme son instrument ; le contraire est vrai : ce sont les gestes qui se servent de nous ; nous sommes leurs instruments, leurs marionnettes, leurs incarnations…